sábado, 7 de maio de 2011

LA TERRE N'EST PAS UNIVERSELLE, ELLE EST DU CÔTÉ DE BABEL

1. L'affirmation peut paraître bizarre, elle l'est sans doute pour les astronomes. 'Universel' veut dire ce qui vaut dans n'importe quel contexte, de façon (presque) autonome par rapport à lui. Or la terre, en tant que planète, n'est qu'un astre parmi beaucoup d'autres, la principale différence tenant à ce que c'est toujours à partir de la terre que les autres sont vus, mesurés, calculés, connus; or ceci fait de la terre une exception, une singularité, l'inverse d'une universalité. Ce n'est point de la planète qu'il est ici question. Même pas de celle dont s'occupent les géologues, les météorologistes, les biologistes, les écologistes, qui en font un 'objet' d'étude. La Terre ici serait plutôt du côté du 'sujet', s'il y en avait. Mais la terre de ces disciplines frappe par son immense variété ou diversité, océans et mers, îles et continents, climats très froids, très chauds ou entre les deux, secs ou humides, très luxuriants en flore et en faune ou déserts, et ainsi de suite. Par exemple, la diversité des sociétés humaines, qui relève aussi de celle de leurs territoires, où elles sont, en quelque sorte, une 'faune qui a gagné sur les autres'. Les différences entre les sociétés des humains sont aussi celles entre leurs géologies, leurs météorologies, leurs biologies, disons entre leurs différents contextes d'habitation. L'universalité se posant par rapport aux contextes, elle ne se pose pas pour la Terre, car celle-ci est la diversité même de contextes. La Terre n'est pas universelle, au contraire. Si le mot existait, on dirait qu'elle est 'diverselle', qu'elle joue au divertissement de sa diversité.
2. La Terre (la nature, la physis grecque, l'Être heideggérien, voir 8. 32) qui nous intéresse ici n'est cependant pas qu'un contexte d'habitation, elle est plus qu'un territoire, elle est excès, bénédiction, fécondité de ce qui naît et, dans le temps, croît, meurt. Essayons d'éviter à propos d'elle le concept philosophique moderne de cause, et surtout son déterminisme, essayons de le remplacer par celui de dons multiples dans un jeu (donc des règles et de l'aléatoire): voyons des exemples. Si je fais un bouillon de légumes, sans y mettre du sel ou en y mettant trop, je peux savoir que le sel est la cause des saveurs qui vont du fade au salé. Mais par contre je ne peux dire des divers légumes, eau, sel, huile, casserole, art du cuisinier, chaleur, que chacun est 'cause' de la saveur d'ensemble du bouillon, laquelle justement est donnée par tous ces composants, venus d'endroits bien différents, leur mise ensemble relevant d'un événement aléatoire. Ou encore, si l'on apprend le Notre Père à un gosse, ou un poème, et que le gosse les répète par cœur, on peut parler de cause et effet dans cet apprentissage. Mais l'apprentissage de la parole du même gosse, venu de gens différents, de façon très aléatoire et ayant comme résultat qu'il n'imite pas les autres mais parle de lui-même, ce qu'il veut dire avec des mots de tout le monde, qui ne sont donc pas à lui, là il faut parler de dons multiples, événementiels, réglés et aléatoires. De même le laboratoire scientifique permet de trouver des causes scientifiques, mais dans la réalité hors laboratoire, le jeu aléatoire des 'causes' diverses et hétérogènes oblige de parler de dons (car on dit des données). La Terre donc donne la société qui y habite, elle donne aussi son habitation.
3. Prenons d'abord une espèce quelconque de mammifères: en tant que donnés par la physis, ils se reproduisent. C’est-à-dire qu'un couple d'un mâle et d'une femelle doit engendrer des doubles, mâles et femelles, qui soient d'une part les mêmes (de la même espèce) et qui ne soient pas d'autre part identiques (d'autres individus). C’est-à-dire aussi que ces nouveaux-nés doivent être nourris, protégés, et puis doivent apprendre à se nourrir et à se protéger, à habiter un territoire écologique. Pour ces deux types de reproduc¬tion (de l'espèce et de ses individus), selon les enseignements de la biologie, la physis-terre joue de la même façon: la mêmeté de l'espèce et de l'ensemble organisé des comportements des individus est assurée par le programme génétique. Celui-ci ne peut cependant pas déterminer strictement car chaque individu a à agir selon l'aléatoire des proies à chasser, des fuites pour ne pas être la proie des autres, etc. La mêmeté doit donc composer essentiellement avec la possibilité d'altération due à l'autre, à l'environnement en général, mais sans y perdre sa mêmeté: le programme génétique doit régler le jeu du métabolisme (qui correspond à l'aléatoire de ce qu'on a mangé, des teneurs atmosphériques, etc.) et se garder de la transformation chimique de ses molécules, se retirer, rester en retrait (dirait Heidegger qu'on pousse ici, de l'être vers l'étant), ce qui se fait par cet admirable mécanisme de la duplication d'une partie de l'ADN en ARN messager, celui-ci opérant la synthèse chimique requise et se dégradant, celui-là gardé le même pour la prochaine fois. Si l'on faisait le trajet rapide par l'anatomie de notre mammifère, il serait facile à voir comment tout y est orienté pour assurer le métabolisme de chaque cellule: la circulation du sang va chez chacune, les appareils digestif et respiratoire s'occupent de recharger le sang, les muscles, pattes, cerveau et ses organes de perception, aiguisés par le jeu hormonal, doivent réagir sur le territoire pour trouver de quoi manger, boire, respirer, ou fuir.
4. Le jeu de l'altération, soit dans la sexualité, soit dans la nourriture, est donc structurel à la reproduction du même: ce que l'on mange, c'est l'autre vivant (animal ou végétal) qui devient soi; ceci étant vrai dès la première cellule, c'est dire que chaque animal vivant est 'fait', substantiellement si l'on veut, d'autres vivants d'autres espèces. La physis-Terre est donc nécessairement mélange d'espèces dans le même territoire, chacune cependant ne se reproduisant qu'entre ses individus. Ce que s'appelle ici Terre, c'est ces mouve¬ments incessants de donner le mouvement comme vie-et-mort , le mot 'don' disant que la Terre donne - de façon multiple, à partir de ce qui vient de plusieurs endroits - chaque espèce sans causalité stricte, nécessaire (en escomptant essentiellement qu'il y a de l'aléatoire) . Quoi qu'il en soit de ses lacunes, la théorie de l'évolution suppose que chaque espèce vient d'autre espèce (soit, 'à l'origine', de la non-vie). Il y aura donc des ‘sauts’, l'immense différence des espèces témoignant du caractère non-déterministe de ces ‘sauts’ (mutations, selon les biologistes), de leur immotivation. Mais qu'il n'y ait pas de cause déterminante, n'implique pas qu'il n'y ait pas un 'quelque chose' - qui n'est pas une 'chose', pas 'une' non plus - donnant le mouvement, motivant (le mot vient du latin motus, mouvement), ce que j'appelle Terre , y incluant autant la vie que l'inorganique. Le don (au pluriel), c'est cette motivation non-causale d'un immotivé, du même altéré, de l'aléatoire au cœur de la répétition.
5. Voici maintenant le pari impossible: comment parler de cela pour les sociétés humaines, comment dire leur rapport à la Terre qui les donne? Une société, on y reviendra (3. 20), ce sont les usages qu'une population dans une territoire, dans une ‘terre’ (en portugais, au sens de ‘pays’), se transmet de génération en génération: d'ancêtres en descendants, elle se reproduit dans ses usages (et leurs altérations respectives). J'essayerai donc de maintenir le motif de la reproduction, dont le nom grec est mimêsis. Dans ce qui concerne la reproduction sexuelle, ce qui est très frappant quand on tient compte de la grande leçon de Lévi-Strauss - l'interdit de l'inceste, c'est l'exogamie -, c'est que les humains ne font société qu'en renforçant très nettement le jeu biologique de l'altération du même: la mère doit venir d'une autre filière génétique. Elle importe avec elle des usages qui sont plus ou moins 'autres', ces alliances ayant justement comme but de maintenir la mêmeté des ancêtres élargie à un nombre plus ou moins grande de maisons, et donc aussi de laisser jouer à cette mêmeté une certaine marge d'altération, de ne pas laisser se fermer trop le même de la mimêsis. Ce qui dans les sociétés dites traditionnelles va de pair avec une vraie obsession avec la répétition des usages hérités comme condition stricte de leur bénédiction, c'est-à-dire, de l'abondance et santé de leurs enfants, moissons et bétail, de leur richesse, de leur reproduction. Cette répétition implique aussi du retrait: celui du sexe entre des consanguins (interdit de l'inceste) pour son 'altération' dans le mariage, on l'a vu, retrait aussi (autrement) des ancêtres comme monde sacré qui assure la bénédiction. La garde de cette mêmeté impliquera aussi une frontière endogamique des mariages, par rapport à d'autres sociétés, les Prophètes hébreux ont joué cette carte endogamique (comme Esdras l'a compris), et un aussi semblable souci athénien dès Solon et Périclès. D'autres sociétés, comme les Romains, en auront moins, ce souci d'un rattachement si strict à la fois à leur terre et à leurs ancêtres. Ne peut-on voir une tendance à une semblable répartition aujourd'hui, par exemple entre l'Allemagne et le Japon d'un part, les États-Unis de l'autre?
6. C'est quoi, des usages? Des façons économiques d'habiter sa ‘terre’, en tenant compte autant des ressources qu'elle offre à cultiver que des obstacles posés. Chasse, pêche, agriculture, cuisine, médecine, façons de bâtir, etc., tous les usages que l'on répète sont des façons de prendre de la Terre et contre la Terre à la fois. De lier tout ce qui fait l'habitation écologique, en résistant à la dissémination, à la 'loi de la jungle' qui menace cette même habitation. Chaque description ethnographique d'une société donnée montre assez comment ses usages sont essentiellement liés à la ‘terre’ habitée, au sens qu'on en donne ici. Chaque maison envie sa voisine, on le sait: elle se reproduit donc et semblable aux autres maisons (enviées) et marquée par des différences qui puissent la rendre enviable à son tour. Il faut donc la protéger dans le geste même qui la livre aux envies des autres. Et la même chose se passe au dedans de la maison pour ses enfants qui grandissent: le jeu de leurs envies (par rapport à leurs parents, aux autres frères et sœurs, aux voisins, etc.) est justement ce qui d'une part assure la mêmeté (l'envie, c’est de l'imitation) et d'autre part pousse à l'altération (puisque il faut que l'on soit aussi envié). Et comme ce que l'on imite, ce que l'on apprend, ce sont des usages, des façons de faire, de répéter, chacun de nous est les usages de notre tribu et leur altération singulière qui est notre talent en tant qu'usager: ce qui fait notre ressemblance et notre différence par rapport à ceux de chez nous. De notre famille, village, région, nation .
7. Parmi ces usages, le langage a un rôle de mimêsis par rapport aux autres, car il peut les dire, les faire faire par ce dire, sans pourtant les suppléer, les remplacer. Il faut aller même jusqu'à dire que le langage n'est que la mimêsis des 'autres' usages d'une société, la condition même de leur mimêsis. Par exemple, si je fais un potage de carottes, je reproduis les potages de carottes de la tradition culinaire portugaise, mon potage est la mimêsis, la répétition altérée de milliers d'autres potages de carottes. La recette, écrite ou orale, de ce potage, d’une part guide la séquence des gestes qui le font, d’autre part le reproduit (la recette comme mimêsis d'un autre usage), permet sa transmission de génération en génération. Illustrons ici le motif de la non séparation. On ne peut pas séparer la pensée de la recette (ses concepts, sa syntaxe) des mots qui la disent, comme l'on peut vérifier facilement en la 'pensant' en deux langues différentes: d'une part, la pensée ne se confond pas avec le discours, elle reste approximativement la même dans deux discours totalement différents pour les mots utilisés; d'autre part, elle ne peut pas être 'pensée' hors d'une langue. D'un autre côté encore, le discours-pensée de la recette ne se sépare pas des gestes réels du cuisinier qui est en train de la mettre en pratique, chaque séquence du récit ne pouvant pas ne pas accompagner le geste respectif, même s'il n'y pense pas explicitement: il ne peut faire aucun geste s'il ne ‘connaît’ pas la recette. Cependant il va de soi qu'ils ne coïncident pas, les mots et les choses, la recette ne tue pas la faim; mais puisqu'on peut enseigner la recette seulement par ses mots, sans besoin d'exemplification, il faut bien que les gestes et les matériaux aillent avec les mots les disant.
8. Le langage n'est donc que la mimêsis des 'autres' usages, mais il l'est d'une façon qui oblige à élargir le sens habituel d'usage, au-delà de l'utilitarisme. Car le langage est aussi le pays des fantaisies, des peurs et des monstres, de la possibilité de raconter les rêves, le pays de la poésie, du 'réel' et de la 'fiction', de la vérité et du mensonge, et ainsi de suite, en bref de la possibilité d'altérer les usages. Mais il est aussi un usage, il se reproduit, essayons de préciser brièvement comment cette reproduction se joue du même et de l'altération. Il y faut du retrait aussi: des cris ou d'autres sons élémentaires produits par les gorges humaines, et qui ne vont pas, de façon utile pour les savoir distinguer, au-delà de quelques dizaines (voyelles, consonnes, diphtongues, comme on dit). Ces sons sont retirés du procès de signification ou de désignation pour devenir des phonèmes qui, à l'instar des lettres de l'alphabet, n'ont point de sens, ne sont image de rien, n'ont pas de motivation mimétique, et peuvent donc en conséquence contribuer à constituer des milliers de mots qui pourront avoir du sens, de la signification, qui pourront désigner des gens, des objets, des gestes, etc. Les mots ne pourront cependant pas désigner des usages, pas tous seuls en tout cas. Car pour raconter, pour faire des récits plus ou moins longs (des mythes, des recettes de cuisine), il faut des différents types de règles de liaison entre les mots (syntaxiques, morphologiques, sémantiques, des intonations, dispositifs narratifs divers, etc.) qui permettent que les mots, répétés strictement d'eux-mêmes, gagnent des sens qui changent de façon économique selon les contextes utilisés: c'est l'altération du même que l'on appelle polysémie. La voix d'un chacun, c'est aussi une altération du même langagier. En effet, selon Saus¬sure, les sons ne font pas partie de la langue, puisque chaque voix prononce des sons empiriquement différents de ceux prononcés par d'autres voix. Ce qui reste le même, ce qui se répète en chaque manière singulière de prononcer, ce sont les différences sonores, chaque voix en étant une altération. C’est-à-dire qu'ici aussi, dans la question de la voix comme façon d'être engagé dans le jeu de la langue de sa tribu, comme dans celle de la polysémie, strictement réglée par le système de la langue, on trouve la mimêsis ou reproduction comme enjeu de parlants différents, capables de s'entendre dans la même langue, mais n'étant pas obligés de dire toujours le même discours, car ils changent selon les aléatoires des situations qui appellent à parler ou à écouter. Il faut même pousser plus loin et dire que ce jeu du langage permet autant de dire que de cacher des choses, la sincérité comme le mensonge, permet des parcours de traverse comme le droit chemin de M. Tout le Monde.
9. Les langues sont arbitraires; ou, pour éviter le sens de caprice que ce mot a aussi, elles sont immotivées. Et c'est justement le 'saut' (§ 4) de leur mimêsis qui les rend telles. Immotivées par rapport à quoi? À tout qui peut motiver ou inciter ou servir à parler. À ce qu'on veut dire (personne, objet, geste, désir, affect, usage, récit...), à la gorge-poumons qui disent et à leurs sons, au cerveau qui garde la mémoire de la langue, aux ancêtres qui ont parlé avant, aux usages sociaux, à la Terre aussi. À tout ceci la langue est liée intrinsèquement, car elle n'est que la possibilité de doubler les usages humains par des discours qui en parlent, qui font venir avec eux ce dont ils parlent, mais qui ne se confondent jamais avec ce dont ils parlent. Sans doute, les langues sont susceptibles de migration, puisqu'elles sont des usages sociaux et des populations peuvent migrer, le font parfois, l'ont fait souvent, comme nos ancêtres indo-européens. Peuvent aussi être apprises par d'autres, dans des phénomènes de bilinguisme aujourd'hui très fréquents. Et même subsister, fort altérées, dans les sociétés où elles se sont greffées et 'mourir' dans celles d'origine, comme il est arrivé au latin. Sans doute: c'est parce qu'elles sont immotivées (on emprunt aussi des usages). C'est le jeu même/altération et son immotivation par rapport à ce qui le donne qui le permet. Et pourtant, elles sont don de la Terre et n'ont de sens que dans son rapport intrinsèque à l'habitation humaine. Ce qu'il est difficile, me semble-t-il, de comprendre dans cette question de l'immotivation dans le rapport entre société (usages, culture, technique) et terre ou nature, c'est que, au lieu de penser ce rapport comme séparation entre les deux et autonomie réciproque, comme la philosophie occidentale l'a fait, il faut comprendre ce rapport immotivé (sans déterminisme, donc) comme indissoluble, indissociable. Une société appartient de part en part à la Terre-physis qui l'a donnée. Une société humaine n'est que l'une des façons que la Terre, là bas, a trouvé de continuer son évolution, sa reproduction. La métaphore du 'saut', que j'ai empruntée à Heidegger, dit l'écart, l'altération, mais risque de cacher qu'il s'agit de l'altération du même (qui saute), qui ne peut subsister qu'en se reproduisant en tant que même, comme j'ai essayé de le suggérer pour les mammifères, les usages d'habitation et le langage. Le 'saut' pense la rupture, pas le don, ce qu'il y a de continuité dans celui-ci, qui fait que le donateur continue dans le donné, mais en retrait. Une société, c'est la Terre, dans sa diversité fort étonnante. Cela est pensé expressément par le motif derridien du supplément. Que la société humaine supplée une nature-société primate (disons pour faire bref), implique l'immotivation, car la nature-société primate se reproduisait sans aucun besoin du supplément. Mais une fois suppléée, elle ne peut plus se reproduire sans le supplément, celui-ci réorganise de fond en comble tout ce qui a été suppléé: par exemple, la cuisine humaine (carnivore et utilisant le feu) a suppléé la nourriture herbivore des primates. C'est pourquoi il faudrait dire maintenant la nature-société humaine, comme il avait été dit pour les primates, mais c'est ce que la tradition philosophique occidentale semble rendre difficile à nos oreilles. Nous comprenons mieux le 'saut', sans doute. Que ce saut soit le don du même-Terre, cela implique que celle-ci donne ce qui la dépasse, ce qui se double et redouble (les retraits) dans des complexités qui amènent la Terre au-delà de ce qu'elle pouvait jusqu' alors: ce qui pousse est aussi tiré en avant par le poussé .
10. Donc, une société, c'est de la Terre, dans sa diversité fort étonnante, une nature-société. Sans cette diversité il serait inexplicable le grand scandale du langage humain: n'ayant de sens que comme lien de reproduction et communication des humains d'une communauté donnée, il est l'obstacle quasi absolu à la communication entre des humains de communautés éloignées les unes des autres. De même que la Terre donne à chaque espèce la reproduction seulement entre des individus mâle et femelle de cette espèce, de même, semble-t-il, donne-t-elle les langues en chaque société. Or, la Bible a exprimé ce scandale, dans le mythe de Babel, comme un châtiment: il est probable que ceux qui rêvent d'unifier la planète par le commerce et par toute sorte d'échanges pensent de même. Car dans le vieux récit biblique, c'était déjà la technique qui unissait les humains pour bâtir une tour très grande, jusqu'au ciel, et c'était Dieu qui était visé comme leur 'adversaire'. Il y a eu dans l'histoire occidentale deux réponses à Babel: l'une a été celle de la Pentecôte, le message divin - du monothéisme à venir - devant faire l'unité des humains par-dessus leurs langues; l'autre est celle d'aujourd'hui, où c'est la technique qui se prête à faire l'unité des humains en dessous de leurs langues.
11. Mais pourquoi, de quel point de vue, Babel est-elle châtiment, scandale, obstacle? Du point de vue mono-théiste, celui aussi de la raison uni-versaliste: le grec 'mono' et le latin 'uni' disent ici l'unité de ce qui est élevé, Dieu, Esprit, Raison, là d'où justement on peut avoir un point de vue sur la Terre. Tandis que chez celle-ci, il y a des milliards de points de vue pour regarder la diversité de son jeu, son divertissement, la jubilation ou la tragédie de sa prolifération féconde à elle, la splendeur de Terre-Babel. À chaque fois, en chaque société-terre, l'espoir constant de bénédictions, l'attention vigilante sur les malédictions.