segunda-feira, 2 de abril de 2012

La Chine et l'Occident: idéogramme, alphabet et définition

SOMMAIRE

L’empire chinois, un inédit dans l’histoire des humains
Comparer deux écritures, idéographique et alphabétique
À quoi bon les langues ?
La conventionnalité des écritures
Le monosyllabisme des langues et écriture chinoises
Les inventions des écritures
Entre la mathématique et la langue
La différence de pensées : définition et wen
La subtilité de la pensée par allusion
Conservation et régulation
P. S. Un pont européen vers le chinois
Bibliographie






Fernando Belo, professeur de Philosophie du Langage à la Faculté de Lettres de Lisbonne entre 1975 et 2003. En français, auteur de Lecture matérialiste de l'évangile de Marc, récit, pratique, idéologie, Cerf, Paris, 1974  [3e édition 1976; tr. espagnole 1975, allemande 1980, américaine 1981] Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, vol.1. Scène, retraits et régulation de l’aléatoire, vol.. 2. La Phénoménologie reformulée, en vérité, 2007, La Philosophie avec Sciences au XXe siècle, 2009, les deux chez L’Harmattan


        


Le Grand Commentaire
« nous éclaire de façon globale sur la logique du devenir
et son fondement ;
par là même, il a fourni ses conceptions de base
à la représentation chinoise de la réalité.
Pages capitales, donc, où l’effort de synthèse,
l’esprit de système sont conduits à leur aboutissement,
où la pensée qui régit le livre est parvenue
à son plein épanouissement, et dont les formulations,
constamment reprises, seront jugées définitives :
par la suite, et pendant plus de deux millénaires,
la pensée lettrée pourra proposer
d’innombrables variations à partir de ces thèmes
mais elle ne dira rien de radicalement nouveau »
(F. Jullien, 1993, 187)

1. En écrivant, il y a plus de vingt ans, ma thèse de doctorat sur la sémantique saussurienne, j’ai été fort intrigué : que pourrait être une écriture pas dessins capable d’être lue par des langues étrangères entre elles ? D’autre part, Derrida a écrit quelque part que l’alphabet a été une condition de la philosophie, et je n’étais pas capable de savoir pourquoi. Voici que je voudrais prendre ces deux questions dans un seul argument.

L’empire chinois, un inédit dans l’histoire des humains
2. Commençons par la situation historique. Des quatre grandes histoires scientifiques – la cosmologique, l’évolution biologique, l’histoire des sociétés humaines et celle des écritures occidentales –, la deuxième a abouti à une même espèce biologique en des conditions écologiques variables – géographie et climat –, ce qui a donné différentes manières de résoudre leurs problèmes de d’habitation : se nourrir, se défendre, organiser leur reproduction. Pendant les trois derniers millénaires, plusieurs de ces sociétés ont eu une économie essentiellement agricole avec des villages ou villes à production artisanale, une classe guerrière dominante et son roi, une caste d’érudits à fonctions religieuses et / ou d’administration (juridique). Deux empires ont été créés vers la fin du premier millénaire avant notre ère avec des destins fort différents. Trente ans avant le début de celle-ci, celui de Rome a dominé toute la zone méditerranée, dès le futur Portugal aux portes de l’Iran ; deux siècles auparavant, celui de la Chine avait unifié les divers royaumes qui se battaient entre eux au Milieu de l’Asie. Mais tandis que le premier s’est effondré dans sa moitié occidentale latine au Ve siècle et dix siècles plus tard la moitié hellénistique sous un nouveau empire, turc et islamiste, l’empire chinois, malgré des courts périodes de division politique entre Nord et Sud et des invasions étrangères victorieuses (devenues chinoises en prenant le pouvoir impérial), cet empire donc est arrivé au début du XXe siècle (et pourrait-on prétendre qu’il subsiste toujours dans le type bureaucratique de son administration actuelle). Une telle durée de plus de deux millénaires n’a pas de parallèle dans l’histoire de l’habitation humaine.
3. Cela n’a été possible que grâces à une structure administrative centralisée autour de l’empereur et de sa cour, qui a couvert l’ensemble du territoire en articulant les diverses régions. Cette structure était formée par des fonctionnaires recrutés à partir d’une certaine époque à travers des concours et non pas par héritage paternel, ces fonctionnaires devant changer de lieu tous les trois ans. Les examens de ces concours étaient accomplis d’après une tradition textuelle de sagesse ancestrale, à laquelle on avait accès par une longue instruction auprès d’un maître, par ‘vocation’, donc, comme à l’école et dans le clergé chrétien, mais avec des claires différences par rapport aux traditions occidentales : l’écriture se faisait par des caractères dessinés (wen) et non par les lettres d’un alphabet et elle servait également des lecteurs de diverses langues chinoises, vietnamiennes, lao, taï, étrangères entre elles. Sa tradition s’est faite sous forme de commentaires incessants : « pendant plus de deux millénaires, la pensée lettrée pourra présenter d’innombrables variations à partir de ces thèmes [ceux du Grand commentaire] mais elle ne dira rien de radicalement nouveau » (Jullien, 1993, p, 187). Ce sont ces trois caractéristiques de l’écriture chinoise qui seront ici interrogés.

Comparer deux écritures, idéographique et alphabétique
4. Personne ne pourra s’imaginer l’empire romain de l’Occident s’étant poursuivi jusqu’aujourd’hui, mais il est curieux quand même que Constantin et Théodose, à l’époque critique qui a été le IVe siècle, aient cherché dans la jeune Église chrétienne avec sa Bible un supplément religieux capable d’aider l’empire à survivre, que cette Église ait aussi opté par un clergé de vocation qui a garantit une ‘chrétienté’ qui, se donnant des universités avec de la philosophie grecque, a accouché de l’Europe quand la réforme protestante a scindé cette unité civilisationnelle, libéré la philosophie et permis ensuite les laboratoires scientifiques, tandis que le Sud européen a continué de s’entêter, en multipliant les dogmes de la textualité rigide qui, dès Constantin, repoussait les hérésies des interprétations[1]. Or, en Chine, la continuité de la recherche sapientielle, compatible avec diverses écoles de pensée (éveillées surtout pendant les trois siècles entre Confucius, le premier grand écrivain, e le début de l’empire), est l’envers de la guerre doctrinale incessante que représente l’histoire du christianisme de même que celle de la philosophie et puis des sciences.
5. Ceci pour souligner que les histoires politiques et économiques des sociétés humaines ne peuvent pas être lues, comme on le fait souvent[2], sans considérer le jeu des structures d’inscription et de leurs institutions, écoles, églises, mandarinat en Chine. Venons donc à celle-ci : quelles sont les corrélations entre ces trois longues durées historiques inédites, celle d’un empire politique, de sa structure administrative et des textes que celle-ci lit et écrit ? Comment comprendre leur unité, si possible ? Et le lecteur demandera aussi comment puis-je m’occuper de la question sans connaître le chinois, ne pouvant me prévaloir que de ma compétence de professeur de philosophie du langage pendant vingt cinq ans à l’Université de Lisbonne. Ce n’est pas exclu que la non connaissance du chinois ne puisse se révéler un atout : non pas qu’il s’agisse de trouver une ‘solution’ à la question mais de l’élaborer de façon à ce que les connaisseurs puissent la reprendre à nouveaux frais. Il s’agira en somme de prétendre que l’écriture par wen soit la raison de la nécessaire immanence de leur pensée que F. Jullien souligne souvent, de leur incapacité à formuler des concepts à la façon grecque, ceux-ci étant à leur tour tout à fait inédits par rapport à toutes les grandes littératures des diverses civilisations.

À quoi bon les langues ?
6. Il faut poser brièvement la question du rôle social des langues que toutes les sociétés humaines ont inventé – avec des techniques d’habitation – dans le pas de se constituer, avant de chercher à comprendre comment certaines parmi elles ont ressenti le besoin d’instituer des techniques d’écriture. Partout on organise l’apprentissage de la langue et des autres usages par les nouvelles générations, les mots que l’on invente pour dire des fonctions sociales, par exemple les recettes de tel ou tel usage à faire apprendre, tel ou tel rapport social, des phrases où probablement on n’est parvenu à discerner des mots que bien plus tard[3]. Le langage est inventé au fur et à la mesure de celle de l’organisation sociale de la tribu, en vue de l’entente entre ses membres : le souvenir et le ‘que faire ?’, raconter ce qui est arrivé et apprendre à prévenir, les mythes des ancêtres, et ainsi de suite ; en bref, pour faire face au chaos écologique de la jungle, organiser l’habitation sociale et la communication, structurer les comportements individuels. La quête du fonctionnement logique des mythes amérindiens par les Mythologiques de Lévi-Strauss[4], sa comparaison de ceux de l’Amérique du Sud d’abord, plus primitifs, et ensuite ceux du Nord, plus élaborés et parfois explicitant ce qui avait été déduit logiquement auparavant, dans une sorte de confirmation laboratoriale de la scientificité de l’analyse mythologique, cela a illustré admirablement ce qu’il a appelé la logique des qualités sensibles, qui est autant celle des codes de ces mythes que celle des usages tribaux, culinaires notamment dont s’occupent la plupart. « Les my­thes et les rites offrent pour valeur principale de préser­ver jus­qu'à notre époque, sous une forme résiduelle, des modes d'obser­vation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des découvertes d'un certain type: celles qu'autorisait la nature, à partir de l'organisation et de l'exploita­tion spéculative du monde sensible en termes de sensi­ble. »[5]
7. Les langues, assez différente entre elles pour que des étrangers ne s’y reconnaissent pas, sont toutes doublement articulées : quelques dizaines de phonèmes, reproduites (par les voix) comme des sons que gorges et bouches arrivent à prononcer de forme assez distincte, mais qui ne signifient rien (immotivés, comme nos lettres), rendent possible de former des milliers de mots que les cerveaux humains mémorisent aisément et avec lesquels on peut faire des phrases indéfiniment différentes les unes des autres. Deux économies d’ordre physiologique (appareil de phonation et cerveau) rendent possibles deux excès de l’ordre de la communication et de la pensée. Chaque individu est institué membre de sa société (tribu, village, quartier) par sa façon d’apprendre ses usages et respective langue et culture.
8. C’est ainsi que chaque langue, avec son effet de dénomination des choses et des gens de sa société, accorde une stabilité relative à l’anarchie initiale du monde chaotique et plein d’aléatoire où nous sommes nés : de même que ce que nous appelons nature change tout le temps, aussi les gens et leurs usages et événements résultant des amours et rivalités, et ainsi de suite, tout ce dont on cause, on dispute, est mû sans cesse au long des journées et des années, avec beaucoup d’erreurs, d’illusions, de fictions et de mensonges, comme disait Heraclite, panta rei, tout est flux, fluide. Or,  puisque les langues orales appartiennent aussi à ce flux dans leurs récits et conversations, en Chine comme en Grèce, des scribes penseurs ont été poussés à trouver une façon de se défendre des illusions liées aux disputes concernant la diversité des intérêts, à trouver une forme de stabilité rendant possible de penser en dehors ou dessus du flux.

La conventionnalité des écritures
9. Les langues ne sont pas conventionnelles, comme on l’a prétendu depuis Aristote, mais immotivées, Saussure l’a compris (tout en parlant d’abord d’‘arbitraire’), c’est-à-dire qu’elles n’ont pas été ‘décidées’ dans des conventions d’humains (qui auraient demandé des gens parlant déjà). Sans motif hors d’elle-même – ni dans la nature ni dans les autres us et coutumes ni dans le génie de quelque ancêtre –, c’est le langage qui nous motive, nous rend des êtres parlants et pensants, avec les usages que nous apprenons aussi. En termes philosophiques, c’est le langage avec les autres usages tribaux qui institue les bébés in-fans en tant que sujets en leur conscience parlante et pensante, à l’envers de ce que Husserl a pensé, ce ‘sujet’ allant en changeant avec chaque nouveau usage appris, ce qui congédie non seulement ce concept européen de ‘sujet’ comme celui d’‘âme’ qui l’a précédé. Pour ce qui est toutefois des écritures, le doute n’est pas permis : les écritures sont des conventions établies par des gens qui parlent déjà[6], un cas typique étant celui de la mathématique, les chiffres arabes à ascendance indienne et les conventions cartésiennes de l’algèbre, par exemple. Or, ce furent les conventions qui ont distingué l’écriture de la Chine de celle des indo-européens. Tandis que les Chinois ont inscrit un petit dessin, un wen, pour chaque mot de leurs langues monosyllabiques, dessins qui à partir d’un seul trait (pour le chiffre 1) en ajoutent et complexifient au point d’obtenir plus de dix mille wen différents[7], l’alphabète, lui, que les Grecs ont reçu des Phéniciens en leur rajoutant des voyelles, inscrit un petit dessin pour chaque phonème, une lettre, de façon à ce que quelques dizaines de lettres fort simples, doublées avec les majuscules, soient suffisantes pour inscrire des milliers de mots des langues.
10. Voici que ce petit essai a la prétention de trouver dans cette différence structurelle une bonne raison pour rendre compte des différences entre des pensées si étrangères l’une à l’autre, celles de la Chine et celle de la Grèce ancienne et de l’Europe moderne, prétention certes, à soumettre à la discussion critique de ceux qui savent lire ces caractères mais en présumant que ce manque de connaissance n’invalide pas l’argumentation qui sera proposée, qui s’inspire de la grammatologie de Derrida.

Le monosyllabisme des langues et écriture chinoises
11. Il y a, semble-t-il, une condition de possibilité de l’écriture chinoise dans l’étrange propriété des langues chinoises[8] et de quelques unes de leurs voisines (vietnamienne, tai, kmer) d’être strictement monosyllabiques ou, pour le  dire paradoxalement, de n’avoir pas de ‘syllabes’ au sens occidental, où une syllabe est définie par ceci qu’elle n’est pas un mot (‘signifiant’, selon Aristote)[9], ne renvoie à rien de la situation. En effet, la consultation d’un dictionnaire chinois / portugais montre qu’à chaque mot portugais courant correspond ce qui semble être ‘un’ mot chinois composé de plusieurs caractères ou syllabes, mais en fait il s’agit d’une séquence de mots, car chacun de ces caractères a son entrée dans le dictionnaire chinois, sauf de rares exceptions. D’autre part, dans le texte chinois Zhong Yong, traduit et édité par Jullien[10], il semble qu’il  n’y a pas des différences dans les distances entre caractères d’une phrase, pas de blancs marquant l’espace entre des ‘mots’ autres que ceux des caractères. C’est comme si tous les mots anglais étaient comme ‘foot’, ‘chair’, ‘ball’, ‘arm’, ‘football’, ‘armchair’ (je n’ai pas su trouver d’exemple français ni portugais). Ceci semble poser un défi en termes de grammaire et de traduction ; la grammaire occidentale, à racine aristotélicienne et qui est utilisée dans l’analyse des langues non indo-européennes (africaines, amérindiennes, asiatiques), il sera toujours difficile de savoir si l’on analyse la phrase chinoise ou sa traduction européenne[11].
12. Car il y a une conséquence de ce monosyllabisme assez étrange : il y en a une absence presque totale de morphologie. Verbale d’abord : pas de temps, personne, mode, aspect, mais un seul mot, qui n’est même pas notre ‘infinitif’, car celui-ci n’est qu’une possibilité dans un système complexe qui ici manque. Mais pas de morphologie nominale non plus, ni singulier et pluriel, ni masculin et féminin, souvent le même mot pouvant être un nom ou un verbe selon sa position dans la phrase. Pour tâcher de classifier ces langues, voici un exemple. Le mot portugais ‘porteiro’ (concierge, portier), est composé d’une racine sémantique renvoyant à ‘porte’ et un suffixe ‘-eiro’, qui qualifie des métiers en général mais sans être un ‘mot’ portugais, il n’a pas de sens tout seul, ne peut pas être utilisé sans une racine sémantique. Dans le dictionnaire, ce mot correspond à trois caractères chinois qui, dans leur entrée, disent respectivement ‘garder l’entrée’, ‘porte’ et ‘humain’. Est-ce un mot ou trois, demandera-t-on ? Est-ce que la syntaxe de la phrase permet de décider en faveur d’un seul mot qui désigne une personne concrète avec ajout de sa ‘fonction’ ? Si c’est le cas, il semble que cette ‘désignation’ (de quelqu’un) crée un doute de type ‘nomenclaturiste’, comme aurait dit Saussure, qui, pour établir que ‘dans la langue il n’y a que des différences’, a dû réduire justement cette dimension de nomenclature inhérente aux langues, leur effet de dénomination. Puisqu’il ne semble pas qu’il y ait d’autres hypothèses, dans mon ignorance du chinois, je serais tenté de dire que l’absence de morphologie ferait de ces langues monosyllabiques une sorte de nomenclatures de phrases assez pauvres en syntaxe : or, ce nomenclaturisme (anti-saussurien) semble être la condition de possibilité ‘sine qua non’ des caractères chinois (qu’ils pourront très bien avoir contribué à le renforcer historiquement), il correspondrait au style « formulaire » de l’écriture chinoise que Jullien réfère parfois.

Les inventions des écritures
13. Venons enfin au besoin ressenti par des penseurs scribes d’inventer des formes écrites susceptibles de penser en résistant à la fluidité des vivants et des intérêts humains qui entraîne les mots et les paroles dans les disputes inévitables : si les langues, parlées avec les mêmes règles par tous, rendent possible l’organisation des choses sociales, elles n’ont pas d’elles mêmes distance, transcendance on dira en philosophie, pour arbitrer ces conflits en constituant une instance de consensus. La divergence des solutions trouvées se signale en ceci que la Grèce, à l’envers de la Chine qui est partie tout de suite vers les dessins de caractères, a eu besoin de deux phases, puisque l’invention de l’alphabet n’a pas réussi tout de suite l’effet escompté et il a fallu un deuxième temps, celui de l’invention de la définition. Car, à l’envers de l’écriture chinoise, l’écriture alphabétique joue en double articulation tout comme les paroles : les lettres, sans sens d’elles-mêmes, dessins des phonèmes, en rejoignent l’immotivation comme condition de la formation économique des mots et des phrases, e c’est ce qui empêche l’écriture alphabétique de ‘transcendre’ la fluidité des choses vives. En effet, un texte alphabétique a le très grand avantage de pouvoir être lu à haute voix, on lisait les mythes, les récits homériques et d’autres textes poétiques pour des assemblées analphabètes. Par contre, l’écriture chinoise « ne saurait se parler et, lue à haute voix, reste inintelligible à l’auditeur si celui-ci n’a pas en même temps sous les yeux le texte écrit en caractères idéographiques, ou si le texte ne lui est d’avance connu, comme c’est le cas par exemple au théâtre »[12]. De même, une démonstration mathématique dite oralement ne sera bien comprise par des mathématiciens s’ils ne peuvent pas suivre des yeux les équations en question. En termes saussuriens, l’écriture chinoise, tout en ignorant les lettres dans la composition des mots, ne connaît qu’une seule articulation, celle qu’il y a entre mots et phrases, les deux dites également wen (et pareillement les textes courts). Le sinologue Vandermeersch compare le wen avec l’alphabet : « alors que le mot alphabétiquement écrit est perçu comme un relais de la pensée réfléchie entre la parole et le réel, le wen donne le sentiment de rendre directement é-vident le sens des choses » (p. 127), et plus loin, en se référant à la parole créatrice du monde dans la première page de la Bible hébraïque: “la lettre, qui transcrit le verbe, porte à l’idée de création ; en revanche, le wen est coupé du verbe » (p. 138), c’est-à-dire qu’il ne suppose pas une parole orale qui soit ‘dictée’ en écriture. « Grammature », écrit Vandermeersch (p. 125), plutôt que ‘littérature’ : « de façon remarquablement rationnelle », on a construit « un système de dérivation des idéogrammes les uns des autres, en recomposant chacun d’eux de deux sous-graphies prises dans un stock réduit à un petit nombres d’éléments » (p. 126), c’est-à-dire que les nouveaux wen sont inventés en ajoutant un trait á un autre wen existant déjà, sans corrélation avec les mots monosyllabiques des langues orales. En effet, « par là s’est produite, ipso facto, une complète restructuration du lexique et de la syntaxe des graphies par rapport aux corrélations des mots entre eux dans la langue naturelle » (ibidem), cette « langue graphique [étant] parfaitement distincte de la simple langue écrite transcrivant la langue parlée » (ibidem), aux langues parlées plutôt.
14. À l’envers de nos langues alphabétiques, donc, qui transcrivent l’oralité et qui rendent possible d’apprendre assez vite à ‘lire mentalement’ selon les mots de l’oralité, y compris les lettres muettes. Ce qui a engendré une prédominance du discours oral, le logos, sur la graphie, de ce qui vient du dedans sur ce qui est inscrit et reste dehors, c’est ce que Derrida a appelé logocentrisme (qui oublie que la parole, autant discours que voix, est venue aussi du dehors, par apprentissage qui a inscrit les règles de la langue et sa culture chez des in-fans, sans parole, pour la leur donner). Ce n’est pas une méprise des Grecs et puis des Européens : que l’on puisse lire à haute voix signifie justement que l’oralité réside dans l’écriture alphabétique, qu’elle fait partie de l’essence de la poésie, de sa ‘musique’ malgré l’insonorité de l’écriture ; on ne peut pas savourer un poème sans cette indistinction relative entre oral et écrit du même texte ‘inscrit’ sur des ‘matières’ différentes, les vibrations de l’air ou le papier. Non seulement l’écriture alphabétique peut être lue à haute voix, elle ne peut ne pas être ‘lue’ à voix silencieuse, de façon que autant le lecteur comme l’écrivain ‘sont’ dans ce qu’ils lisent en tant que parlants, leur phônê et leur logos ‘sont’ dans le texte qu’on lit en tant que lu, justement. À l’envers, le lecteur chinois, tout comme le mathématicien, ne lira que de ses yeux, sans voix.
15. Avant de venir à la question de la stabilité de l’écriture chinoise, en rapport avec cette autonomie relative entre écrit et oral, entre wen et mot monosyllabique, prêtons attention à l’observation de Derrida écrite quelque part, que la philosophie grecque n’a été possible que grâce à l’alphabet. Je crois que c’est l’économie des doubles articulations parallèles, où les lettres remplacent les phonèmes, qui rend compte de l’affirmation, car elle implique le besoin d’une deuxième étape grecque dans la fuite à la fluidité des mots et des choses, l’étape qui a été celle de l’invention de la définition. Le collage de la langue alphabétique à la langue orale doublement articulée[13] a en effet eu comme conséquence que le problème de la stabilité continuait sans solution, en demandait une ; Socrate s’en est aperçu, au Ve siècle, quand de nombreux manuscrits, qui se sont multipliés à son époque, se contredisaient fréquemment, en disputant des questions d’importance dans la vie de la cité, soit dans les débats politiques ou dans les tribunaux, soit dans les écoles de savoir sophistes ouvertes à la jeunesse. Il s’est révélé que l’écriture alphabétique souffrait du même inconvénient que la langue orale grecque en face du flux incessant des choses, laissées à la génération et à la corruption, elle n’offrait pas la stabilité qui exhibait la géométrie si prisée à l’Académie, elle soufrait des mêmes maux de la langue orale, sa double articulation et respective polysémie, inhérente celle-ci à l’économie de mots, aux riches morphologies verbale et nominale[14]. Il n’était pas suffisant d’écrire pour arriver à ‘penser’ hors du flux des choses, ce flux que Héraclite avait valorisé et que son disciple Cratyle, maître du jeune Platon, défend dans le dialogue qui porte son nom. C’est lui qui fait objection à Hermogène (qui est du côté de Hermes, dieu de l’éloquence) que la langue est incapable d’elle même de mener à la connaissance. Et si Socrate, après une très longue digression par les étymologies des principaux mots, en remarquant des illogiques et des contradictions entre lettres et mots, achève le dialogue en évitant de donner raison à aucun des disputeurs, Platon, lui, a bien fait venir l’eau à son moulin : en effet, pour la première fois dans ses écrits, semble-t-il[15], il propose sa théorie des Formes idéales (Eidê), hors des noms des choses et qui rendent possible de les connaître dans leur ‘essence’ éternelle, intemporelle (Cratyle, 438e, 439b). C’est-à-dire que chaque Eidos est quelque chose d’immutable, d’infiniment stable, qui permet à l’âme qui l’a contemplé connaître les choses qui autrement échappent dans leur fluidité héraclitienne (Crátilo, 440c): chaque Eidos est stable sans intervention des mots oraux, juste comme les wen !
16. Leçon de Platon lui-même[16] et d’Aristote[17], cette Forme idéale se rapporte à l’invention de la définition par Socrate, qui avait en vue d’aider ses jeunes interlocuteurs à accéder à la définition des principales vertus afin de les pratiquer en partant de leur propre compréhension personnelle, et non pas en apprenant d’autrui : s’ils réussissent à la définir, la vertu deviendra spontanée chez eux. La définition est une invention éminemment grecque, au sens où, à l’inverse des Romains, la civilisation grecque est structurellement délimitative, dans ses règles de parenté quasi endogamiques, dans sa façon de créer des frontières entre ses propres cités, pourtant à langue et mythologie communes. La définition s’attaque à la polysémie des mots courants et importants, y introduit une frontière (fines, en latin) autour de chacun, pour les restreindre à un seul sens, avec lequel on puisse argumenter, penser[18] : elle les arrache, la chose avec le mot, au contexte de la doxa, des discussions du langage courant entre des opinions intéressées, où leurs sens suivent le flux des choses. Retirées ainsi de leur contexte, à l’aspect (eidos) que les choses gagnent est attribué par Platon un statut céleste, immutable, que les âmes immortelles contemplent quand elles sont hors du corps. Tandis que l’âme de chez Aristote, qui n’est plus immortelle mais la forme du corps, c’est celui-ci qu’elle sépare de son contexte, le définit. Dans les deux cas, c’est donc autour de la ‘chose’ hors de son contexte que tout se passe dans ce qui a rapport à la définition, de l’être de l’étant (substance et essence), on y décèle le contraste décisif avec l’idéographie chinoise sur lequel Jullien insiste tout le temps. Un exemple banal, c’est le ‘lit’ que le menuisier fait selon son eidos éternel et le peintre selon celui du menuisier (République, X, 597c-598c). On peut souligner ainsi la définition, en vue de la comparer au wen, parce que ce n’est pas un ‘thème’ philosophique, que Jullien, à juste titre sans doute, refuse de comparer aux ‘thèmes’ de la sagesse chinoise (Jullien, 2000, pp. 198-9). Mais l’on peut et l’on doit comparer les écritures, comme j’en essaie ici les prolégomènes, car la définition est une opération d’écriture, pas un concept philosophique, elle opère sur les mots des discours et récits grecs et européens pour les changer et déplacer vers un autre type de texte, ce que l’on peut appeler les textes gnoséologiques relatifs au savoir intemporel et qui se caractérisent par l’absence de verbes et de toute leur riche morphologie polysémisante (ne gardent que la copule, ‘est / sont’, et des formes équivalentes d’autres racines verbales)[19]. Texte de définition d’essences et de leur argumentation, philosophie, logique, sciences, c’est ce qui rend possible la stabilité des essences, intemporelle, hors de la circonstance, hors du contexte de l’écrivain comme du lecteur. C’est son système qui peut être comparé avec le système idéographique chinois (pas avec ce qui s’y écrive). Si l’on compare avec les caractères chinois, ces Formes idéales devraient éviter, elles aussi, que la langue orale, le nom de la chose, intervienne, thèse du Cratyle, on l’a vu, mais, puisqu’elles n’ont pas de racine idéographique à la chose, ne peuvent éviter de passer par son nom pour être écrites : c’est là que l’alphabet intervient, puisque c’est dans le mot que la ‘chose’ est définie (cf Parménide 133d-e), c’est elle qui compte, elle que l’on cherche à connaître, à définir, à classifier, mais ne pouvant l’être que directement dans son nom, avant la considération de l’ensemble des Formes idéales. Ce qui est également vrai de tous les concepts que, par la suite, les philosophes sont venus à définir, qui ne peuvent être ‘pensés’ que dans leurs noms.
17. Qu’en est-il du ‘signifié’, chez nous et en Chine ? L’un des inconvénients majeurs de l’alphabet, c’est qu’il suffise d’une différence de lettre, coquille ou intention, pour avoir un mot avec un signifié totalement différent, sans aucun rapport au premier, ce qui relève de ce que Derrida a appelé  dissémination, qui est autant chance littéraire et poétique que risque d’erreur, ce qui se joue dans la proximité (à l’envers de l’allusion à distance), comme contamination bonne ou mauvaise. Alors que le fait que le caractère ‘dessine’ (par convention) la chose référée et l’amène avec soi dans la structure graphique semble impliquer que, dans le triangle traditionnel du signe, dû aux Stoïciens – signifiant, signifié et chose référée –, il n’y ait pas de place dans le wen pour le signifié (qui, à l’envers, est le but même envisagé par la définition) : il coïncidera avec le signifiant dans sa seule articulation linéaire (comme il arrive en mathématique, et c’est pourquoi elle est exacte). C’est sans doute ce qui explique que l’écriture chinoise puisse être lue par des langues étrangères entre elles : son signifié, ce sera d’avoir un référent, ce qui impliquerait l’absence de polysémie dans le caractère en tant que tel, conventionné. À l’envers, dans les langues alphabétiques, c’est le signifié qui pose le problème principal de traduction entre deux langues, à solution seulement approximative (il devrait rester le même dans le changement des signifiants), il se dérobe même à la traduction du geste de la définition, qui doit être refait dans la langue d’arrivée. C’est ce qui ajoute une deuxième difficulté à l’absence de morphologie autant pour approcher les textes de sagesse chinoise et les traduire dans nos mots philosophiques.

Entre la mathématique et la langue
18. Qu’il se trouve une écriture servant des langues étrangères entre elles, voilà ce qui ne peut pas ne pas nous choquer au premier abord, car nous avons facilement l’expérience de ‘voir’ un texte écrit dans notre alphabet, en suédois, par exemple, et d’être incapables de le ‘lire’. Nous avons toutefois une expérience qui nous approche de l’idéographie chinoise : l’écriture mathématique, qui, conventionnelle aussi, n’a qu’une seule articulation, entre des mots et des phrases (équations, par exemple) et qu’ignore les phonèmes – chiffres et lettres, de même que des signes de syntaxe (=, +) ce sont des ‘mots’ ayant un sens défini par convention –, est également utilisée par des langues étrangères entre elles de façon compréhensible. Ce qui éclaircit ce que l’on a écrit au § 14 : de même que les Chinois, nous lisons les chiffres et autres signes mathématiques sans les ‘dire’, sans besoin d’utiliser la voix, donc de façon non logocentrique ; le calcul mental est fort limité, la mathématique, équations, dérivations, intégrations, etc., est structuralement écriture nous ne ‘sommes’ pas dans les comptes compliquées, on les calcule selon leur logique : les calculatrices électroniques sont une  sorte de preuve de l’absence de logocentrisme en mathématique[20]. Pas plus qu’en chinois, il n’y a pas de corrélation entre le dessin du chiffre 2 et ‘deux’, ‘dois’, ‘duas’, ‘two’, ‘zwei’. Qu’il y ait une seule articulation, implique l’absence de polysémie, c’est-à-dire, l’exactitude mathématique, de même que son caractère exhaustif, à l’envers des langues doublement articulées qui sont structurellement elliptiques, ne peuvent jamais ‘tout’ raconter, doivent sélectionner. Quelle est la différence entre ces deux types d’écriture, les wen chinois et les mathématiques ? Il y en a tout au moins, deux : les ‘mots’ mathématiques, les chiffres par exemple, ne réfèrent pas des ‘choses’, des ‘phénomènes’, que leur dimension quantitative (Kant le savait) qui permet de les nombrer, mesurer et calculer, mais ils ont la mobilité des mots dans leurs applications ; d’autre part, les phrases mathématiques, les équations peuvent être transformées en des équations équivalentes, mais les ‘textes’ que l’on fait ainsi pour résoudre des problèmes sont structurellement fragmentaires ; c’est pourquoi dans les équations des diverses régions de la physique ou d’autres applications, les mêmes lettres latines ou grecques peuvent servir  pour noter des choses différentes sans risque de confusion (leurs ‘textes’ sont exclusifs, ne se retrouvent jamais ensemble), sans avoir besoin de milliers de caractères, comme les idéogrammes chinois. Ceux-ci, à l’envers de la fragmentation, ont l’ambition d’étendue des mots des langues orales et des alphabets, celle de dire (elliptiquement) tout du champ des choses ou des phénomènes dont elles parlent. Ils font donc un pont entre l’exactitude mathématique et sa certitude, disons, et l’ambition holistique des langues[21].

La différence de pensées : définition et wen
19. Il n’y a pas que cette différence au niveau du signifiant pour expliquer la différence entre les pensées, il y va aussi de la question de la morphologie, de son absence dans les langues monosyllabiques et de sa grande prolifération dans les langues indo-européennes. Une succession de wen, de mots dont le référent est de l’ordre du phénoménal, de ce que les Grecs appelaient le ‘sensible’, semble impliquer l’immanence comme sa seule possibilité, sans que sa multiplication (de ‘foot’ et ‘ball’ à ‘football’) arrive à s’en sortir. Jullien insiste souvent sur cette immanence, sur le fait que les Chinois ne pensent pas par concepts, par abstraction (hors de l’immanence), il pousse ainsi à poser la question de savoir comment les langues occidentales font-elles pour abstraire. Or, la réponse semble être de l’ordre de la morphologie, de l’usage de suffixes et préfixes sur les racines nominales ou verbales de mots d’ordre phénoménal, ce qui rend possible ce que les grammaires anciennes appelaient les substantifs abstraits. En français, des suffixes comme  -ité en qualité, quantité, bonté, causalité, société, ‘-ence’ en science, expérience, essence, absence, apparence, ‘-ude’ en certitude, finitude, ‘-isme’ en idéalisme, humanisme, communisme, des préfixes comme ‘in’- en infini, instant, incorruptible, indifférent, ‘trans-‘ en transcendant, transformer, transgression, transition, ‘co-‘ en compagnie, conscient, contenu, contexte, et ainsi de suite. Ou bien en grec : poiein poietikê, phuô phusis, hairô hairêsis, telos entelecheia, ergon energeia, hodos methodos, megas megethos, on ousia, et ainsi de suite. Il semble, à quelqu’un qui n’a fait que lire une petite grammaire du chinois et consulter quelques exemples d’un dictionnaire scolaire récent, qu’il ne sera possible à des monosyllabes qui disent des phénomènes, comme nos mots à racine simple, arriver à faire des abstractions par l’ajout d’autres monosyllabes équivalents. Je serai curieux de savoir comment procèdent les intellectuels et savants chinois actuels pour traduire ces mots grecs ou européens dans leurs universités, s’il se trouve qu’ils soient intéressés par des spéculations que les Occidentaux laissent tomber. Ils préfèrent sans doute la langue anglaise, qui, malgré son origine saxonne, prête aujourd’hui de très bons services de langue internationale dans les échanges commerciales, technologiques et touristiques, justement à cause de sa très pauvre morphologie ; c’est d’ailleurs ce qui semble justifier la tendance empiriste et pragmatique des textes anglophones, la difficulté d’un intellectuel anglais qui me confiait un jour qu’il ne pouvait penser sans recourir aux latinismes de sa langue.
20. Soit donc une hypothèse sur la différence des pensées entre ces si différentes écritures. Pour arriver à la vertu, au beau, au juste, au bon, la définition a dû se faire autour de la ‘chose’ et de ses noms, en définir les essences et qualités ; ces définitions immutables ont institué la stabilité nécessaire à la pensée et, en ayant pour but les choses spirituelles, elles ont entraîné avec l’âme qui les ‘connaît’ comme divine et immortelle, en ayant un rapport provisoire au corps engendré et corruptible, les âmes des philosophes qui ont atteint la vertu, tel Socrate dans le Phédon (67e), devant quitter définitivement leur rapport au corps, ne plus suivre la réincarnation à laquelle les âmes imparfaites sont contraintes afin de se perfectionner. Là est la racine de la séparation occidentale entre langage et pensée, celle-ci du côté de l’âme, en rapport avec la séparation mythologique entre la terre et le ciel[22], la racine aussi de la primauté de l’étant et de l’être dans celle de la définition, qui chez Aristote proliférera sur les étants terrestres, plantes, animaux, humains e leurs usages, correction de la séparation platonicienne entre les choses et leurs Formes idéales statiques – l’ousia dans la conception de sa Physique étant à la fois la ‘substance’ de l’étant singulier et l’‘essence’ de son espèce – afin de comprendre le mouvement, surtout celui des vivants (génération et corruption, croissance et diminution, altération et déplacement) : c’est cette double ousia qui garantit la stabilité des mouvements terrestres dans la pensée aristotélicienne, qui donc ne fait que renforcer l’importance de la ‘chose’ dans la pensée philosophique. Si la théologie de Thomas d’Aquin introduira Aristote comme maître école de l’Europe à venir, il n’a pu le faire qu’en platonisant métaphysiquement ses essences et en laissant les questions physiques dans les marges où le XVIIe siècle les reformulera[23], en faisant l’alliance de la définition théorique à la mathématique et aux instruments laboratoriaux de mesure, ouvrant l’espace aux futures machines et à tout type de techniques qui font fureur dans la Chine moderne.
21. Où celle-ci ne pouvait arriver toute seule, car sa démarche est tout à fait contraire à celle de l’Occident. Paradoxalement, sa divergence résulte de ce que chaque wen n’a se sens que par la chose référée : « […] en Chine, l’œuvre s’écrit toujours sur fond d’être, dans la plénitude d’un tracé emblématique participant de la figuration infinie des choses, en un geste de relation originelle à la nature – comme être au monde » (Jullien)[24]. C’est de ce « geste » que la « grammature » chinoise fait partie, c’est dans le système de ces wen que réside la stabilité de l’écriture chinoise, mais il faut toutefois quelque chose comme un horizon du système pour donner stabilité à la pensée, telle que écrivain et lecteur – tout en lisant des wen successifs, en lisant des caractères en « êtres au monde », vient de dire Jullien en allusion à Être et Temps de Heidegger – sont, eux aussi, des « êtres au monde » dans cette activité d’écriture et lecture, c’est-à-dire, non opposés ni à l’écriture ni au monde ‘extérieur’, sans être traversés par le dualisme âme / corps, âme / monde, sujet / objet, comme nous mêmes nous en sommes au lycée, bien avant d’arriver à la capacité de penser par notre tête. Or, pour des êtres au monde, le temps est structurel, il n’est pas réduit comme il l’a été par la définition et puis par le laboratoire scientifique afin d’obtenir le texte gnoséologique d’essences intemporelles et sans circonstance, de concepts valant partout pareillement, universellement : en effet, Jullien y insiste tout le temps, les lettrés chinois cherchent toujours une sagesse qui vise la compréhension du cours des choses, de leurs processus (dans le temps) et de leur régulation, afin de s’y conformer selon une logique d’immanence.
22. La question de la stabilité est posée ainsi par Jullien : « comment se fait-il que, alors que rien ne se répète jamais de façon exactement pareille, que le réel est voué à une constante innovation, nous puissions néanmoins ne pas nous sentir pris au dépourvu par son évolution ? » (1993, p. 197). Un peu plus loin, il semble répondre à sa question en revenant au « point de départ – que nous livrait l’évidence : le ciel en haut, la terre en bas » (p. 208). Mais tandis que les Grecs et les Hébreux voient cette évidence comme une opposition, les Chinois la voient à travers ce qui vient d’elle en tant que des alternances qui se succèdent : d’une part, après le jour du soleil vient la nuit sans lumière et, d’autre part, les quatre saisons font alterner la croissance de la chaleur, printemps et été, avec sa diminution, automne et hiver. Or, ces phénomènes strictement temporels, jour / nuit et saisons de l’année, ne sont pas des phénomènes exclusivement célestes ou exclusivement terrestres, ils n’arrivent sans les deux instances, le ciel en tant qu’initiative (yang) et la terre en tant que sa réceptrice (yin), cette polarité étant le secret de la régulation des processus où « le monde meure tous les jours » et « le monde naît tous les jours », chaque commencement venant d’une fin et chaque fin d’un commencement[25]. Tel semble être l’horizon holistique qui se maintient dans le texte chinois commenté sans cesse. Tandis que la définition arrache le défini à son contexte en rédusanit celui-ci, le processus chinois consiste dans le contexte lui-même, dans la situation qui demande compréhension afin que le penser s’y conforme, dans l’horizon holistique de la polarité céleste / terrestre, sans que jamais n’y intervienne une opposition, une séparation, une réduction, Jullien en donne tout le temps des exemples. Le mal, notamment, qu’autant chez Platon que dans l’évolution de la Bible hébraïque[26], est séparé et opposé au Bien de façon à ce que celui-ci soit valorisé comme Un et source de Vérité, n’est ici, explique Jullien quelque part, qu’obstruction provisoire qui sera régulée à la continuation du processus, la réalité étant toujours affirmée comme bonne.

23. « Le Ciel crée, la Terre transforme, et ainsi naissent les plantes”, a écrit « le grand naturaliste Li Shizhen (1518-1593) » (Vandermeersch, p. 136). « Les Chinois sont un peuple d’agriculteurs, essentiellement sensibles à l’alternance des saisons dont ils ont fait la base de leur conception du monde » (Chieng, p. 52-3), ils formaient une société où les énergies disponibles viennent des vivants, plantes, animaux et humains, selon « un dispositif qui marche de lui-même » (Jullien, 1993, p. 205). À l’envers du monde européen, volontariste, inventif, voire révolutionnaire, les paysans ne ‘forcent’ pas la croissance des plantes ou des troupeaux, ils l’anticipent plutÕt, en plantant et en soignant, en suivant leur processus, attentifs aux moments d’intervenir, en sachant qu’ils ne les contrôlent pas, mais, comme disait Heidegger, « il faut laisser être l’étant », aphorisme qui van avant tout pour les vivants. Or, les letrés, comme les autres humains, sont des êtres en ce monde qui cherchent à connaître pour devenir adéquats à son processus « sponte sua » (idem, pp. 172, 192), Jullien sinthétisant ainsi les différences par rapport à la connaissance occidentale. « Si notre tradition philosophique a pensé la connaissance dans un rapport de sujet à objet et selon une visée théorique (à la fois descriptive et désintéressée), la conception de la connaissanc qui apparaît ici répond à un tout autre projet. Je proposerais de sch´ématiser ainsi la différence : d’une part, cet autre type de connaissance ne porte pas sur un objet (à identifier) mais sur un cours (à suivre), son cadre n’est pas l’espace ouvert par le regard – celui de la res extensa – mais un déroulement temporel ; d’autre part, il ne trouve pas sa source dans un sujet détenteur de facultés  (classée hiérarchiquement par notre théorie de la connaissance) mais dans l’aptitude à continuer d’un procès (dont l’idéal, par conséquent, est de ne jamais se laisser bloquer ou s’enliser). […] Aussi cette connaissance ne procède-t-elle par abstraction (définissant des ‘formes’, des Idées), mais par ‘familiarisation’ (acquise à travers l’expérience intime d’un déroulement) ; elle ne vise pas à la détermination intemporelle  d’une vérité, dans un but spéculatif, mais à l’appréhension anticipée d’une évolution, de façon à pouvoir d’autant mieux amorcer celle-ci. Son idéal, en conséquence, n’est pas le bonheur (grec) que procure la contemplation d’un être éternel intelligible mais l’aptitude à ne se laisser jamais désemparer par la transformation – à pouvoir au contraire continuellement venir au-devant d’elle et favoriser son avènement » (idem, p. 199). Il est aisé d’imaginer ainsi la connaissance d’un paysan non croyant. Ce n’est donc pas la révolution mais la régulation, dont l’idéal est l’harmonie du consensus et le morale implicite le conformisme (idem, p. 217).
24. Très éclairante est l’illustration de cette sagesse dans le commentaire  par Julien d’un aphorisme de Confucius: wu yi – wu bi – wu gu – wu wo, qu’il traduit « les quatre choses avec lesquelles le Maître avait coupé : il était sans idée, sans nécessité, sans position, sans moi », glosé « sans idée (privilégiée), sans nécessité (prédéterminée), sans position (arrêtée), sans moi (particulier) ». Le commentaire montre un lettré en contraste complet avec notre idéal gréco-chrétien : « le Sage est effectivement ‘sans idée’ – ce qui ne signifie pas qu’il n’a pas d’idée ! – parce qu’il n’en privilégie aucune, ni par là n’en exclut aucune, et qu’il aborde le monde sans projeter sur lui aucune vision préconçue.Comme il n’en rétrécit rien, ni n’en préjuge rien, par l’intrusion de ce qui serait son point de vue personnel, il en garde toujours ouvertes toutes les possibilités. C’est pourquoi il n’y a pas de ‘il faut’ qui s’impose à lui et viendrait prédeterminer sa conduite ; le Sage ne suit pas de règle ni de maxime : il est ‘sans nécessité’. Et comme rien ne codifie à l’avance sa conduite, celle-ci ne se fige après coup en ornière. Ne s’enlisant dans aucune conception particulière, il est ‘sans position arrêtée’ ; ne s’attachant à aucun point de vue définitif, il ne cesse d’évoluer de concert avec le cours des situations et des événements (une sorte d’opportunisme positif]. C’est pourquoi le Maître, finalement, est ‘sans moi’. Il est effectivement sans moi qui le caractérise. Puisqu’il n’a pas d’idée privilégiée (1), ne se donne d’avance aucun impératif à respecter (2), ne se fixe dans aucune position arrêtée (3), il n’y a rien, par conséquent, qui puisse particulariser sa personnalité (4). Celle-cidemeure complètement ouverte, et coïncidedd avec le cours du procès dans son entier ; le Sage peut épouser celui-ci dans toute son amplitude, et c’est ce qui fait la plénitude de sa personnalité » (2000, pp. 369-70). C’est la notion étonnante de « sponte sua » : le Sage réussit à venir à cette ouverture au procès de façon spontanée, une sorte de ‘vertu’ qui n’est pas celle de l’âme mais d’un être au monde, qui ‘laisse être’, selon le « Wu Wei » de Lao Zi, qui ne force pas mais régule, ce que l’on pourrait dire une ‘vertu habilité’.
25. Jullien offre ensuite deux exemples de traduction de cet aphorisme confucien dans nos langues occidentales : « le Maître rejetait absolument quatre choses : les idées en l’air, les dogmes, l’obstination, le Moi » (P. Ryckmans) ; « il y a quatre choses dont le Maître était exempt : les idées sans fonfement, les affirmations catégoriques, l’entêtement, l’egocentrisme » (Anne Cheng) (idem, pp. 370-1). Ces traductions de sinologues, ayant de longues années d’expérience dont on ne peut douter de leur compétence, exhibent clairement la projection de la philosophie inhérente à nos langues occidentales sur les traductions, qui reste un très grave problème, même au cas de chinois ayant appris une langue européenne : Si je peux évaluer ces trois traductions sans connaître le chinois, en prenant appui dans la cohérence de celle de Jullien avec son patient travail de long haleine, les deux autres montrent combien il doit être difficile de faire confiance aux traductions que l’on retrouve , si nous avons la meilleure des intentions d’avoir accès à une pensée si différente de la nôtr. On comprendra mieux le doute soulevé sur la grammaire chinoise (§§ 11-12) : si elle est étudiée à partir des grammaires des langues indo-européennes, coment savoir si l’on est en train d’analyser la phrase chinoise (dont Henri Maspero disait qu’elle n’avait pas de ‘parts du discours’) ou bien sa traduction ? 

La subtilité de la pensée par allusion
26. Si l’écriture idéographique a donc empêché la pensée chinoise de quitter le plan phénoménologique des choses (« la critique chinoise est essentiellement phénoménologique », Jullien, 2007, p. 491), d’instaurer un texte gnoséologique à la manière de l’écriture alphabétique et ses définitions, d’une part, et si, de l’autre côté, le rapport é-vident, conventionnel, de chaque wen à ce qu’il signifie, rend le texte courant très proche de la trivialité des choses, par exemple des recettes de ce qu’il faut apprendre à faire, comment donc a-t-on réussi une si riche tradition littéraire et sapientielle ? Un théoricien du XVIIème siècle, Jin Shengtan, explique qu’il faut que l’ ‘œil’ qui voit et que la ‘main’ qui écrit ne coïncident pas : « tandis que notre regard est tourné de ce côté-là, notre main écrit de ce côté-ci », sans quoi, s’ils coïncident, comme c’est la règle chez nous, il arrivera au lecteur qu’ « au premier coup d’œil tout est épuisé » (idem, p. 470). Ce que Jullien appelle « distance allusive », la stratégie de composition littéraire consiste en ne pas approcher directement le thème visé, ce que l’auteur regarde, « mais de s’en loigner le plus possible et, à partir de là, de revenir en sinuant jusqu’au moment de l’aborder, et alors de s’arrêter ; puis de s’en éloigner à nouveau le plus possible pour prendre un nouveau départ, et de revenir en sinuant jusqu’au moment de l’aborder, et de nouveau s’arrêter » et alors, continue Jin Shengtan, « on permet aux autres de jeter un regard au-delà du texte pour voir par eux-mêmes » (idem, p. 470-1). Commente Jullien : «  si le texte colle à ce qu’il veut dire, son lecteur n’a plus rien à chercher et l’intérêt est supprimé » (p, 470). Il devient ainsi possible de maintenir une figure féminine, par exemple, un personnage « vivant » par des descriptions tournant autour d’elle avec des « mots vides », tandis que « si l’on avait décrit tels quels son visage, sa parure incrustée, ses sourcils, ses cheveux en boucles sur les tempes […] on aurait eu une statue de plâtre » (p. 473), conclut le théoricien chinois.
27. Tandis que, sur le plan de la pensée, il s’agira d’éviter la particularité de ce qui est proposé pour ouvrir d’autres possibilités, il faut dépasser la partialité inhérente au point de vue de toute proposition, en soulevant par exemple un point de vue opposé et marcher vers une « vision » qui dressera vers la globalité inaccessible, selon le tao de la réalité, « le fonds indifférencié des choses » (p. 445), oû sont également possibles toutes les oppositions de positions, que les expressions concrètes, particulières, impliquent d’elles-mêmes (p. 458), puisqu’en idéographies qui s’adressent directement à ce qu’ils signifient par convention. Voici une belle citation de l’un des deux classiques du taoïsme : « !avec des propos vides et lointains / des paroles vastes à l’infini, /des expressions sans bout ni bord : / il se laisse aller au gré du moment sans tomber / dans la partialité, / et se garde de considérer les choses d’un point de vue unilatéral » (p. 458). Défaire des frontières, dirait-on du point de vue opposé à celui de la définition philosophique qui, en comparant des choses hors de leurs contextes, les caractérisent dans leur essence commune intemporelle.  Ce que l’on cherche ici, c’est la subtilité, non pas la clarté, ne pas dire directement mais « laisser seulement entrevoir », dit Jullien (p. 509). La définition philosophique réduit les circonstances, enferme le défini, tandis que l’allusion « réduit les exclusives » (p. 447), c’est-à-dire qu’elle réduit la réduction elle-même de chaque wen (dans son é-vidence, disait Vandermeersch) et les oppositions qu’il engendre en se proposant : l’allusion ouvre des rapports proches et à distance entre elles et entre les choses, elle maintient ouvert un « regard global » (p. 446), sans partialités. Jullien multiplie les exemples pas aisés à résumer. Rainier Lanselle, sinologue qui parage son approche, propose longuement le commentaire de Shengtan lui-même d’une opéra traditionnelle sur la façon dont sont racontés les amours d’un garçon candidat à mandarin qui devient amoureux de la belle orpheline d’un homme puissant, donc en dehors de sa portée ; comment est racontée la subtilité de la jeune femme qui ne paeut pas être ‘prise’ par lui et puisse être offerte par elle-même, Shegtan montrant comment ce drame est aussi celui du lettré qui cherche la sagesse, qui ne peut pas non plus être appropriée par celui qui la cherche, qui ne peut qu’être sa donation. Très beau.


[1] Les ouvriers aussi, quand ils disent que ‘la machine a toujours raison’.

Conservation et régulation
28. Certes, je n’ai pas lu la plupart des œuvres de Jullien, mais je ne peux pas taire le goût, après une bonne cinquantaine d’années de lecteur de textes de philosophie et théologie occidentales, le goût de trouver un si vaste système de pensée indépendant du nôtre et si différent, profondément cohérent en son immanence et applicabilité pragmatique. Ce n’est pas facile à un habitant des traditions occidentales, pleines de ruptures et innovations qui ont conduit à la modernité qu’aujourd’hui les Chinois eux-mêmes réclament aussi, d’être séduit par le caractère conservateur de leur sagesse, mais c’est par où l’on a commencé : elle est sans doute l’une des clés de l’inédite ‘conservation’ de plus de deux millénaires d’histoire, agricole et politique, André Chieng ayant parlé d’une « économie guidée par la notion d’équilibre qu’illustrent les rapports entre le yin et le yang » (p. 59), le sinologue américain Joseph Needham d’une « société homéostatique » (cité par Chieng, p. 249). Ils n’ont pas été moins inventifs : « trois inventions d’origine obscure avaient changé la face de la terre », écrivit le philosophe anglais du XVIIe siècle Francis Bacon, à savoir, « la poudre à canon, l’imprimerie et la boussole », « qui mirent fin à la féodalité et au Moyen Âge » ; or, elles ont été inventées par des Chinois (ce que Bacon ignorait) qui toutefois ne surent en tirer le même profit que les Européens (Needham, cité par Chieng, p. 248). La question qui est ouverte actuellement est celle de savoir comment leurs traditions s’articulent à l’instrumentalité technique qui est en train de transformer la Chine selon une accélération historique inédite invraisemblable, sorte de contrepoint de l’inédit de sa conservation millénaire, accélération facilité, qui sait ?, par la complicité de leur écriture avec celle des mathématiques. Le livre d’André Chieng[27], La pratique de la Chine en compagnie de François Jullien, raconte beaucoup de cas concernant les différences d’appréciation et de comportement entre les uns et les autres qui laissent penser que, de même que la sécularisation métaphysique, disons, de l’Occident moderne n’empêche que nos intellectuels, scientifiques et ingénieurs soient marqués jusqu’à la moelle par cette métaphysique qu’ils ignorent, il en ira de même probablement chez leurs émules chinois, assoiffés de modernité occidentale mais plus ‘confuciens’ qu’ils ne s’imaginent, se voudrant libres de deux millénaires de tradition. De notre côté, il faudra faire attention à Jullien qui  oppose à notre ‘révolution’ la ‘régulation asiatique’, comprendre que c’est de celle-ci que nous manquons dans ces crises qui tombent sur nous après la fin des révolutions.

P. S. Un pont européen vers le chinois
29. Que Jullien ait utilisé le motif heideggérien « être au monde » pour dire le statut philosophique de l’écrivain et du lecteur chinois (§ 21), qu’ils ne sont pas arrachés au monde par leur textualité de quête de la sagesse comme il arrive aux philosophes de par la force textuelle de la définition, voici ce qui rend possible de signaler la pensée de Heidegger comme ouvrant un pont vers le monde chinois, lui qui a privilégié les penseurs d’avant la définition socratique et qui a frappé les incidences pratiques de sa pensée dans un aphorisme qu’on dirait ‘pro-chinois’ : « laissez être l’étant ! ». Laissez chaque chose, chaque vivant, se jouer dans son contexte, où il a été jeté par naissance et connaissance (ou bien par fabrication[28]). En effet, sa rupture d’avec Husserl a été le dépassement du plus résistant des dualismes, celui du dedans et du dehors, ‘l’objet’ de la perception phénoménologie husserlienne étant déjà un effet de la définition philosophique, des oppositions, déterminations et réductions conséquentes : le Dasein qui ek-siste dehors, l’être au monde, c’est sa première grande découverte, en 1927 (Être et Temps). La dernière, en 1962 (Temps et Être), est sa pensée de l’Ereignis (‘événement’ en allemand) qui dépasse la vieille opposition être  / temps  (ousia / accidents), venu remplacer le Geviert (quadriparti), unité qui lie Ciel et Terre, divins et mortels, au lieu de les opposer. L’Ereignis est à lire comme la donation de tout étant qui vient à la présence, de toute chose dans sa texture temporelle (être et temps) par son contexte, donation événementielle, comme une opération de naissance suivie d’une croissance à laisser être en son autonomie (ou bien une fabrication). Ses limites ne sont que celles qui le lient à d’autres donations événementielles, la Terre – Ciel étant le grand contexte donateur de toute chose, de tout vivant, ces donations étant cachées, dissimulation de leur puissance pour que l’autonomie de chacun puisse grandir d’elle-même. Il s’approche donc de la pensée chinoise, mais sans perdre le rapport à l’étant, à chaque chose.
30. Derrida est un post-heideggérien qui fait un pas en arrière vers Husserl, ce qui lui permet de prendre le langage (et d’autres usages sociaux, ajouterai-je) comme étant part du monde, de ses choses et de ses gens, de délier les séparations entre textes (les livres ne sont pas fermés en eux, pas plus que les consciences), d’en marquer des continuités où l’on ne lit d’habitude que des ruptures, d’entrer dans la composition complexe des choses et des vivants, tandis que Husserl et Heidegger sont restés au niveau de l’étant, de sa perception, en syntonie avec toute la tradition philosophique (sauf Aristote). En effet, la grammatologie derridienne (archi-écriture, trace, différance avec a, itérabilité, plus tard double lien) rend possible de comprendre les démarches scientifiques comme des sortes de textes, avec leur jeu différentiel de rétentions et différances. Derrida donc permet de pénétrer dans les paradigmes des laboratoires des sciences et techniques européennes, que rejoignent les Chinois d’aujourd’hui, afin de comprendre les textures de la matière et de la vie dans les choses du monde ; mais il permet aussi d’en sortir, de surprendre les scènes de ladite réalité où ces choses se jouent d’une façon que les scientifiques, rivés à leurs laboratoires[29], ont du mal à comprendre, car l’enjeu de ces scènes est bien plus près des processus privilégiés par la sagesse chinoise que des concepts déterministes de leurs définitions et expérimentations laboratoriales.
31. Par exemple, une voiture automobile est construite, pièce par pièce, suivant des recherches en laboratoire concernant plusieurs régions de la physique et de la chimie – on y est en plein monde européen – mais cette diversité est unifiée théoriquement par le seul but de la voiture, prendre part au processus du trafic sur les routes. Où il y en a beaucoup, chacune devant tenir compte de la direction qu’elle a à prendre, de sa destinée, des tours à faire selon le dessin des routes, mais tenir compte aussi de la présence des autres voitures. Ce trafic implique donc que la voiture soit conçue pour avancer à des vitesses diverses ou bien à reculer le cas échéant, pour tourner à droite ou à gauche et le signaler aux autres voitures, freiner ou accélérer, et ainsi de suite. Rien dans la construction de la voiture n’échappe à cette loi du trafic, à son aléatoire structurel. Apprendre à conduire, c’est apprendre à manipuler les diverses possibilités de la voiture et de la route, à conduire en laissant être la voiture selon ses règles et suivant la circulation des autres voitures à côté.
32. Avec ce modèle et en tenant compte de la complexité qui revient aux vivants du fait de leur reproduction biologique (nourriture et sexualité), de celle des sociétés et des langues humaines, mon texte Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida a essayé de développer le jeu des grandes scènes évolutives selon les sciences européennes – la cosmologie des astres, l’évolution biologique, l’histoire des sociétés humaines et celle des textes gnoséologiques occidentaux – et il faut espérer que des chercheurs chinois s’y retrouvent plus aisément que leurs confrères de chez nous pour comprendre le rapport entre ces scènes et leurs laboratoires respectifs, peut-être aussi pour comprendre que la démarche concernant chaque science et scène est, sinon la même, équivalente à celle des autres sciences et scènes malgré leurs grandes différences, et donc d’arriver à mieux saisir les rapports entre elles, interdisciplinaires, comme on dit : dans chacune de ces scènes, les règles apprises au laboratoire (en des conditions de détermination qui excluent d’autres facteurs des scènes) jouent en fonction de l’aléatoire structurel de la scène, un peu comme chez la voiture et le trafic. Chasser des proies pour s’en nourrir et éviter d’être pris à son tour par d’autres plus forts, c’est ce qui ‘explique’ les anatomies des diverses espèces animales, selon l’aléatoire de la loi de la jungle[30], de même que l’anatomie d’une voiture, camion ou moto est expliquée par la loi du trafic. Ou encore, les règles linguistiques de chaque langue, de la phonologie à la morphologie, syntaxe et sémantique, autant les meilleurs connues par les grammaires que les plus subtiles, ces règles – qui  sont les mêmes pour tout le monde qui a appris à parler cette langue-là – sont faites de façon à ce que tout un chacun, sans les connaître explicitement, puisse intervenir dans l’aléatoire d’une conversation, où l’on doit répondre en improvisant à ce que son interlocuteur vient de dire de plus ou moins surprenant, toujours de l’inattendu, en tout cas. Le jeu en chaque scène est cette unité entre la nécessité des règles et l’aléatoire du champ de leur application : au niveau de la scène, ceci change de bout en bout la causalité qui prête de si bons services au laboratoire. Il faudrait espérer que, arrivés à bien comprendre ce qui se fait aux laboratoires scientifiques, des chercheurs chinois, forts en mathématique, soient aussi bien plus à l’aise que leurs congénères européens pour comprendre les scènes respectives, leurs processus et régulations.

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[1] Peut-être le Coran, alphabétique, a-t-il été écriture d’empire, dès Mahomet à l’Ottoman ; ainsi, ayant pris à Rome tout ce qu’elle avait hérité de civilisations plus anciennes, pourrait-il se prêter à une confrontation de 13 siècles plus proche de celle de la Chine.
[2] A. Schiavone, E. L. Jones et K. Pomeranz, ce sont des exemples d’historiens qui questionnent la modernité de la révolution industrielle en des termes strictement économiques.
[3] En témoignerait, si l’invention du langage aurait été pareille à celle de l’écriture alphabétique, que les vieux manuscrits grecs soient écrits avec des phrases sans séparer les mots et que seulement dans l’un des derniers textes de Platon, le Sophiste, on trouve pour la première fois la distinction entre le verbe et le nom, que presque toute la philosophie de l’école socratique soit déjà écrite quand le chap. 20 de la Poétique d’Aristote propose la première liste grammaticale qui nous soit parvenue, qui termine avec le même mot – logos – pour dire la phrase et le texte.
[4] 4 volumes, 1964-71.
[5] Idem, Le Totémisme aujourd'hui, P.U.F., 1962, p. 25
[6] L’antériorité temporelle de l’oral sur l’écrit a justifié que la philosophie occidentale ait donné la primauté au premier, au logos, à sa voix plus proche de l’âme pensante, sur l’écrit (Phèdre de Platon), c’est le logocentrisme ; le paradoxe de la grammatologie de Derrida a été la renversion des choses, en montrant que, appris des autres, le langage oral est lui même une inscription (dans le cerveau: les graphes de Changeux) qui rend possible la parole, le logos, autant voix que discours.
[7] Voir plus loin la citation de Vandermeersch juste à la fin du § 13.
[8] « Le chinois commun archaïque, parlé quelques siècles avant notre ère, s’est séparé en plusieurs dialectes [...] repartis en neuf groupes importants parlés aujourd’hui” (Coyaud, p. 1055c).
[9]Le chap. 20 de la Poétique définit syllabe comme une “voix non signifiante [c’est-à-dire, sans référent, de même que la ‘conjonction’] composée d’une partie muette et d’une partie vocalique”, nom et verbe comme “voix composée signifiante, dont aucune partie [syllabe] n’est par elle même signifiante”.
[10] Imprimerie Nationale, 1993, pp. 196-152.
[11] En plus de la difficulté concernant les mots européens marqués par la philosophie et qui, par des raisons que l’on verra, ne devaient pas être utilisés dans une traduction ‘fidèle’. Voir les exemples de trois traductions d’un mot de Confucius dans Jullien 2000, pp. 369-71.
[12] Demiéville et Hervouet, p. 310.
[13] L’écriture chinoise n’en a qu’une, entre les mots et les phrases, sans phonèmes, tandis que les langues orales chinoises ont les deux.
[14] Qui ont disparu des textes gnoséologiques (à partir des définitions) dont on parlera.
[15] Selon une chronologie qui rend compte de la progressivité de la doctrine des Eidê et de l’immortalité de l’âme. http://philoavecsciences2.blogspot.com/2008/07/socrate-et-platon-un-essai-de-lecture.html
[16] « C’est que tu t’es mis trop tôt, Socrate, reprit Parménide, avant d’être exercé, à définir (horizesthai) le beau, le juste, le bon et chacune des autres formes » (Parménide, 135c).
[17] « Mais Socrate n’attribuait existence séparée aux généraux (ta katholou) ni aux définitions (horismos) ; ses successeurs, par contre, en ont fait des formes idéales des étants (tôn autôn ideas) […] » (Métaphysique, XIII, 1078b30-32).
[18] Métaphysique IV, 1996b7-10.
[19] Au discursif et narratif de Benveniste dans ses Problèmes de Linguistique générale, on ajoute ainsi un troisième type qu’il a dessiné dans le chapitre sur la phrase nominale, sans le dégager tout à fait. Voir Belo, Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, vol. I, L’Harmattan, 2007, chap. 5, §§ 28-30.
[20] Michel de Certeau disait que, à l’envers de la poésie, il ne faut pas être intelligent pour faire des mathématiques, ce sont elles qui sont intelligentes.
[21] Peut-être que ce soit ce côté ‘précis’ des wen qui pose des problèmes en littérature, un style de formulaire proverbial qui demanderait l’économie de l’allusion à distance diagnostiquée par Julien.
[22] Qui, sans l’opposition entre le corps et l’âme toutefois, structure aussi la bible hébraïque, ce qui a rendu possible que Platon introduise l’âme immortelle dans le christianisme, que Nietzsche dira quelque part être « le platonisme des pauvres ».
[23] Donc : « la Physique d’Aristote est, en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond de la philosophie occidentale » (Heidegger, 1968, p. 183).
[24] Cité par Vandermeersch, p. 124.
[25] La page 199 de Jullien 1993 propose une belle synthèse de la différence entre les deux pensées.
[26] C’est vrai que celle-ci ne définit pas, la Bible chrétienne non plus (sauf  le « Fils de Dieu » en Romains 1,4),  et l’on pourrait prétendre peut-être qu’il y aurait aussi chez elles  quelque chose de primauté de la situation, s’il n’y avait pas un autre type de réduction : le désert de la scène de l’alliance de Moïse dans le Deutéronome (selon l’exégèse récente, premier livre de la Bible à avoir été écrit, trois siècles et demi après l’instauration de la monarchie davidique) réduit toute activité agricole et politique pour placer les Israélites dans la dépendance totale de leur Dieu.
[27] Né en France d’émigrés chinois cultivés et éduqué dans les deux cultures, dirigeant depuis une trentaine d’années entre Paris et Péquin une Association de commerce spécialisée dans les rapports franco-chinois.
[28] Par exemple, quand des ouvriers essayant de réparer une machine se disent ‘la machine a toujours raison’, ils appliquent cet aphorisme heideggérien.
[29] Sans qu’ils sachent se poser la question : pourquoi donc leur faut-il des laboratoires ?
[30] Loi dépendante du cycle du carbone (qui existe dans toutes les molécules des vivants) à partir de la photosynthèse des plantes : les animaux doivent manger d’autres vivants pour leur auto reproduction.