segunda-feira, 28 de março de 2016

Ce qui manque à la Biologie moléculaire



Texte envoyé à Alain Prochiantz, en écho à son livre Les anatomies de la pensée (Odile Jacob, 1997)
“C’est une tradition malheureuse que de sauter directement du gene à l’organisme ou au comportement” (Les anatomies de la pensée, p.37)

1. J’ai enseigné la philosophie du langage à Lisbonne en faisant attention aux sciences qui s’en occupent, linguistique et sémiotique, anthropologie, neurologie, étant arrivé à une description phénoménologique des questions de ces sciences. Je cite de votre livre ceci, vous veniez de parler da « la conscience des calamars ». : « […] que le cerveau, se construisant dans un rapport au monde et, pour ce qui est des êtres doués de langage, dans un rapport aux autres, il faut bien que la conscience de soi naisse de cette confrontation ». Or, je n’avais pas trouvé ce souci chez aucun des neurologistes que j’avais lu, de même que votre mot cité en exergue, je ne l’avais pas trouvé chez aucun biologiste. Et toutefois, j’étais arrivé moi aussi, phénoménologue, à ces conclusions à partir de ce que j’avais appris chez les uns et chez les autres ! J’ai dû comprendre qu’un obstacle philosophique terrible jouait chez eux, quand justement, vous en témoignez, la biologie moléculaire menait d’elle-même à s’opposer à ce dualisme greco-chrétien, opposant l’ »âme » ou le « sujet » pas seulement au « corps », mais au « monde » aussi. L’obstacle reste toutefois, quand on ne veut plus d’âme : un dualisme plus difficile à vaincre, celui de la priorité de l’intérieur, fût-ce celui du corps, sur l’extérieur, l’environnement ou le milieu, le monde. Permettez-moi, vous non plus, vous n’en avez pas échappé tout à fait. Vous citez Canguilhem selon qui Darwin et Cl. Bernard ont bouleversé le rapport au milieu, qui devient « milieu vivant » (p. 177), mais deux pages après, quand une note dit ainsi : « fuir l’objet dangereux vu ou senti, atteindre l’objet convoité », qu’en est-il du « milieu vivant » ? Ce fuir et cet atteindre sont justement les deux comportements par excellence des animaux, des invertébrés comme des vertébrés, car leurs anatomies, si différentes pourtant, sont toutes structurées pour les rendre possibles, mais ils sont dits dans un langage logico-philosophique – « objets » ! [1] –, pas du tout bio- ou écologique. Au risque de paraître vouloir « enseigner le Notre Père au curé », comme on dit chez moi, laissez-moi m’éteindre un peu sur la question, car elle permettra de défaire la priorité de l’intérieur sur  extérieur : c’est en effet l’anatomie (et sa genèse) qui manque sa place entre les gènes et l’organisme ou les comportements. Il y a deux mots – ‘influence’ du milieu et ‘adaptation’ au milieu – qui sont des symptômes de ce qui est en question, ils supposent qu’il y a extériorité réciproque, ce que la biologie toutefois a réfuté : question donc, qu’en est-il du « milieu vivant » ?
2. Sans parler de la sexualité, on peut estimer qu’il y a trois systèmes dans les anatomies des animaux. Le premier est repérable dans le fœtus des mammifères, le seul qui fonctionne pendant que l’ensemble de l’anatomie est mise en place : celui de la circulation du sang qui nourrit chaque cellule de molécules à base de carbone et de molécules d’oxygène. Son rôle est de répondre au problème de tout organisme, à la différence des unicellulaires qui, dans la mer primitive ou dans nos liquides interstitiels, trouvent en dehors et plus ou moins à leur portée des molécules à base de carbone pour leur nourriture. La logique de tout organisme est une sorte de ‘contrat social’, il lui faut trouver des mécanismes capables de fournir ces molécules à toutes ses cellules, ce qui est accompli directement par la circulation du sang. Pour y arriver, il faut que les cellules se spécialisent en ‘organes’ et leurs tissus, c’est là en effet le rôle du tout, des trois systèmes de l’anatomie. Le deuxième système doit se charger des mécanismes capables de fournir au sang les dites molécules, mais où les trouver sur terre qui ne dispose que des molécules minérales ? elles ne sont produites que par la photosynthèse des plantes où les herbivores les vont chercher, mangés à leur tour par des carnivores, tandis que les invertébrés se mangent les uns les autres autant qu’ils peuvent. Or, puisqu’il s’agit d’organismes entiers à manger, l’évolution a dû trouver des mécanismes capables de dépouiller les organes mangés à fin d’isoler les molécules ajustées aux besoins des métabolisme cellulaire. Le premier organe de ce système de nutrition, appareils digestif et respiratoire, est la bouche, organe de captation par où les restes d’animaux ou végétaux pénètrent dans le système, venus de l’extérieur, de la scène écologique (c’est celle-ci qui est ledit « milieu vivant » !). Ce sont ces molécules qui vont développer les cellules dès l’œuf, elles constituent le matériel de fabrication de toute l’anatomie de l’animal, de tous les organes, la fabrication donc de l’intérieur par excellence. Certes, ces processus sont guidés par les gènes, qui dans la cellule sont aussi logés à l’intérieur, dans le noyau, mais qui ne font rien sans la mise des divers ARN qui jouent dans le métabolisme, le ‘messager’ se dégradant chimiquement après avoir synthétisé la protéine, tandis que le gène respectif reste en retrait pour la prochaine fois où il soit requis. L’unité de base, vous le dites nettement (p. 35sv), est l’œuf entier, le cytoplasme hérité de l’ovule maternel et le génome, pas celui-ci seul. Le troisième système est celui de la mobilité dans la scène écologique, la bouche ne pouvant accomplir son rôle de prédation que a l’aide de l’ensemble du système : organes périphériques des sens (yeux, ouïes, peau), cerveau et muscles des membres (pieds, mains, phonation), périphériques eux aussi, car les deux bouts du système (qui est aussi celui de l’apprentissage) sont à l’extérieur. Le double cerveau des oiseaux et des mammifères joue sur les deux systèmes[2], sur des hormones qui régulent l’homéostasie du sang et poussent à la chasse, que le flair, les yeux et les ouïes contrôlent, poussent à la prédation donc ; mais il commande aussi la fuite devant un prédateur plus fort, les stratégies de cachette, d’utilisation de poison ou toute autre. Voici donc que vos « objets » ne se réfèrent pas à des comportements quelconques, des exemples parmi d’autres, ils relèvent des deux comportements biologiques vitaux de toute anatomie animale.
3. Le truc de l’évolution a été de mettre en route ce que l’on peut appeler le cycle biochimique du carbone, à partir de la photosynthèse : c’est ce cycle qui commande cette chose extraordinaire – tellement ordinaire que l’on ne la voit pas d’habitude – qu’il n’y a pas de vie que par la nourriture de l’autre vivant, par sa mort le plus souvent (invertébrés, poissons, carnivores). La loi de la vie est la loi de la jungle[3], au sens littéral et non métaphorique – « belle et cruelle, la nature » (Nietzsche) –, dont les sociétés humaines se sont en partie libérées par l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Voici mon propos : ce cycle du carbone qui implique l’alimentationnalité, cette loi de la jungle détermine les anatomies de toutes les espèces animales. Il va de soi que cette ‘détermination’ est à entendre de façon non déterministe, elle compte avec votre insistance sur l’aléatoire, dès l’épigenèse, vous nous l’avez appris dans vos textes antérieurs ; en effet, la même loi a déterminé des anatomies fort différentes, à chacune de jouer selon ses règles à elle. De même que l’on peut dire que la loi du trafic sur les routes détermine l’anatomie des automobiles, camions, motos, si divers, tous étant des machines strictement structurées  selon des règles laboratoriales pour suivre des chemins aléatoires par des manœuvres aléatoires. Règles et aléatoire se supposent réciproquement : elles sont découvertes au niveau du détail du laboratoire (cause / effet), mais leur ensemble, au niveau théorique, joue pour produire des mouvements, aléatoires par définition, par structure. Exit le déterminisme !
4. Si l’on vient ensuite à la question de la mise en fonctionnement du cerveau des humains, on y trouve très vite la question de l’apprentissage où le cerveau, son neo-cortex notamment, a un rôle essentiel, mais où il faut aussi reprendre la critique de la priorité de l’intérieur, car ce que l’on apprend vient de l’extérieur, les divers usages d’habitation, dont la cuisine avec l’invention du feu est parmi les premiers, et le langage, bien sûr, probablement d’abord comme de noms et des recettes d’usages techniques ou des coutumes. Or, le langage est spectaculaire ici, car il est un héritage ancestral, déjà là quand nous naissons, les mots et leurs règles pareilles pour tout le monde et, une fois appris, il devient la façon singulière de penser de chacun, gardée de façon jalouse dans son intimité, ses secrets : ce qui a été appris de l’extérieur devient la structure du psychisme intérieur. Un exemple qui n’est pas banal. Quand on parle, nous usons spontanément des centaines de règles de morphologie des verbes et de syntaxe, prépositions et conjonctions, apprises avant l’école, qu’aujourd’hui encore viennent automatiquement sans que jamais nous en ayons eu conscience au moment de parler. En effet, de façon générale, le prodige de tout apprentissage, plus ou moins lent et venant du dehors, c’est le passage du non-savoir à la spontanéité habile jouant du dedans.
5. Ceci implique donc que le cerveau est un organe biologique et social à la fois, ce qui fait partie de ce que vous dites sur son individuation progressive.
6. Du point de vue philosophique dont je me réclame, le tournant a été d’abord le fait de l’inventeur de la phénoménologie, Husserl (1859-1936), qui s’est donné comme but le « retour aux choses », c’est-à-dire aux phénomènes, tournant radicalisé par son disciple Heidegger (1889-1976)[4], qui a défini l’humain comme être au monde, en insistant sur son extériorité et sa temporalité – ek-sister, c’est être (–sister) dehors (ex-) – et sur son souci de son habitation, ces dimensions étant inconnues de l’âme, sujet, conscience, notions qui caractérisaient les humains auparavant. Il oubliait toutefois que le premier de ces soucis était l’alimentation, issu de sa condition biologique. Car pour les philosophes la pensée vient d’abord dans leur approche de l’humain, Heidegger ne semble pas s’être rendu compte des possibilités d’éclaircissement des questions biologiques que je vais indiquer. On peut se demander si les neurologistes ne veulent aussi aller tout de suite aux dimensions supérieurs des humains et ne se rendent pas compte que l’anatomie humaine, cérébrale y comprise, a été inventée par l’évolution pour des mammifères qui ne parlaient pas encore ni ne travaillaient, inventée donc en fonction de la loi de la jungle, pour se nourrir et se défendre d’être la proie des autres. Dans une deuxième étape de sa pensée, Heidegger a parlé de la donation des choses et de leur temporalité par l’Être (par l’Événement, en 1962), cette donation se faisant toutefois en retrait, ce qui permet de comprendre mieux le motif de scène écologique, le « milieu vivant ». En transposant cet Être ou Événement sur les phénomènes, on peut dire en effet que c’est la scène écologique qui donne les animaux : double donation, celle de la procréation à partir d’un couple parental, qui donne l’œuf, celle ensuite de l’alimentation, les végétaux et les animaux qu’il faut manger pour le développement. La première donation ne sert à rien sans la seconde, que l’anatomie à y développer est faite pour chercher / recevoir. Donation en retrait de ceux qui donnent, ça veut dire quoi ? que la donation est faite à du ‘tout petit’, le don étant de ce qui sera son ‘autonomie’ (les gènes, l’anatomie à venir, les usages à apprendre) à qui n’en a pas encore la force de l’activité autonome dans le monde. Les parents doivent aider à la nourriture au début, la mère mammifère se retirant d’abord à l’accouchement, puis au sevrage, et après les premiers apprentissages car le tout petit n’est pas encore un être-au-monde. Cette phase embryonnaire, autant du point de vue anatomique que des premiers apprentissages, implique que les parents et en général les maîtres réservent leur puissance d’adultes en adéquation à la petitesse : nourriture et savoir sont donnés au compte-gouttes. Le retrait de la donation viendra, son hétéronomie sera effacée, lorsque l’autonomie est réussie. C’est ce que j’appelle un mécanisme d’autonomie à hétéronomie effacée. Or, c’est cet ‘effacé’ que les biologistes, le connaissant, bien sûr, n’intègrent point dans leurs descriptions phénoménologiques, par une faute qui revient à la priorité de l’intérieur sur l’extérieur par où j’ai commencé : elle domine la pensée occidentale depuis Platon tout au moins, car elle correspond à nos évidences existentielles les plus fortes ; cette faute a été dessinée par Jacques Derrida sous le nom de logocentrisme. Nous ne pouvons pas parler et penser sans oublier que nous l’avons appris ; si en parlant ou en pensant l’on se souvenait des voix de nos parents et de nos maîtres, nous serions des hallucinés, comme dans les rêves.









[1]. Comme tout le monde, philosophes, psychologues, sociolo­gues, etc., voulant parler de ce qui les entoure, en donner des exem­ples, égrènent toujours des listes du type: des faits, des événements, des objets ou des choses, des situations, des actions, des relations, des personnes, des proces­sus, des structures, des individus collectifs, des institutions, voire des états men­taux. On a une conception chaotique de ce qui est en dehors de nous, ce qu’on dit ‘la réalité’, ‘le monde’, 'le contexte’.
[2] La bouche aussi, d’ailleurs, la position debout des primates la réserve au seul système de nourriture, ce qui rendra possible la parole humaine comme un autre système bioologico-social.
[3] Elle est l’origine de ce que les philosophes appellent ‘le problème du mal’, aujourd’hui celui de la violence ; c’est l’évolution qui a inventé les muscles des forces agressives et les ruses pour tromper l’autre.
[4] Être et Temps, 1927, avant de devenir nazi, hélas !