quinta-feira, 5 de outubro de 2017

Une question d’inspiration prigoginienne : qu’est-ce que l’énergie, la force attractive et l’entropie?



“dans la physique actuelle,
nous ne savons pas ce que c’est l’énergie” (Feynman)
“qu’est-ce que la gravité? [...]
quel est le mécanisme intrinsèque qui l’origine?
[...] Newton n’en a pas élaboré d’hypothèse
  personne après lui n’a proposé aucun mécanisme”
(Feynman)


Pré-scriptum : l’auteur de ce texte travaille en philosophie depuis environ 60 ans, mais sa première formation a été en ingénieur civil, à l’I. S. T. de Lisbonne (1956).


1. Une question que l’on peut poser à la science qui s’en occupe, la Physique, c’est celle de savoir qu’est-ce que l’énergie ?; on sait qu’elle se conserve dans l’univers et se dégrade, selon les deux principes de la Thermodynamique, mais aussi qu’elle est susceptible de constituer des stabilités instables (Prigogine), secret entropique de l’évolution des vivants et de l’histoire des humains[1]. Dans un texte cité au §2, le physicien Nobel réputé Richard Feynman disait que  “dans la physique actuelle, nous ne savons pas ce que c’est l’énergie” (p. 95). Il faudra donc questionner la Physique et la Chimie avec des yeux instruits par Prigogine, allant au-delà de son propos qui a manqué d’une philosophie adéquate. Toutefois interrogeons d’abord le mot lui-même que le physicien anglais Thomas Young est allé chercher en 1807 au vocabulaire philosophique d’Aristote pour remplacer les forces vives” des physiciens classiques. La pair dynamis / energeia répond dans sa Physique à deux situations du mouvement, de l’altération d’un vivant, animal ou humain : dunamis, celle qui précède le mouvement mais correspond à ce qu’il en a déjà la capacité, la ‘puissance’ (traduction habituelle) ou possibilité, ‘il peut’ (verbe dunamai, pouvoir) changer, ayant y compris la force de ce changement (d’où la ‘dynamique’ newtonienne en tant que théorie des forces) ; en-ergeia, la situation qui correspond à ‘l’acte’ (traduction habituelle) de ce mouvement effectué, (-ergon) travail sur soi (en-) ; puisque mouvement est dit kinêsis, d’où ‘cinétique’, on comprend que les physiciens soient allés chercher cette paire aristotélicienne pour dire les énergies potentielle / cinétique. Il y a toutefois une différence entre les deux physiques, car chez Aristote il s’agit de la substance (ousia) elle-même qui se meut, s’altère, tandis que dans notre physique il s’agit de la différence mesurée, relative à l’énergie, entre deux positions de graves, par exemple dans le champ de la gravitation : dans un barrage, la différence entre le niveau de l’eau du réservoir et la position plus baisse de la turbine, c’est l’énergie potentielle, tandis que l’énergie cinétique est celle du mouvement de l’eau tombant effectivement du premier niveau vers le second.

La labeur dans la connaissance scientifique
2. On pourrait penser que, antérieure à la vie, la matière dont s’occupent Physique et Chimie, la matière ‘vraiment substantielle’, connaît une stabilité authentique sans des oscillations instables. C’est d’ailleurs ce que Prigogine semble avoir pensé lui-même quand il parle de la stabilité des atomes de notre univers tiède”, comme s’il postulait qu’ils étaient inaccessibles à la ‘production d’entropie’ qu‘il avait découvert dans la chimie du métabolisme cellulaire (et lui a valu le Nobel de Chimie en 1977) et cherchait par la suite dans des turbillons et d’autres phénomènes plus ou moins marginaux, tout en disant parfois que sa nouvelle conception était destinée à l’ensemble de la Physique. Pour venir à la question, on peut avoir recours au fameux texte Leçons sur la Physique du Nobel Richard Feynman[2], dont la pédagogie a tellement innové que l’on pourra peut-être le lire dans sa logique de 1961-62, sans tenir compte des découvertes postérieures, croyant que les ‘fondements’ de la Physique dont il s’occupe n’auront pas changé ni qu’il y eût des textes de divulgation si clairs.
3. Pour adapter la perspective entropique de Prigogine au-delà du métabolisme celulair, à la Biologie animale et aux sciences relatives aux humains, il a fallu dénoncer le préjugé aristotélicien substantialiste dans les paradigmes de ces sciences : ‘corps propre’ dans les Biologies au lieu d’être au monde, ‘population d’individus’ dans la constitution des sociétés au lieu des paradigmes de leurs usages dans les unités sociales. La question dès lors est celle de savoir si l’on peut, et comment, ‘dé-substantialiser’ les atomes et les molécules qui constituent les graves et les astres. En lisant le texte de Feynman, ceci impliquera privilégier le motif du champ de forces attractives sur les corps ou les atomes qui y sont assujettis.  Il s’agit d’un motif paradoxal en Physique, puisque, si l’on prend l’exemple du système solair et de ses planètes, ce sont les astres qui s’attirent réciproquement, le soleil au foyer principal, le champ n’étant ‘rien’ de substantiel, que le jeu entre elles de ces forces d’attraction, tout en étant ce jeu qui soutient le système dans sa stabilité, reconnue depuis les anciens Égyptiens et Chaldéens. Ce paradoxe ne permet pas de décider entre les astres et le champ, puisque celui-ci n’existe pas sans eux, mais c’est ce qui décide le préjugé substantialiste que les empiristes ont hérité d’Aristote à leur insu, en allant au champ ‘après’ les astres, à partir de leurs substances et masses. Pour poursuivre, il nous faudra poser une question épistémologique préalable : pourquoi le laboratoire est indispensable à la Physique ?
4. Ce que cherche le laboratoire, c’est l’alliance entre savoir et technique, entre définition et labeur, il cherche à éprouver les définitions et arguments philosophiques hérités des Grecs et des Médiévaux[3]. Ce qu’il fait est 1) enlever un phénomène donné de sa scène de circulation aléatoire, 2) lui déterminant (délimitant, définissant) le mouvement en des conditions de détermination par des techniques de mesures appropriées, 3) à cette connaissance acquise devant se suivre un mouvement de restitution théorique du phénomène connu à la scène d’où il a été enlevé, puisque c’est la ‘réalité’ extra-laboratoriale que, par des étapes laboratoriales, la théorie cherche à connaître. De même qu’en géométrie et en astronomie, les chiffres mathématiques, entre équations et mesures, rendent possible une exactitude plus grande que celle des définitions en langues structuralement polysémiques (ce que la mathématique n’est pas) : cette exactitude – dans des marges d’erreur, elles se répètent telles quelles dans les autres laboratoires – correspond à une stabilité que les philosophies n’ont jamais réussi ni d’ailleurs les théories scientifiques elles-mêmes qui interprètent les résultats des expérimentations laboratoriales. C’est que celles-ci ont un point faible, elles sont fragmentaires (comme tout problème d’algèbre classique, chacun avec son équation), elles ne rendent possible de connaître avec exactitude laboratoriale à chaque fois qu’un aspect déterminé du mouvement d’un phénomène ; c’est à la théorie, héritière de la philosophie, que revient l’unification de la connaissance, toujours approchée, instable donc, puisque un ‘phénomènes entier’ ne peut venir au laboratoire et reste indéterminé dans sa scène aléatoire[4]. Exemple fameux : Newton a découvert les équations de la force de gravité sans imaginer celle-ci, ce que l’on ne sait pas encore selon Feynman, ni l’énergie ni le pourquoi de l’inertie.
5. Une question décisive du laboratoire peut être illustrée à partir de la fameuse expérience de Galilée démontrant le mouvement uniformément accéléré avec une petite balle roulant par la rainure d’un plan incliné. N’ayant pas encore des horloges capables de mesurer ces temps, Galilée utilisa un sceau d’eau qui s’écoule pendant le temps de la chute et qu’il mesure ensuite, les différences et proportions entre les poids donnant les différences et proportions entre les temps[5]. Mesurer le temps en grammes d’eau ou en secondes, c’est pareil, le physicien ne sait expérimentalement que des différences, pas des ‘substances’ ; sur le temps, il définit et argumente, en faisant de la théorie, c’est-à-dire, de la philosophie ; il faudra dire le même de l’espace, de la masse, de la force, de l’énergie, de l’intensité de l’électricité, comme atteste la conventionnalité (arbitraire) des ‘conventions’ qui définissent les unités des diverses ‘dimensions’ (ce mot souligne qu’en physique on ne travaille que sur des mesures). Les théories évoluent historiquement, tandis que les expérimentations, hors de la précision des techniques de mensuration, continuent valables : par exemple, si la physique de Newton a été réélaborée par Einstein pour des phénomènes à vitesse proche de celle de la lumière, elle continue valable scientifiquement face aux vitesses de la majeur des phénomènes d’ingénierie courante sur terre. Or, avec les techniques de mensuration, c’est la technique qui est entrée dans le noyau des sciences physiques et (bio)chimiques, c’est pourquoi elles aient comme effet des inventions techniques les plus diverses, témoignant ainsi de la stabilité de ces sciences, tandis que les scientifiques discutent de leurs théories, témoignant donci de leur instabilité : leur grand problème est justement le 3) du paragraphe antérieur, le geste de restitution théorique du savoir fragmentaire acquis laboratorialement sur le phénomène, restitution à la scène aléatoire d’où il a été enlevé, hors du laboratoire donc, du savoir sur le phénomène entier, puisque c’est sur celui-ci que la théorie doit verser. Les techniques laboratoriales sont une part du phénomène d’élévation entropique des sciences exactes, de même que les ‘envies’ des scientifiques qui, dans la définition de ‘paradigme’ de Kuhn, sont ‘attirés’ (attract) [6] et liées aux ‘envies’ des collègues du même paradigme par son apprentissage. A la stabilité correspond le cours normal des paradigmes selon Kuhn, ce que l’on pourrait appeler leur homéostasie laboratoriale, en contraste avec leurs crises, manifestation de l’instabilité en de fortes polémiques, souvent pendant des générations.
6. On peut retourner maintenant à l’héliocentrisme. S’il a été donné au génie de Newton de comprendre la stabilité héliocentrique du système, en termes du principe de l’inertie et de sa découverte des forces de gravité comme attraction des corps dans la raison directe de ses masses et inverse du carré de leur distance – c’est-à-dire qu’il n’y serait pas arrivé sans ces deux motifs fondamentaux de sa Mécanique –, ce qui est étonnant c’est que sa démonstration n’ait pas été faite selon eux mais plutôt selon les lois de Kepler (qui avait utilisé les mesures de Tycho Brahe, anti-copernicien) dans lesquelles ne jouent que les espaces et les temps des parcours des orbites des planètes et les raisons entre les surfaces respectives. Il est parti donc du système en tant que ‘champ’ théorique, Newton ayant d’ailleurs avoué, aveu répété par Feynman trois siècles plus tard, qu’il ne sait pas expliquer ce qui est la force de gravité tant qu’attraction à distance[7], de même que l’on ne sait toujours pas aujourd’hui, selon Feynman, quel est la cause du principe d’inertie (qui tient un corps en mouvement quand aucune force ne joue sur lui, p. 114), dont les effets peuvent toutefois être mesurés et calculés. On peut dire que cette manière ‘non substantialiste’ de démontrer l’héliocentrisme joue bien avec ce que l’on peut déduire de l’affirmation de Galilée en mesurant le temps en unités de poids : il ne connaît que des différences et des proportions entre des mesures de temps, et non pas le temps en soi, non pas les substances (les noumènes, dira le newtonien Kant). Or, il arrive que Feynman procède de façon inverse à Newton quand, pour définir charge électrique, il part des charges vers les champs : nous avons ainsi deux règles : (a) les charges engendrent un champ et (b) les charges en champs restent assujetties à des forces et elles se meuvent (p. 60). 1º les charges, 2º le champ, 3º les forces ! Un autre exemple : au premier chapitre, il argumente longuement sur les atomes de l’eau, vapeur et glace, sans jamais parler des forces électromagnétiques  perdues dans la vaporisation ou gagnées dans la solidification. On retrouve la difficulté dans sa conception de la force comme interaction, celle de la gravité étant une interaction à distance (p. 57), ce qui semble signifier que la force est pensée à la manière des forces habituelles de la Mécanique, du genre balle de billard sur une outre balle de billard, action et réaction, ce que l’on peut appeler ‘forces locales’. Il va jusqu’à caractériser la force électromagnétique par la propriété d’aimer repousser au lieu d’attirer (p. 58), il considère seulement les charges du même signal et non point celles de signal contraire, d’attraction, celles qui justifient que les atomes aient des électrons attirées par les protons, donc  qu’il y ait des molécules et des graves, de la glace, de l’eau et du vapeur ! Or, les forces fondamentales de la Physique, nucléaire, électromagnétique et de la gravité, constitutives des atomes et de leurs noyaux, des molécules, des graves et des astres,  les seules dont il y a des champs, sont des forces attractives, et c’est là peut-être la raison par laquelle nous ne savons pas les imaginer : notre expérience intuitive est celle des ‘forces locales’, tellement importantes dans la Mécanique newtonienne. Étant donnée son attention si forte au détail qui change les perspectives, on ne peut attribuer ces choses comme dues à l’inattention de Feynman, cela ne peut qu’être inscrit dans la force elle-même du paradigme (attractive !) qui institue les physiciens en tant que tels (donc qu’il ne faille pas attendre de leur part une grande attention à ce texte).

Énergie, force et entropie
7. Si les grands génies de la Physique, de Newton à Feynman, ne sont pas arrivés, en partant des ‘substances’, à imaginer ce que sont les forces attractives, l’énergie et l’inertie[8], il me semble qu’il ne s’agit pas d’attendre un futur super génie qui en sera capable. Il est plus sensé penser que c’est le problème qui est mal posé : pourquoi ne pas partir de ces motifs inexpliqués pour mieux comprendre ce que sont les dites ‘substances’ ? Puisqu’ils continuent de ne pas être compris, et sans avoir aucune prétention de les ‘comprendre enfin’, on peut dire que, de même que l’on parle du principe d’inertie, ces motifs pourraient avoir un statut, disons, de principes laboratoriaux, c’est-à-dire, de principes d’une philosophie (d’une théorie) qui doit faire face à l’expérimentation de mouvements, des principes nécessaires à la compréhension de toute analyse de laboratoire[9]. Ces motifs, qui ont structurés depuis le début la Physique classique, en rendant manifeste que ses inventeurs étaient aussi des philosophes habiles, constituent en effet le motif fondamental de champ ; dé-substantialiser, ce sera donc considérer théoriquement forces et énergie comme étant épistémologiquement (non pas chronologiquement !) préalables aux ‘substances’, à l’atome, molécule, grave, astre, charge électrique, les trois forces jouant ensemble et l’énergie étant ce qui, par inertie, se répand sans elles. On ne ‘part’ pas de l’atome, à la façon de Feynman, puisqu’il n’y a pas ‘l’’atome, ‘la’ molécule, ‘le’ grave : avant tout, ce qu’il y a ce sont les champs des astres dans lesquels les trois forces agissent. Dans le cas du système solaire, les orbites des astres sont stables du fait du champ de forces de la gravité qui les retient, champ qui consiste en eux-mêmes en mouvement inerte vis-à-vis les uns des autres[10]. Les graves dont un astre est fait sont eux aussi retenus par le champ des forces de gravité, ainsi que, à leur tour, ces graves sont faits de molécules que des forces électromagnétiques retiennent ensemble, leurs atomes devant, eux, leur stabilité à la rétention de protons et neutrons dans le noyau par des forces nucléaires. Quel est le sens de ce ‘retenir’ quatre fois souligné ? La stabilité de ce qui est retenu et qu’il la perdrait en n’étant plus retenu : l’explosion de l’essence liquide dans le moteur d’une voiture est l’exemple de la fin d’une telle rétention par des forces électromagnétiques et, en conséquence, que ses molécules, devenues gazeuses, se répandent sous forme d’explosion, de même que, mutatis mutandis, les protons et les neutrons des bombes nucléaires qui explosent parce qu’on leur retire les forces nucléaires, et aussi se répandent des photons quand des électrons en mouvement perdent un peu des forces qui les retenaient. Si une fusée envoyée sur la lune ou une sonde sur marte, après avoir quitté le champ de la force de la gravité qui les retenait sur la terre, suivent sans avoir besoin de plus énergie que celle qui les a chassé (on ne pourrait les alimenter dans la stratosphère à égal que jusque lors), elles suivent selon un mouvement inerte, perdues leurs liaisons à des forces quelconques. On peut dès lors définir une force attractive par sa capacité de retenir ce qui, de son inertie à soi, se répand sans limites. Or, ce qui se répand de cette façon, ce qui explose, ce sont des exemples essentiels, non pas n’importe lesquels, d’énergie. Donc, ce que les forces attractives font par leur retenir ou lier, c’est créer de l’entropie positive (Prigogine), c’est-à-dire, de l’énergie interne telle qu’Einstein l’a conçue comme équivalente au produit de la masse par le carré de la vitesse de la lumière[11]. Le mot grec ‘entropie’ (‘se fermer en soi, timidité, honte’) convient à cette ‘énergie’ einsteinienne[12]. Il n’y a pas que les gaz et les liquides, les airs et les mers, qui sont soumis à des vents, des ondes et d’autres tourbillons, les solides sont eux aussi instables selon leur position dans le champ de la gravitation, des rocs soumis à l’érosion, parfois des tremblements de terre ou des volcans nous rappellent que les mots ‘terrible’ et ‘terreur’ sont composés à partir de ‘terre’. Instabilité chimique aussi, toujours que la proximité entre des molécules rende possible des transformations que la Chimie étudie, comment le fer est oxydé, par exemple. Tout ceci est construit entropiquement au sens de Prigogine, et peut donc être détruit, c’est pourquoi il y a de l’entropie au sens de Clausius, c’est pourquoi il y a une ‘histoire’ de l’univers, de la scène de gravitation[13].
8. Explosion, expansion, inertie, ce seront donc des contre-exemples de l’entropie prigoginienne, ce sont des mouvements de sa dégradation, de l’entropie clausienne qui s’accroît. Mais ce sont aussi des exemples de l’étrange mécanique quantique, dont l’étrangeté principale est justement l’instabilité de sa population de particules des électrons sans bride qui partent comme des balles ou comme des ondes (ce sont des exemples de Feynman dans son dernier chapitre), rares étant les particules qui réussissent à persévérer une fois déliées (proton, électron, photon, presque pas d’autres) ; on ne peut même pas parler d’elles en termes de ‘population’, motif qui implique durée, ni ‘monde’ ou ‘univers’ quantique, même pas ‘matière’, puisque ces particules n’existent qu’en tant que lumière, des rayonnements ou du courant électrique, ou alors de façon très fugace en des accélérateurs, des laboratoires. Quand le grand physicien multiplie ses avertissements sur la difficulté de comprendre la gravitation en termes de forces électromagnétiques quantiques, tout en regrettant ce que l’on appelle la non unification des deux grandes théories de la Physique du XXème siècle, relativité et quantique, la question que le lecteur peut poser est celle-ci : quelle est la barrière entre la grande stabilité de notre univers macro et l’instabilité incroyable, ultra chaotique, de cet étrange micro quantique ? Voici une réponse osée : ce sont les champs des forces attractives. D’une part, il n’y a que des particules, fussent des atomes isolés, de l’autre, que des graves et des astres, lesquels, analysés, se révèlent constitués par des atomes et leurs noyaux, par des molécules[14]. Or, comment peut-on dépasser cette barrière ? D’ici vers là-bas, par la désintégration technique des atomes et noyaux (des graves) jusqu’aux particules, en des bombes ou des centrales nucléaires, en des grands accélérateurs. Et de là-bas vers la matière de chez nous ? du big Bang vers les étoiles ? peut-on ‘prendre’ des protons, des neutrons et des électrons et fabriquer des atomes et des molécules ?
9. Si l’on accepte la conception de science physique proposée ci-dessus (§§ 4-5), il faudra conclure que son noyau dur consiste dans les équations correspondantes aux résultats expérimentaux, qui sont les ‘données’ qui doivent ‘vérifier’ dans ces éqautions leurs ‘variables’. Tant que les instruments de mesure ne changent pas, ces équations (variables et données) se vérifient, comme on dit, elles sont ‘vraies’. Galilée et Newton résistent aux physiques du XXème siècle, c’était surtout leur physique que l’on enseignait dans les écoles d’ingénieurs dans les années 50 du siècle écoulé. Interpréter ces équations et ces expériences fragmentaires dans une théorie, avec leurs définitions de concepts et leur argumentation, quelque chose qui doit exister pour créer le laboratoire lui-même, reste toutefois un travail ‘philosophique’ (théorique) de physiciens qui définissent et argumentent à fin de comprendre ce qui arrive au laboratoire, puisque les équations ne touchent pas aux ‘substances’, que (des mesures) des différences et des proportions, comme l’a écrit Galilée[15]. Ceci a des conséquences que les physiciens semblent difficilement comprendre par des raisons philosophiques. Par exemple, que les laboratoires sont irréductibles et donc les équations et les techniques de mensuration de la Physique newtonienne continuent scientifiquement valables, en permettant notamment d’innombrables constructions techniques, même si l’interprétation ‘philosophique’ venue d’autres contextes laboratoriaux (des vitesses très hautes, des distances ultra microscopiques) révise les anciennes interprétations sans toutefois pouvoir les déclarer ‘fausses’, comme Feynman fait parfois de façon péremptoire. S’il le fait, c’est une autre conséquence, ce n’est pas en tant que physicien (puisque les laboratoires respectifs sont irréductibles), mais en tant que philosophe (théoricien d’un autre type de laboratoire). Tout autant ‘philosophique’ sera la prétention que la mécanique quantique soit valable dans toute la réalité extra-laboratoriale, dans notre univers matériel où les vitesses sont ‘petites’ et les longueurs d’onde ‘minuscules’, en raison des dimensions macroscopiques des graves. C’est-à-dire que, étant donnée l’irréductibilité des laboratoires respectifs, l’unification si souhaitée des deux grandes théories du XXème siècle ne pourra être que ‘philosophique’, en incluant la dimension philosophique des sciences. Déjà le philosophe Cornelius Castoriadis évoquait l’antinomie épistémologique formulée par Heisenberg  dès 1935 entre la constatation de la non validité des catégories et des lois de la physique ordinaire dans le domaine microphysique et la démonstration de cette non validité par le moyen d’appareils construits selon les lois de cette physique ordinaire et interprétés selon les catégories usuelles [16]. Ce qui signifie que l’unification des deux physiques, relativité et quantique, ne sera possible qu’en tenant en compte les laboratoires où elles ont été formulées, leurs instruments de mensuration et leurs respectives différences d’échelle[17], et bien aussi la validité laboratoriale de la physique de Galilée et Newton, dont les équations reviennent quand on réduit les facteurs d’échelle (quand v/c tend vers zéro dans les équations relativistes).

L’entropie et la flèche du temps contre le déterminisme
10. Prigogine a découvert le secret de toute évolution, de toute histoire, inventions et découvertes, de ce que l’on appelle la flèche du temps. À partir d’une situation chaotique menaçant de dégradation, implosion ou explosion, entropie du type Clausius, comment peut la vie ajourner la mort : comment, de formes très diverses selon le niveau de ladite réalité, est produite cette entropie, sont créées de nouvelles stabilités avec des règles adéquates à des circulations aléatoires, donc instables. Il a permis de comprendre que l’entropie n’est pas que ‘non’, qu’elle est ‘oui’ et ‘non’, sans les opposer (ce qui a toutefois été sa tendance de pensée), puisque la flèche du temps va d’abord au ‘oui’ et ensuite au ‘non’, la mort après la vie et sa condition (puisqu’on ne survit qu’en mangeant des cadavres).
11. Récapitulons. Il y a deux formes essentielles de matière sur la Terre. Matière inerte en sens classique, faite de l’agrégation de molécules relativement simples et égales pour atteindre des dimensions macroscopiques, des solides, des liquides, des gaz : comment est préservée, de la glace à l’eau et de celle-ci au vapeur, la liaison entre les atomes de l’oxygène et de l’hydrogène, qui se révèle plus forte que la solidité et que la liquidité. L’autre, la matière vivante, qui, pour arriver elle aussi à des dimensions macroscopiques et former des organismes fort variables, est faite de la composition de molécules différentes en leurs fonctions cellulaires et très complexes, à base notamment de carbone, et donc assez instables et demandant d’être souvent refaites, demandant constamment de l’alimentation ; quel contraste avec la stabilité et l’impénétrabilité des atomes, dues à leurs noyaux, impénétrabilité qui les rend irrémédiablement autres entre eux. Ce que la vie a réussi, cela a été d’inventer un nouveau niveau de même, au-dessus de cette altérité empirique radicale : le niveau d’individus différents dans la même espèce. Or, ce fut dans le métabolisme de la matière vivante que Prigogine a découvert une entropie positive.
12. Il faut croire que le savant ait été emporté par l’importance de sa découverte à opposer son entropie à celle de Clausius, à une exclusion des phénomènes entropiques, à opposer ensuite les certitudes qui ont rendu légendaires les découvertes de ses prédécesseurs, dont un de ses derniers titres proclame la fin. Or, les certitudes de la physique classique, qui sont laboratoriales, restent des certitudes, on l’a dit, ne sont pas devenues des lois simplement statistiques : au lieu de dire que ce sont des lois déterministes, on doit dire que ce sont des lois déterminées, c’est-à-dire, déduites dans les conditions de détermination du laboratoire. Le problème, c’est que l’on a toujours pensé que ce qui était valable au laboratoire était automatiquement valable dans ladite réalité, là, où il y a toujours des incertitudes, dues à la confluence d’effets non dominable qui a justement impliqué la nécessité du laboratoire. Or, le motif de scène, c’est clair chez l’automobile, éclaire la question : les règles de détail étudiées par les laboratoires correspondent dans le tout théorique à des situations aléatoires, la machine est construite rigoureusement dans ses pièces pour suivre l’aléatoire de la loi du trafic. De même, l’anatomie de n’importe lequel animal, ‘construite’ selon la cruelle loi de la jungle qui commande de manger l’autre vivant pour survivre. La loi de la gravité vaut toujours sur la terre, mais la trajectoire de chaque grave dépend de sa position aléatoire dans sa scène. Pour ce qui est de la mécanique quantique, le problème de l’incertitude des mesures concernera le fait que la distinction entre laboratoire et scène dehors disparaît dans un accélérateur de particules (instabilité totale, on ne peut plus parler de scène). Que hors du laboratoire règne la contingence, on l’a toujours su depuis Platon tout au moins, lui qui a placé les entités résultants de la définition dans l’éternité céleste, parce que sur terre il n’y avait que de la contingence, génération et corruption. Mais c’est vrai que dans son sillage et du neoplatonisme du IIIème siècle, où le terrible Augustin a bu, un Dieu absolu s’opposait à cette contingence et a marqué les savants européens, croyants ou pas, d’une conception déterministe qui extrapolait les certitudes laboratoriales (que l’astronomie justifiait) : contre ce déterminisme, Prigogine avait raison. Mais il faudrait un autre argument pour un tel combat. Ce que l’on ne savait pas – ce qui n’a pas été écrit de façon à pouvoir être su de la façon généralisée qui convient à ce savoir –, ce que le maître n’a pas su, lui non plus, c’est que les règles (ou lois), les savoirs scientifiques qui ont nourri le récit légendaire des sciences européennes des quatre siècles derniers, ne se réalisent pas substantiellement, on l’a vu chez Galilée,  mais ce sont des règles structurelles de régimes aléatoires de circulation : rigueur de la machine et aléatoire de sa circulation dans le trafic, rigueur de l’anatomie animale construite pour la chasse aléatoire et pour y échapper, rigueur des règles d’une langue qui rendent possible l’entente dans l’aléatoire d’une conversation ou d’une discussion écrite. Que les règles soient pour l’aléatoire n’est possible, à chaque niveau des choses, que de par l’entropie prigoginienne. Comment au-dessus des roches, des mers et des airs, mobiles sans doute mais durant à grande stabilité si les températures ne bougent pas beaucoup, se sont établies des in/stabilités vivantes, éminemment fragiles puisque mortelles, mais faisant de la mort vie, loi de la jungle, en des espèces chaque fois plus complexes qui durent au-delà des générations d’individus mortels qui procréent.
13.  Que les lois scientifiques soient pour l’aléatoire, c’est, je crois, ce qui réhabilite – sans déterminisme et selon la relativité du savoir occidental en tant qu’historique –  leur vérité et celle des sciences exactes des savant européens, contre beaucoup de leurs héritiers eux-mêmes qui croient facilement aujourd’hui que leur ‘vérité’ est provisoire, une erreur en sursis. Les techniques sorties de leurs laboratoires nient ce scepticisme.





[1] La phénoménologie scientifique supposée ici (blogue philoavecsciences) considère quatre grandes scènes historiques : celle de la gravitation (cosmos), de l’alimentation (vie), de l’habitation (sociétés humaines) et de l’inscription (savoir défini occidental), leurs éléments étant caractérisés respectivement par le noyau atomique, l’ADN, les unités sociales disciplinant la sexualité et l’alphabet avec définitio. Le virage phénoménologique par rapport à la philosophie européenne a été le fait de Husserl, Heidegger et Derrida, la différence (phénoménologique, ontologique et avec a) placée avant la substance. On dira plus loin comment c’est Galilée et Newton qui ont débuté cette déconstruction.
[2] Que je citerai d’après l’édition portugaise.
[3] Héritage reconnu par le grand physicien qui fut Feynman : ce qu’on appelait d’habitude philosophie naturelle, d’où est dérivé la plupart de la science (p. 74), tout en croyant d’ailleurs comme Newton que la Physique est son équivalent moderne. 
[4] Les règles que les sciences découvrent, de même qu’une automobile est projetée au laboratoire pour se mouvoir dans l’aléatoire du trafic.
[5] Galilée, Discours et dé­monstrations mathématiques concernant deux scien­ces nouvelles, in­trod., trad. e notas por M. Clavelin, 1970, A. Colin, p. 144
[6] Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, [1962], Flammarion, 1983, p. 31.
[7] Feynman dit que “Newton n’a pas élaboré des hypothèses, satisfait d’avoir découvert ce qu’elle faisait, sans s’intéresser par son mécanisme. Personne dès lors n’a pás proposé aucun mécanisme” (p. 128). Au fait, ce que Newton a dit c’est qu’il n’était pás capable de fictionner (fingere en latin, feindre), imaginer une hypothèse explicative de cette étrange force à distance: “je n’ai pas encore réussi à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité et je ne me figure aucune hypothèse (hypothesim non fingo)” (Newton, Principes mathématiques de la Philosophie natu­relle, trad. de Mme Châtelet, Paris [1756], édition fac-simile de A. Blanchard, 1966, pp. 178-179).
[8] Feynman souligne três souvent cette ignorance des physiciens de son temps sur des motifs fondamentaux de la Physique: pp. 57, 66, 95, 106,107, 113-4, 128-9, 133.
[9] Sans laboratoires, ces motifs – des forces qui retiennent des énergies – n’existeraient pas, ce qui n’est pas vrai d’espace, temps, vitesse, poids ; sans le champ de la gravité, il n’y a pas des mouvements de graves sur la terre, de même que sans les explosions de forces électromagnétiques ou nucléaires il n’y a pas d’optique, de relativité ou de la mécanique quantique.
[10] La différence phénoménologique entre le champ des forces de gravité et les astres est équivalente à la différence entre telle espèce biologique et ses individus, telle langue et ses discours ou textes, telle société et ses populations. Affirmer dans un premier temps la primauté du ‘champ’ sur les astres ne peut se faire qu’en l’effaçant ensuite pour dire que champ et astres ce sont le même, l’un n’est pas sans les autres.
[11] C’est sur de l’irradiation électromagnétique qu’il argumente dans le quatrième texte de 1905 (de trois pages) qui établit cette formule.
[12] En ‘entropie’, le verbe trepô signifie ‘changer’, avec l’ ‘-en’ devient intérieur: ‘changement intérieur’, de sentiments, ici d’énergie interne.
[13] Dans le contexte de la phénomenologie qui est ici au travail, on posera la question de savoir jusqu’où ‘l’attraction’ par des forces continue de jouer aux niveaux entropiques de la vie et des humains. Au niveau zoologique, les motifs de flair et de faim jouent comme des attractions chimiques essentielles à la reproduction des animaux, de même que les pulsions sexuelles sont des attractions chimiques pour la reproduction des espèces. Dans l’habitation sociale, le motif d’envie répond aussi à l’attraction du paradigme des usages qui ‘attire’ (Kuhn, généralisé à toute unité sociale), le jeu des désirs et des rivalités, etc. Au niveau de l’inscription, la curiosité est le grand moteur attractif de tout savoir, des apprentissages comme des découvertes et inventions. Entraînement et éducation, ce sont des manières de retenir la spontanéité chimique des attractions biologiques, en vue d’y créer de l’entropie, c’est-à-dire, d’en faire une spontanéité habile capable de jouer quand il faut. Voici une façon de justifier aux yeux des physiciens l’audace du propos.
[14] Je serais tenté de dire que la physique des particules est kantienne et celle de l’atome husserlienne. Les pieds d’argile du kantisme, c’est son point de départ sur les ‘sensations’, comme si elles étaient des ‘étants’ d’où partir, tandis que Husserl, plus avisé, a assis son édifice phénoménologique sur la ‘perception’ de la chose, du phénomène, toujours le même malgré les variations possibles des perceptions. La physique des particules, à la façon de Kant, obéit au principe cartésien d’analyser en descendant jusqu’au plus simple et de monter par la suite pour faire la synthèse. Mais ce ‘plus simple’, sensations ou particules respectivement, subsiste-t-il par soi de façon à être la base possible de la synthèse ?
[15] La première définition de Newton est celle de quantité de matière”, qu’il designe par les mots ‘corps’ ou ‘masse’ et l’on connaît par le poids des dits corps, c’est-à-dire, par mensuration. Il a d’ailleurs commencé en disant que “les Modernes ont enfin rejeté depuis quelque temps, les formes substantielles et les qualités occultes”. Quantité (par différences mesurées, comme chez Galilée) et non point qualité: dé-substantialisation.
[16] “Science moderne et interrrogation philosophique”, Encyclopædia Universalis, vol. Organon, 1975, p. 48.
[17] Tenues en compte dans leurs respectives équations, comme le fait pour la relativité restreinte Laurent Nottale, La relativité dans tous ses états. Au-delà de l’espace-temps, Hachette, 1998.

segunda-feira, 28 de março de 2016

Ce qui manque à la Biologie moléculaire



Texte envoyé à Alain Prochiantz, en écho à son livre Les anatomies de la pensée (Odile Jacob, 1997)
“C’est une tradition malheureuse que de sauter directement du gene à l’organisme ou au comportement” (Les anatomies de la pensée, p.37)

1. J’ai enseigné la philosophie du langage à Lisbonne en faisant attention aux sciences qui s’en occupent, linguistique et sémiotique, anthropologie, neurologie, étant arrivé à une description phénoménologique des questions de ces sciences. Je cite de votre livre ceci, vous veniez de parler da « la conscience des calamars ». : « […] que le cerveau, se construisant dans un rapport au monde et, pour ce qui est des êtres doués de langage, dans un rapport aux autres, il faut bien que la conscience de soi naisse de cette confrontation ». Or, je n’avais pas trouvé ce souci chez aucun des neurologistes que j’avais lu, de même que votre mot cité en exergue, je ne l’avais pas trouvé chez aucun biologiste. Et toutefois, j’étais arrivé moi aussi, phénoménologue, à ces conclusions à partir de ce que j’avais appris chez les uns et chez les autres ! J’ai dû comprendre qu’un obstacle philosophique terrible jouait chez eux, quand justement, vous en témoignez, la biologie moléculaire menait d’elle-même à s’opposer à ce dualisme greco-chrétien, opposant l’ »âme » ou le « sujet » pas seulement au « corps », mais au « monde » aussi. L’obstacle reste toutefois, quand on ne veut plus d’âme : un dualisme plus difficile à vaincre, celui de la priorité de l’intérieur, fût-ce celui du corps, sur l’extérieur, l’environnement ou le milieu, le monde. Permettez-moi, vous non plus, vous n’en avez pas échappé tout à fait. Vous citez Canguilhem selon qui Darwin et Cl. Bernard ont bouleversé le rapport au milieu, qui devient « milieu vivant » (p. 177), mais deux pages après, quand une note dit ainsi : « fuir l’objet dangereux vu ou senti, atteindre l’objet convoité », qu’en est-il du « milieu vivant » ? Ce fuir et cet atteindre sont justement les deux comportements par excellence des animaux, des invertébrés comme des vertébrés, car leurs anatomies, si différentes pourtant, sont toutes structurées pour les rendre possibles, mais ils sont dits dans un langage logico-philosophique – « objets » ! [1] –, pas du tout bio- ou écologique. Au risque de paraître vouloir « enseigner le Notre Père au curé », comme on dit chez moi, laissez-moi m’éteindre un peu sur la question, car elle permettra de défaire la priorité de l’intérieur sur  extérieur : c’est en effet l’anatomie (et sa genèse) qui manque sa place entre les gènes et l’organisme ou les comportements. Il y a deux mots – ‘influence’ du milieu et ‘adaptation’ au milieu – qui sont des symptômes de ce qui est en question, ils supposent qu’il y a extériorité réciproque, ce que la biologie toutefois a réfuté : question donc, qu’en est-il du « milieu vivant » ?
2. Sans parler de la sexualité, on peut estimer qu’il y a trois systèmes dans les anatomies des animaux. Le premier est repérable dans le fœtus des mammifères, le seul qui fonctionne pendant que l’ensemble de l’anatomie est mise en place : celui de la circulation du sang qui nourrit chaque cellule de molécules à base de carbone et de molécules d’oxygène. Son rôle est de répondre au problème de tout organisme, à la différence des unicellulaires qui, dans la mer primitive ou dans nos liquides interstitiels, trouvent en dehors et plus ou moins à leur portée des molécules à base de carbone pour leur nourriture. La logique de tout organisme est une sorte de ‘contrat social’, il lui faut trouver des mécanismes capables de fournir ces molécules à toutes ses cellules, ce qui est accompli directement par la circulation du sang. Pour y arriver, il faut que les cellules se spécialisent en ‘organes’ et leurs tissus, c’est là en effet le rôle du tout, des trois systèmes de l’anatomie. Le deuxième système doit se charger des mécanismes capables de fournir au sang les dites molécules, mais où les trouver sur terre qui ne dispose que des molécules minérales ? elles ne sont produites que par la photosynthèse des plantes où les herbivores les vont chercher, mangés à leur tour par des carnivores, tandis que les invertébrés se mangent les uns les autres autant qu’ils peuvent. Or, puisqu’il s’agit d’organismes entiers à manger, l’évolution a dû trouver des mécanismes capables de dépouiller les organes mangés à fin d’isoler les molécules ajustées aux besoins des métabolisme cellulaire. Le premier organe de ce système de nutrition, appareils digestif et respiratoire, est la bouche, organe de captation par où les restes d’animaux ou végétaux pénètrent dans le système, venus de l’extérieur, de la scène écologique (c’est celle-ci qui est ledit « milieu vivant » !). Ce sont ces molécules qui vont développer les cellules dès l’œuf, elles constituent le matériel de fabrication de toute l’anatomie de l’animal, de tous les organes, la fabrication donc de l’intérieur par excellence. Certes, ces processus sont guidés par les gènes, qui dans la cellule sont aussi logés à l’intérieur, dans le noyau, mais qui ne font rien sans la mise des divers ARN qui jouent dans le métabolisme, le ‘messager’ se dégradant chimiquement après avoir synthétisé la protéine, tandis que le gène respectif reste en retrait pour la prochaine fois où il soit requis. L’unité de base, vous le dites nettement (p. 35sv), est l’œuf entier, le cytoplasme hérité de l’ovule maternel et le génome, pas celui-ci seul. Le troisième système est celui de la mobilité dans la scène écologique, la bouche ne pouvant accomplir son rôle de prédation que a l’aide de l’ensemble du système : organes périphériques des sens (yeux, ouïes, peau), cerveau et muscles des membres (pieds, mains, phonation), périphériques eux aussi, car les deux bouts du système (qui est aussi celui de l’apprentissage) sont à l’extérieur. Le double cerveau des oiseaux et des mammifères joue sur les deux systèmes[2], sur des hormones qui régulent l’homéostasie du sang et poussent à la chasse, que le flair, les yeux et les ouïes contrôlent, poussent à la prédation donc ; mais il commande aussi la fuite devant un prédateur plus fort, les stratégies de cachette, d’utilisation de poison ou toute autre. Voici donc que vos « objets » ne se réfèrent pas à des comportements quelconques, des exemples parmi d’autres, ils relèvent des deux comportements biologiques vitaux de toute anatomie animale.
3. Le truc de l’évolution a été de mettre en route ce que l’on peut appeler le cycle biochimique du carbone, à partir de la photosynthèse : c’est ce cycle qui commande cette chose extraordinaire – tellement ordinaire que l’on ne la voit pas d’habitude – qu’il n’y a pas de vie que par la nourriture de l’autre vivant, par sa mort le plus souvent (invertébrés, poissons, carnivores). La loi de la vie est la loi de la jungle[3], au sens littéral et non métaphorique – « belle et cruelle, la nature » (Nietzsche) –, dont les sociétés humaines se sont en partie libérées par l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Voici mon propos : ce cycle du carbone qui implique l’alimentationnalité, cette loi de la jungle détermine les anatomies de toutes les espèces animales. Il va de soi que cette ‘détermination’ est à entendre de façon non déterministe, elle compte avec votre insistance sur l’aléatoire, dès l’épigenèse, vous nous l’avez appris dans vos textes antérieurs ; en effet, la même loi a déterminé des anatomies fort différentes, à chacune de jouer selon ses règles à elle. De même que l’on peut dire que la loi du trafic sur les routes détermine l’anatomie des automobiles, camions, motos, si divers, tous étant des machines strictement structurées  selon des règles laboratoriales pour suivre des chemins aléatoires par des manœuvres aléatoires. Règles et aléatoire se supposent réciproquement : elles sont découvertes au niveau du détail du laboratoire (cause / effet), mais leur ensemble, au niveau théorique, joue pour produire des mouvements, aléatoires par définition, par structure. Exit le déterminisme !
4. Si l’on vient ensuite à la question de la mise en fonctionnement du cerveau des humains, on y trouve très vite la question de l’apprentissage où le cerveau, son neo-cortex notamment, a un rôle essentiel, mais où il faut aussi reprendre la critique de la priorité de l’intérieur, car ce que l’on apprend vient de l’extérieur, les divers usages d’habitation, dont la cuisine avec l’invention du feu est parmi les premiers, et le langage, bien sûr, probablement d’abord comme de noms et des recettes d’usages techniques ou des coutumes. Or, le langage est spectaculaire ici, car il est un héritage ancestral, déjà là quand nous naissons, les mots et leurs règles pareilles pour tout le monde et, une fois appris, il devient la façon singulière de penser de chacun, gardée de façon jalouse dans son intimité, ses secrets : ce qui a été appris de l’extérieur devient la structure du psychisme intérieur. Un exemple qui n’est pas banal. Quand on parle, nous usons spontanément des centaines de règles de morphologie des verbes et de syntaxe, prépositions et conjonctions, apprises avant l’école, qu’aujourd’hui encore viennent automatiquement sans que jamais nous en ayons eu conscience au moment de parler. En effet, de façon générale, le prodige de tout apprentissage, plus ou moins lent et venant du dehors, c’est le passage du non-savoir à la spontanéité habile jouant du dedans.
5. Ceci implique donc que le cerveau est un organe biologique et social à la fois, ce qui fait partie de ce que vous dites sur son individuation progressive.
6. Du point de vue philosophique dont je me réclame, le tournant a été d’abord le fait de l’inventeur de la phénoménologie, Husserl (1859-1936), qui s’est donné comme but le « retour aux choses », c’est-à-dire aux phénomènes, tournant radicalisé par son disciple Heidegger (1889-1976)[4], qui a défini l’humain comme être au monde, en insistant sur son extériorité et sa temporalité – ek-sister, c’est être (–sister) dehors (ex-) – et sur son souci de son habitation, ces dimensions étant inconnues de l’âme, sujet, conscience, notions qui caractérisaient les humains auparavant. Il oubliait toutefois que le premier de ces soucis était l’alimentation, issu de sa condition biologique. Car pour les philosophes la pensée vient d’abord dans leur approche de l’humain, Heidegger ne semble pas s’être rendu compte des possibilités d’éclaircissement des questions biologiques que je vais indiquer. On peut se demander si les neurologistes ne veulent aussi aller tout de suite aux dimensions supérieurs des humains et ne se rendent pas compte que l’anatomie humaine, cérébrale y comprise, a été inventée par l’évolution pour des mammifères qui ne parlaient pas encore ni ne travaillaient, inventée donc en fonction de la loi de la jungle, pour se nourrir et se défendre d’être la proie des autres. Dans une deuxième étape de sa pensée, Heidegger a parlé de la donation des choses et de leur temporalité par l’Être (par l’Événement, en 1962), cette donation se faisant toutefois en retrait, ce qui permet de comprendre mieux le motif de scène écologique, le « milieu vivant ». En transposant cet Être ou Événement sur les phénomènes, on peut dire en effet que c’est la scène écologique qui donne les animaux : double donation, celle de la procréation à partir d’un couple parental, qui donne l’œuf, celle ensuite de l’alimentation, les végétaux et les animaux qu’il faut manger pour le développement. La première donation ne sert à rien sans la seconde, que l’anatomie à y développer est faite pour chercher / recevoir. Donation en retrait de ceux qui donnent, ça veut dire quoi ? que la donation est faite à du ‘tout petit’, le don étant de ce qui sera son ‘autonomie’ (les gènes, l’anatomie à venir, les usages à apprendre) à qui n’en a pas encore la force de l’activité autonome dans le monde. Les parents doivent aider à la nourriture au début, la mère mammifère se retirant d’abord à l’accouchement, puis au sevrage, et après les premiers apprentissages car le tout petit n’est pas encore un être-au-monde. Cette phase embryonnaire, autant du point de vue anatomique que des premiers apprentissages, implique que les parents et en général les maîtres réservent leur puissance d’adultes en adéquation à la petitesse : nourriture et savoir sont donnés au compte-gouttes. Le retrait de la donation viendra, son hétéronomie sera effacée, lorsque l’autonomie est réussie. C’est ce que j’appelle un mécanisme d’autonomie à hétéronomie effacée. Or, c’est cet ‘effacé’ que les biologistes, le connaissant, bien sûr, n’intègrent point dans leurs descriptions phénoménologiques, par une faute qui revient à la priorité de l’intérieur sur l’extérieur par où j’ai commencé : elle domine la pensée occidentale depuis Platon tout au moins, car elle correspond à nos évidences existentielles les plus fortes ; cette faute a été dessinée par Jacques Derrida sous le nom de logocentrisme. Nous ne pouvons pas parler et penser sans oublier que nous l’avons appris ; si en parlant ou en pensant l’on se souvenait des voix de nos parents et de nos maîtres, nous serions des hallucinés, comme dans les rêves.









[1]. Comme tout le monde, philosophes, psychologues, sociolo­gues, etc., voulant parler de ce qui les entoure, en donner des exem­ples, égrènent toujours des listes du type: des faits, des événements, des objets ou des choses, des situations, des actions, des relations, des personnes, des proces­sus, des structures, des individus collectifs, des institutions, voire des états men­taux. On a une conception chaotique de ce qui est en dehors de nous, ce qu’on dit ‘la réalité’, ‘le monde’, 'le contexte’.
[2] La bouche aussi, d’ailleurs, la position debout des primates la réserve au seul système de nourriture, ce qui rendra possible la parole humaine comme un autre système bioologico-social.
[3] Elle est l’origine de ce que les philosophes appellent ‘le problème du mal’, aujourd’hui celui de la violence ; c’est l’évolution qui a inventé les muscles des forces agressives et les ruses pour tromper l’autre.
[4] Être et Temps, 1927, avant de devenir nazi, hélas !

segunda-feira, 13 de outubro de 2014

Les doubles liens : retour aux choses, un siècle après Husserl




L’ousia selon Aristote
Le double lien est la déconstruction de la séparation opposition : ousia / accidents.
Primauté de la substance sur son contexte dans les paradigmes scientifiques
Différance, réduction, rapport à l’autre : l’apprentissage de la parole
Parménide, Marx, Derrida : la biologie moléculaire
Déconstruire, écrit-il. Quoi ? la Physique d’Aristote

1. La phénoménologie dont on se réclame ici comme déconstruite et capable de déconstruire a un rapport historique avec Husserl, accomplissant le retour aux choses,  mais aussi avec ses deux dissidents, Heidegger et Derrida. Du premier, elle garde le souci de la crise des sciences européennes”, même s’il ne s’agit pas tout à fait du même type de sciences[1], elle en garde la réduction comme opérateur majeur. Le second a sans doute tourné le dos à ce souci du maître, mais sans perdre de vue l’avenir de la science : “pour opérer une trans­formation de la science, et donc d’abord du savoir originaire, notre être-là a besoin d’un tout autre tirant d’eau métaphysique; il a besoin d’abord de retrouver un rapport fondamental, institué et édifié véritablement, à l’être de l’étant dans son ensemble”, a-t-il écrit en 1935[2]. On retiendra de lui notamment le motif de la donation en retrait, que le motif de scène garde au niveau ontique de la différence ontologique. Du dernier, à qui revient le motif de double lien, il n’est pas nécessaire d’évoquer comment ses premiers textes se sont occupés de langage, sexe et loi, de l’interdit de l’inceste et société en tant qu’alliance entre lignages différents, de sexualité et littérature, folie, théâtre, économie, comment l’écriture débordait de tous les côtés le sujet européen ; mais évoquer peut-être le rapport de “la trace" à la biologie moléculaire en train de naître, à son programme génétique. [1] [2] Certes, ni Heidegger ni Derrida ont poursuivi leur chemin en tant que phénoménologues, mais j’estime que leur travail d’écriture, de pensée, n’a pas rompu avec la phénoménologie     [3] [4].
            2. Le motif de double lien a été emprunté à G. Bateson ; il apparaît dans Glas (1974) pour la première fois et puis en La carte postale (1980), les deux textes qui marquaient sa sortie des textes académiques”, m’a-t-il confié lors de notre première rencontre, à Lisbonne en novembre 1983, qu’à l’époque je n’avais pas lu. Il l’a utilisé ensuite dans ses essais éthiques et politiques des années 80 et 90, mais, à ma connaissance, jamais au niveau grammatologique, comme ce sera le cas ici : ce que j’appelle phénoménologie – qui s’occupe des phénomènes des sciences – se situerait plutôt dans l’horizon de ce qu’à l’époque de la De la Grammatologie il envisageait comme science de l’écriture en général et qu’il n’a plus repris, autant que je sache. À ceci près toutefois, que le double lien permettra de lier les découvertes scientifiques majeures du siècle XX à la démarche grammatologique, condition de ce que j’appelle philosophie avec sciences[5] La question que je vais tâcher de poser est celle du rôle des doubles liens dans la démarche de la déconstruction, tard venus par rapport aux motifs grammatologiques de trace, différance, marge, marque, supplément, etc. Je ne saurai en parler pour ce qui est de l’usage derridien dans les années 80 et 90, sans doute fort différent de celui que je vais proposer. C’était vers la fin de la lecture de La Phénoménologie de l'Esprit dans Glas[8]: “[...] avant toute chose, avant tout étant déterminable, il y a, il y avait, il y aura eu l'évé­nement ir­ruptif du don. Événement qui n'a plus aucun rapport avec ce qu'on désigne couramment sous ce mot. On ne peut donc plus penser la donation à partir de l'être, mais ‘le contraire’, pourrait-on dire si cette inversion logique était ici pertinente au moment où il ne s'agit pas encore de logique mais de l'origine de la logi­que. Dans Zeit und Sein, le don du es gibt se donne à penser avant le Sein dans es gibt Sein et déplace tout ce qu'on détermine sous le nom d’Ereignis, mot sou­vent traduit par événement [...] il y a là un fatum du don et cette né­cessité se disait dans le ‘doit’ (muss) qui nous l’indiquait plus haut: le Tau­meln, le ver­tige, le délire doit se déterminer en pour-soi et pren­dre consis­tance; dès lors que cette contrainte, cette striction du ‘doit’ vient presser l'éner­gie folle d'un don, ce qu'elle provoque est forcément un contre-don, un échange, dans l'espace de la dette (Glas, ed. poche, pp. 337-338). C’est donc dans le contexte de l’Erei­gnis du texte heideggerien de 1962 que Derrida parle d'un ‘doit’, d’une con­trainte, d’une loi, d’une striction qui “vient presser l'énergie folle d'un don. Or, je terminais une thèse sur l’épistémologie de la sémantique saussurienne, cette striction ou stricture est venue un jour engendrer, de façon tout à fait inattendue, la matrice des doubles liens qui rendait compte de ce que, une quinzaine d’années plus tard, j’ai compris que son nom devait être ‘phénoménologie’. Cinq sciences s’y liaient entre elles phénoménologiquement en ceci que, d’après leurs découvertes majeures, leurs champs structurés de phénomènes traditionnels manifestaient une sorte de réserve de non-phénomènes stricturés, obéissant à une loi tout autre que celle du champ traditionnel des phénomènes : dans le champ de la gravité et des transformations chimiques, les protons et neutrons du noyau atomique, dans les cellules des vivants l’ADN dans leur noyau, dans le langage, les phonèmes ou lettres de l’alphabet, dans les systèmes de parenté les rapports d’inceste, dans la théorie des pulsions le refoulement. Dans tous ces cas, chacun à sa façon, quelque chose des phénomènes est retranchée de leur champ comme condition d’appartenance des phénomènes à ce champ-là ; déjà à l’époque la voiture automobile fournissait un premier modèle de compréhension, son cylindre retranché du reste de l’appareil. Ce ne fut que plus tard que j’ai compris, toujours en lisant Derrida, que ces doubles liens relevaient de deux lois indissociables et inconciliables, de l’énigme de la différance exemplifiée chez Freud dans la conférence de 1968 (1972). Philosophie avec sciences dit comment ces sciences ont repris leur dimension philosophique que Kant avait suspendu deux siècles auparavant, comment elles rendent au ‘sujet’ de la philosophie européenne ce qu’il manquait, dimension biologique et sociale, langage. [en effet, ce 'sujet' remplace l'âme, ce qui est simple et intérieur et s'oppose au corps et au monde 'extérieurs'; sauf qu'ici l'être au monde devient 'composé' de plusieurs strates, biochimiques, anatomiques, sociales, langagières, qui se mêlent entre elles en partie, de façon difficile à en rendre compte; mais étant l'extérieur qui prend l'initiative de l'intérieur, on récupère quand même l'étymologie de 'sujet', que la pensée européenne a renversé: l'ob-jet c'est qui pose objection au sub-jet].



[1] Il a consacré un séminaire au livre de F. Jacob, La logique du vivant, hélas ! inédit.
[2] Il a réagi de façon enthousiaste au premier embryon de cet essai, très fruste pourtant, que j’ai traduit en français et lui ai envoyé en 1990 (« A Metamorfose das Ciências. Um jogo entre Prigogine e Heidegger / Derrida », Caderno de filosofias, 3/4, fev 1991, Filosofia / Ciências : Intersecções. Coimbra, pp. 103-160) : « Je me suis immédiatement plongé dans le très beau texte que vous m’avez fait l’amitié de m’envoyer. […] permettez-moi de vous dire d’un mot comme je suis, malgré mon incompétence, impressionné par l’ampleur et la nécessité de votre projet, et naturellement réconforté de voir que mes petits travaux peuvent trouver grâce à vous place dans un champ dont je suis incapable de maîtriser le contenu et la complexité. Mais je compte justement sur un travail comme le vôtre pour m’y initier. […] » (lettre du 28/10/1990).
[3] “Et au­jour­d’hui? Le temps de la philo­sophie phé­nomé­no­logi­que semble passé. On la tient déjà pour quelque chose de dé­passé, qui n’est plus carac­térisé que d’un point de vue his­tori­que à côté d’autres tendances de la phi­loso­phie. Mais la phé­no­méno­logie dans ce qu’elle a de propre n’est pas une tendance. Elle est pour la pensée la possibili­té qui se modifie en temps voulu et qui est par là même la pos­sibilité per­manente de la pen­sée, celle de correspon­dre à l’exigen­ce de ce qui est à penser” (Heidegger, Questions IV, p. 173, je souligne); “la phénoméno­logie comme le laisser montrer de la ‘question’[3] elle-même” (idem, p. 183).
[4] “C’est pour­quoi une pen­sée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénoménologie trans­cendantale que s’y réduire” (Derrida, 1967a, p. 91, toute la phrase soulig­née) : “[...] j’ai essayé de mettre à jour une sorte de présupposition ou de principe métaphysique [le principe intui­tionniste] à l’origine de la phénoménologie. Ce qui fait que ce que l’on ap­pelle la dé­construction était à la fois un geste phénoménologique (s’affranchir ou se libérer de présuppositions spéculatives philosophiques d’un certain héri­tage), mais en même temps, un essai pour déceler dans l’édifice des thèses philosophiques de la phénoménologie certaines de ces présuppositions” (Derrida, Sur parole. Instantanés philosophiques, ed. de l’Aube, 1999, p. 85, je souligne).
[5] Celles-ci reprennent, au sein de la phénoménologie, leur dimension philosophique suspendue par Kant.

L’ousia selon Aristote
3. Pour venir à cette énigme, il faut tâcher de préciser un peu ce qui, dans les débuts grecs de la philosophie occidentale, a tranché – entre quoi et quoi ? – et rendu opératoire ses oppositions. Cela a été, je le crois de plus en plus, l’opération de définition inventée par Socrate et utilisée par Platon – ses Eidê éternels en relèvent – mais surtout et partout par Aristote, auquel Heidegger invite à faire spécialement attention : “la Physique d’Aristote est, en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond de la philosophie occi­dentale”[9]. En effet, celle-ci est une philosophie avec sciences qui a duré pendant environ vingt siècles de l’histoire occidentale du savoir. Elle s’occupe de l’étant en tant que doué de mouvement et y sont définis, autour de l’ousia, les principaux motifs qui organisent ses textes sur les diverses sciences, et que pour sa part la Métaphysique interrogera, en questionnant l’étant en tant qu’étant. Ce motif de l’ousia, substance essence à la fois, noyau de la phénoménologie aristotélicienne (après le platonisme, il a en effet réalisé un premier retour aux choses), peut être envisagé, dans la perspective de ce texte, comme un but par excellence de la déconstruction. C’est le motif qui permet de comprendre ce qui fascine le penseur grec : le mouvement des vivants, soit génération et corruption (naissance et mort), soit changement de quantité et de qualité, déplacement de lieu. C’est donc la capacité de mouvement que l’ousia définit dans ces quatre sens : une même hulê qui gagne un nouvel eidos en perdant l’ancien (sterêsis), le moteur (kinoun) du mouvement vers sa finalité (telos). Soient les deux types d’exemples (Physique, 192b8-23), ceux qui changent par phusis, par eux-mêmes (kath’autôn) et ceux qui changent par accident, par un tiers, tels les objets techniques : d’un œuf un poulain, une statue en bronze. Hulê : ce qui dans le poulain reste de l’œuf (d’autres œufs donnent d’autres poulains), le bronze avant et après la sculpture ; eidos : ce qui apparaît, le poulain et la statue que l’on voit et l’on nomme ; son contraire, sa privation avant le mouvement, le non poulain dans l’œuf, le bronze informe. Quatre sens aussi des motifs du mouvement : d’où il vient (selon l’hulê), sa spécificité (selon l’eidos), d’abord, et le premier principe du mouvement, le moteur, la semence, l’art du sculpteur, ce en vue de quoi il y a changement, le but, la statue placée à l’admiration des gens (pour les vivants eidos et telos semblent coïncider).
4. “Être mû arrive à (sumbanei)”, ce verbe étant la racine d’accident (sumbebêkos): il y a des accidents parce qu’il y a des mouvements imprévisibles, tous les étants sub-lunaires en ont, l’accidentalité est inhérente à leur ousia. Voici donc ce qui opère la définition de ousia : elle distingue les accidents de chaque étant (ousia substance) pour ne garder que ce qu’il a en commun avec ceux de son eidos (ousia essence), c’est-à-dire que le défini est arraché au contexte qui l’a donné accidentellement, c’est la condition pour lui d’avoir une place dans le texte gnoséologique qui argumente sur des essences intemporelles et sans circonstance, bien distingué des récits et des discours de l’opinion : le terme défini garde un seul sens qui permet d’argumenter de façon rigoureuse, perd la polysémie qui est la gloire de la poésie et de la rhétorique. Mais que l’ousia soit dite en plusieurs sens, cela veut dire que ce penseur qui s’est tellement servi de la définition l’a fait de façon nuancée, en circonscrivant la polysémie dans un éventail de quatre sens plutôt que son exclusion radicale. Dans les Catégories, tableau des classes de prédicats, l’ousia et ses neuf accidents possibles, elle est adjectivée comme “première”, au sens de l’étant individuel (cet homme, ce cheval) et ensuite comme “seconde” les espèces (eidê) et genres (genei) “dans lesquels sont contenues les ousiai en sens premier” (Catégories, 5, 2a10-16). Genre et espèce (différence spécifique) étant les deux composantes de la définition de l’eidos, cette ousia seconde est clairement ce que les Latins ont traduit comme ‘essence’, la première étant leur ‘substance’. Dans le grec courant, ousia désignait les terres, troupeaux et résidence, ce qui dans une maison était transmis de génération en génération, ce qui restait ‘le même’ tandis que changeaient les générations.
5. Pourquoi s’attarder sur des choses si connues ? C’est qu’elles ne sont peut-être pas si ‘bien’ connues qu’il ne semblerait. Cette traduction en deux noms a eu des conséquences dans la compréhension de la place du temps dans la pensée d’Aristote, en latin comme en Europe. Doublement. D’une part, le temps concerne le devenir, le mouvement, dont il est le nombre[10]; l’ousia, à la fois substance et essence, implique donc essentiellement le temps, puisqu’elle est pensée de la génération – de la venue de chaque étant à la présence, au temps présent où elle durera jusqu’à périr, jusqu’à sa corruption – et pensée aussi du changement : altération, croissance et diminution, déplacement, tous des motifs essentiellement temporels. Or, c’était leur temporalité qui avait empêché Platon de penser les choses terrestres, en en faisant des Eidê éternels, des essences hors du temps, que la définition avait arraché à leur contexte empirique. D’autre part, c’est l’accident  – catégorie particulière d’un sujet, qu’il a mais pouvait ne pas avoir, venu de ce qui lui est arrivé – qui reçoit la marque de la condition temporelle de l’ousia substance à qui tel accident est arrivé. Ces accidents que les récits et les discours racontent, toujours singuliers, sont donc soustraits d’eux-mêmes à la connaissance philosophique ou scientifique, selon les principes ou les causes : ils relèvent du contexte que la définition a laissé tomber, tout en articulant le texte gnoséologique des essences intemporelles aux récits et discours des événements. Ce retour aux choses, leurs ousiai définies dans leur capacité de mouvement, a été toutefois plus ou moins effacé par la double traduction latine : l’intemporelle essence, devenue complice de l’eidos platonicien, sera scindée de la substance ‘réelle’ par le nominalisme, elle sera l’origine lointaine de l’idée cartésienne au siècle XVII. La physique de ce siècle s’est vouée au seul mouvement de déplacement et son laboratoire a évacué les quatre sens de causes d’Aristote, en ne gardant que la motrice, la cause efficiente d’une boule de billard qui met en mouvement une autre au repos qu’elle vient secouer. Le principe d’inertie implique que l’on ne sache plus comprendre les finalités, le vitalisme en biologie qui est venu jusqu’à la biologie moléculaire est le symptôme clair de cette ignorance moderne, fière de son déterminisme. Question simple : quelle est la finalité d’une voiture, d’un chien ? L’inertie empêche de la poser.

Le double lien est la déconstruction de la séparation opposition : ousia / accidents.
6. Essayons donc une phénoménologie de la circulation sur les routes. Chaque voiture doit bien savoir sa destinée, presque tout l’appareil est construit en fonction de sa possibilité d’y aller en tenant compte des courbes, montées et descentes des routes, leurs carrefours, mais aussi des autres voitures allant dans le même sens ou en sens contraire, son ‘anatomie’ est liée en toutes ses pièces en fonction de la loi du trafic, de la finalité de déplacement (qui peut être quelconque à chaque fois, selon le choix du pilote). Une partie toutefois, le cylindre à explosion de l’essence, est retirée de cette finalité, on peut dire que, moteur, il est ‘aveugle’ par rapport à la route et ne sert qu’à la causalité motrice, selon toutefois une autre loi que celle de la circulation, la loi de la thermodynamique des gaz : inconciliables les deux lois, comme le souligne que le cylindre soit inexpugnable, stricturé de l’ensemble de l’appareil. Or, si l’on compare avec les voitures à chevaux qui ont occupé les voies pendant des millénaires avant ce qu’on a appelé tout de suite automobiles (auparavant seuls nous et les autres animaux pourraient être dits ainsi, mais ne l’étaient pas, en latin on les appelaient de ce que l’on croyait être le principe du mouvement, l’anima), on se rend compte d’abord que la loi du trafic sur les routes est en gros la même, deux files inverses selon le sens de la marche, tourner à droite ou à gauche, plus lent ou plus vite, freiner, mais l’anatomie que cette loi commande (ou bien celle d’une bicyclette) est tout à fait différente : le moteur n’est pas stricturé, il coïncide avec le lieu de la finalité, c’est un animal, auto-mobile lui, qui traîne le char et est guidé par le cocher avec ses reines, le cheval devant et donc capable de voir les autres chevaux en sens inverse, voire de s’effrayer ; de ce point de vue, les deux lois sont aussi inconciliables, mais d’autre part, si le char a été inventé pour être traîné par des chevaux, ceux-ci à l’envers existent bel et bien par eux-mêmes sans char et même sans chevalier. Ceci permet de comprendre en quoi a consisté la nouveauté de l’invention de la voiture :  ni le moteur ni l’appareil ne servent à rien tout seuls, n’ont point d’existence autonome, leur indissociabilité est l’unité qui fait des deux lois, celle du trafic et celle de l’explosion de gaz stricturée (retirée strictement), un double lien, une machine. Cela a été l’invention de James Watt, la machine à vapeur, la chaudière cédant plus tard sa place au moteur d’explosion, et bien aussi au moteur électrique (une autre loi d’électrodynamique) qui joue partout dans le travail de n’importe quel électrodomestique. La machine moderne est donc le double lien d’une loi physique concernant une stricturation et d’une loi sociologique concernant un travail, inconciliables par stricturation, indissociable l’unité du lien.
7. La trouvaille de la phénoménologie que je propose a consisté en avoir repéré des doubles liens plus complexes chez les vivants, le langage, les tribus, la psychanalyse, en ménageant ensuite la physique-chimie d’une certaine façon (fort polémique) ; il s’agit de doubles liens toujours susceptibles de nouvelles complexités, des atomes aux molécules composées, puis aux graves et aux astres ; des molécules à carbone aux unicellulaires, de ceux-ci aux arbres et aux mammifères ; des tribus aux sociétés agricoles et leurs villes, ensuite aux métropoles contemporaines ; des recettes et des mythes aux paradigmes scientifiques, philosophiques et d’autres corpus ; ces ‘évolutions’ historiques fort lentes se sont jouées toujours selon des événements impossibles – des inventions – que des doubles liens doivent permettre, en principe, de penser. Ajoutons un exemple à celui de la voiture. Si l’on pense à un carnivore, on dira qu’il a un système de nourriture de toutes les cellules (digestion, respiration, circulation) qui doit aller chercher des molécules à carbone en mangeant des herbivores qui doivent de même manger des plantes qui captent le carbone du CO2 atmosphérique. L’autre système, de la mobilité (organes perceptifs, cerveau, muscles des os), est poussé par le premier à la chasse de nourriture, selon les aléas de la scène écologique : de façon approximative, on peut dire que l’un sert de moteur à l’autre, ses gènes et hormones ‘aveugles’ sur la scène (stricturés) doivent compter avec les organes de sensibilité – être au monde – pour accomplir leur fonction. Le cycle biologique du carbone permet de comprendre la loi qui a présidé à l’évolution, la loi de la jungle, inconciliable avec celle de l’autoreproduction de chaque animal qui doit chercher d’autres vivants à manger et se défendre d’être à son tour la proie de plus fort ou plus astucieux. De même que la loi du trafic permet de comprendre l’anatomie d’un char à chevaux, d’une bicyclette et d’une voiture automobile, camion, etc., de même la loi de la jungle permet de comprendre le pourquoi des anatomies des différentes espèces animales, invertébrées et vertébrées. Le double lien signifie qu’il ne s’agit ni de pure structure ni d’événement pur, mais de l’oscillation entre les deux, la ‘résultante’ (en langage géométrique) de deux forces, liens, lois : homéostasie, une stabilité instable à la Prigogine).
8. Je crois que ces deux exemples sommaires, de la voiture et du mammifère, sont suffisants pour comprendre comment les doubles liens ont renversé l’opération de définition d’où nous sommes partis, d’où est partie la philosophie occidentale. Celle-ci s’est fixé sur l’ousia de la chose coupée de son contexte, sur son dedans coupé de son dehors, coupé de ce que nous appelons environnement, ambiance, contexte, ‘réalité’, du latin res, les choses, ceci que l’on ne connaît pas étant condition de connaissance de la substance essence de la chose que l’on a défini, coupée de ce qui l’a donnée, lui a donné existence par un certain nombre d’ ‘accidents’ que l’on ne connaît pas non plus de façon gnoséologique. Voici que le double lien c’est l’inverse, comme Zeit und Sein chez Glas : on part de la loi de circulation (trafic ou jungle) comme ce qui rend compte des règles (scientifiques) que l’anatomie de la voiture ou de l’animal doit suivre, la différence des espèces – à la façon des celles des langues en linguistique saussurienne – montrant bien que cette ‘détermination’ des anatomies par la loi de la circulation de la scène n’est point ‘déterministe’. C’est le dehors qui a la primauté gnoséologique sur le dedans, renversement de la définition[11], car permettant de connaître aussi les règles de ce ‘dehors’ en tant que scène (de ce que l’on dit ‘réalité’ de façon un peu paresseuse), sans aller jusqu’à la connaissance des ‘accidents’ singuliers, cette connaissance restant la chance des humains, de leurs récits et opinions, décisions aussi de chemin à parcourir, comme le mammifère peut édifier son abri et le chauffeur choisir la rue où se diriger. Et là on trouve une troisième différence, comme d’ailleurs chez Aristote et ses accidents, mais c’est ce que, relayée par la Cause première chrétienne, la définition et puis le laboratoire scientifique ont déterminé comme ‘déterminé’. Puisque autant la scène du trafic automobile que celle de la jungle écologique sont des scènes de circulations à multiples voitures, multiples vivants, les règles de circulation concernent évidemment des situations aléatoires (c’est la vérité des ‘accidents’ aristotéliciens), l’étant défini comme circulant est donc indéterminé par essence : en conséquence, aux laboratoires scientifiques, pour traquer des ‘règles’, il faut créer des conditions de détermination précises, permettant de cerner des causes et des effets dans les mouvements qu’on y provoque. En bref, le double lien est la déconstruction de la séparation opposition : ousia / accidents.
9. Que peut-on dès lors connaître phénoménologiquement d’une voiture, d’un lion, d’un humain ? S’il n’y a plus d’opposition entre ce que l’on peut connaître philosophiquement ou scientifiquement d’une part et d’autre part ce que l’on ne peut connaître que par une approche empirique de telle voiture, tel lionne, tel gars, comment penser cette connaissance des étants ? S’il n’y a plus de séparation entre l’étant et son contexte, si d’une façon générale – que Heidegger nous pardonne – on peut parler dans tous ces cas d’êtres au monde, il faudra prendre son motif de possibilité comme relevant et de l’étant et du monde qui le donne et le soutient, il faut dire que ce que l’on connaît d’eux ce sont leurs possibilités, celles que leur monde leur accorde. Or, une partie de ces possibilités sont connues par des sciences qui s’en occupent, soit d’espèce (toutes les voitures de tel modèle, tous les lions, tous les humains de telle tribu), mais ne se rapportent sans plus à ‘tous’ / ‘toutes’ pareillement, car il y a des différences d’âge, par exemple, lesquels impliquent des passés différents selon les cas qui jouent sur les possibilités ; mais pour les lionnes et les humains qui apprennent avec l’âge, ces possibilités se singularisent en des talents, habilités, styles, connaissables selon la proximité qu’on en ait. Toutefois l’énigme de la différance (§ 2) reste toujours, un événement peut toujours surprendre et révéler une possibilité inédite ouvrant un avenir dépassant ce qui a été connu jusqu’alors. Si l’on ne sort jamais du champ des possibilités, qui n’est pas, de lui-même, discontinu, il n’y a peut-être pas de raison permettant de couper ce qui relèverait de la connaissance des ‘sciences’ – qui ne concernent jamais que de possibilités – de la connaissance empirique au jour le jour.

Primauté de la substance sur son contexte dans les paradigmes scientifiques
10. Tandis que les ingénieurs de voitures ont leurs yeux tournés vers la circulation, il semble que les scientifiques des types courants de sciences terrestres restent rivés à leur laboratoire, à leur souci permanent de vigilance sur les conditions de détermination qu’il faut y créer pour arriver à des mouvements où les effets analysés répondent aux causes posées comme hypothèse. Ils savent bien que dehors les choses se passent autrement, selon eux parce que les rapports cause / effet sont brouillés et donc indiscernables sur place. Mais la vérité laboratoriale correspond à la vérité de la ‘réalité’, sinon à quoi bon leur travail ? Or, il s’agit là, dans des expérimentations de plus en plus complexes sans doute qui échappent au profane, d’un héritage philosophique, celui de la détermination par la définition ou délimitation : de ces trois termes latins pour dire des frontières (termo, fines, limes), il est curieux que détermination ait seul parmi les trois ajouté le sens de causalité au sens qui leur est commun, celui de ‘limite’. Quoi qu’il en soit des raisons historiques, linguistiques et philosophiques, il l’a emporté, et comment !: le déterminisme à racines philo-théologiques a été au cœur de la pensée progressiste de l’Europe. Derrida a dit un jour que le mot qu’il détestait le plus était celui de ‘détermination’, justement. On peut peut-être comparer la position des scientifiques (et des philosophes aussi, cela va de soi) en posant leurs problèmes à celle de tout conducteur de voiture en face du trafic, qu’il comprend de sa perspective ‘substantialiste’ de pilote : lui envers toutes les autres voitures. Il est aisé de comprendre qu’on ne fait pas de routes ni des usines pour une seule voiture, il n’y a du trafic que parce qu’il y a beaucoup de voitures. En définissant, on part de l’‘ousia’, de la substance, vers son dehors, contexte, environnement, ‘réalité’. C’est ainsi que le physicien Feynman part de l’atome et de la molécule vers la gravité et de la charge électrice vers le champ, les biologistes du vertébré vers l’environnement, le neurologiste Damásio raconte le cerveau construisant son ‘moi, je’ sans apprentissage, les sociologues comprennent la société comme population, Freud a proposé une one body psychology” (Rickman). Toujours l’étant, la ‘chose’, est compris à partir de soi, tandis que l’extérieur, réduit par le laboratoire, est ignoré.
11. L’évolution est expliquée par les seules mutations des gènes, l’intérieur par excellence, car intérieur à la cellule elle-même, à toutes les cellules. Et pourtant. L’embryologie aide à comprendre comment la construction de l’intérieur est faite à partir de l’extérieur. On peut partir de ce que Deleuze a appelé le corps sans organes” et le repérer à la façon dont le sang maternel nourrit directement le sang du fœtus, en laissant aux organes de la digestion et de la respiration le temps de se développer et d’être gagnés à l’accouchement, la nourriture doucement en liquide ; le bébé est encore incapable de se nourrir, il lui faudra le lent apprentissage des usages du monde ‘extérieur’ qui accomplira la sortie de cet état d’être au sein de sa mère en bâtissant la structure d’un être au monde (de sa tribu), spontané et habile de par son jeu hormonal. Que l’on songe à l’habileté d’une virtuose du piano ou d’un champion sportif, à ce qu’il y a de spontanéité en eux relevant de la chimie hormonale, ‘aveugle’ (autant que les gènes des cellules) sur ledit ‘extérieur’, chimie donc qui par l’entraînement est devenu source des gestes de leur art, des gestes très difficiles pour la grande majorité des humains : ce qui leur est arrivé du monde est devenu une partie de leur ‘être’ dans leur plus forte singularité, inimitable. Ne suffirait pas ce genre d’exemples à rendre tout à fait invraisemblable la thèse classique de la détermination génétique ? Ils suggèrent comment il faut le jeu de plusieurs doubles liens dans toute cette construction des humains au lieu d’un quelconque déterminisme de labo : ils seraient le ‘jeu l’impossible’, ce jeu que Derrida disait être l’unité de la nécessité et du hasard[12].

Différance, réduction, rapport à l’autre : l’apprentissage de la parole
12. Autant dans De la Grammatologie que dans la conférence La différance, Derrida dégage ce motif et celui de trace à partir de la différence linguistique de Saussure, tout en prétendant d’ailleurs que cela pourrait se faire autrement, qu’il n’y a pas une nécessité dans cette démarche parmi d’autres possibles. N’empêche que l’on puisse y trouver une curieuse justification, plutôt inattendue, qu’il ne se donne pas la peine de signaler[13]. La structure générale de le trace immotivée fait communiquer dans la même possibilité et sans que l’on puisse les séparer autrement que par abstraction, la structure du rapport à l’autre, le mouvement de la temporalisation et le langage comme écriture” (p. 69, aussi p. 88). “Le langage comme écriture”, c’est-à-dire l’oralité comme inscription, écriture ; “le mouvement de la temporalisation”, c’est le jeu des différences linguistiques impliquant des rétentions du déjà dit et des ajournements vers ce qui reste à dire, des renvois à d’autre que le dit par l’énoncé. Le chapitre les a analysés, longuement le premier. Et “la structure du rapport à l’autre” ? est-ce seulement le renvoi à du ‘hors-texte’ ? Ou bien s’agit-il aussi de dialogue entre des parlants, qui ne semble mériter aucune allusion de ce chapitre si important ? Et s’il est indissociable du ‘langage comme écriture’, “institution durable d’un signe” (p. 65), n’aura-t-il pas à voir avec l’apprentissage en tant que ‘dehors’ – parole de l’autre – qui devient ‘dedans’ ? C’est la pointe du chapitre, si l’on peut parler ainsi du recours qui y est fait à la réduction phénoménologique husserlienne pour rendre compte de la différence saussurienne entre l’image acoustique (le signifiant) et le son ; la première “est la structure de l’apparaître du son qui n’est rien moins que le son apparaissant […], l’entendu : non pas le son entendu mais l’être-entendu du son. L’être-entendu est structurellement phénoménal et appartient à un ordre radicalement hétérogène à celui du son réel dans le monde. On ne peut découper cette hétérogénéité subtile mais absolument décisive que par une réduction phénoménologique” (p. 92-3). On l’entend, le son apparaissant chez les ouïes de celui qui écoute : sans que cela soit dit, le rapport entre l’un qui parle et l’autre qui écoute est nécessaire au langage, lequel justement se transmet par apprentissage, de génération en génération, des morts aux vivants. C’est au niveau de l’écoute que la réduction devient possible (de celui qui parle on sait par un autre texte de la même année que sa ‘conscience’ est “le s’entendre parler […], l’œil et le monde dans la parole”, p. 96) : l’être entendu, phénoménal, ce sont des différences entre les sons apparaissants, venus du monde, de l’ordre de la ‘substance’ sonore. Hétérogène, empirique, susceptible de multiples variations, voire d’excès, cet ordre ‘mondain’ est subtilement découpé de l’ordre phénoménal de ses différences, condition pour parler de ‘trace’, ‘différance’, qui n’existe pas (substantiellement) mais qu’ “il faut penser avant l’étant” (p. 69), avant la substance. Car cette trace ou différance crée dans des sons empiriquement non identiques un ordre de mêmeté – vie mort – radicalement hétérogène : les différences entre des sons non identiques sont les mêmes. Cet ordre est à penser avant les sons (la langue avant les voix), il n’existe pas en soi (la différence entre des sons n’est pas sonore), que comme différence entre des sons empiriques, et c’est pourquoi le découpage entre les deux ordres est subtil et demande une réduction phénoménologique.
12. Or, tenir compte de l’apprentissage comme exemple majeur de cette réduction permet en effet de lire l’énigme de la différance, dans la conférence sur celle-ci, comme relevant d’une économie du même – ici la langue – et une dépense, un excès – la parole – relevant de la vie la mort : c’est pourtant cette énigme – “qu’il ne faut pas se hâter de décider […], qu’on ne peut pas penser ensemble” – que la réduction phénoménologique a découpé subtilement, car les deux ordres sont hétérogènes, c’est pourquoi il y a énigme. Justement, l’apprentissage reste une énigme majeure, l’énigme des énigmes, oserait-on dire. En lui le découpage de la réduction se fait sans que l’on sache comment : les voix qui parlent sont réduites de leur sonorité pour laisser que, à la longue, la mêmeté de la langue engendre une voix inédite, la trace engendre de la substance, de l’étant. Ce qui ne peut se faire que dans la variabilité de la substance, son excès, que la mêmeté retient dans son ordre, celui de la langue tribale. Le long passé de cette langue apprendra la parole à l’in-fans, qui, passif, la reçoit comme empreinte qui y deviendra active de parole et d’agir et de penser, dans l’irréductibilité du passif et de l’actif, et bien aussi de celui qui parle et de celui qui écoute, la trace engendrant le sujet qui écoute et donc parle. Ce qui éloigne la conception courante de l’apprentissage en tant qu’ ‘imitation’, qui néglige la passivité et accorde l’ensemble du processus au ‘sujet’ déjà-là, à son initiative (active) ; il faut parler de répétition plutôt, la passivité qu’elle implique ne cessera jamais, en témoigne que tout le monde parle selon une multitude de règles phonologiques, morphologiques et syntactiques que l’on ignore, qui n’ont jamais été l’effet d’une imitation active. C’est juste le contraire : ce sont ces règles qui activent le ‘sujet’ qui parle, selon un processus d’oubli des voix des maîtres tribaux (que des rêves attestent le réveil parfois), oubli corrélatif de la stricturation de la nouvelle voix par rapport au nouveau discours ; là se situe, me semble-t-il, l’énigme de la réduction, qui joue sans doute chez le maître mais aussi chez le disciple, car c’est le tout du double lien – voix et discours – qui est inscrit, avec donc la stricturation qui rend les deux inconciliables. Voilà pourquoi il faut lire “la structure du rapport à l’autre” de tantôt comme incluant non seulement le dialogue mais aussi l’apprentissage de la parole (on apprend des autres à parler toute sa vie, au sens où l’on dit que l’on gagne de l’expérience, du savoir), demandant donc une réduction phénoménologique qui, en plus d’une opération ontologique de pensée, se manifeste également comme une opération ontique d’inscription, stricturation y comprise.
13. Double articulation de la langue orale inscrite sur la sonorité des souffles : des phonèmes liés en des voix d’une part et des phrases liées en des discours de l’autre, voix et discours composant la parole de Saussure. En outre, on peut discerner plusieurs types d’inscriptions qui se manifestent phénoménologiquement dans des espacements linéaires : celle des langues alphabétiques sur du papier ou équivalent, où les mots sont aussi doublement articulés ; les chiffres mathématiques s’inscrivent comme des lettres, mais leur linéarité ignore les phonèmes, ce qui leur rend une exactitude précieuse ; à l’envers, les musiques inscrivent leurs différences sur de la sonorité par des instruments divers en ignorant les mots, leurs sons élémentaires se jouant en des phrases musicales, ce qui élimine la référence aux choses du monde ou à leur dimension, et donc toute problématique d’adéquation en vérité ; enfin, les images peintes ou de photo sur des surfaces ignorent toute articulation linéaire et se donnent selon l’économie des images singulières des choses du monde. D’ailleurs, toutes ces inscriptions se font aussi aujourd’hui sur les courants électriques des ordinateurs, comme si leur ‘substance’ d’électrons était une sorte d’équivalent de cette grande variété des ‘substances’ de sonorité ou visibilité que empruntent ces inscriptions des mêmes différences, des traces qui se transcrivent de l’une sur l’autre. Or, cet éventail permet de souligner la singularité du langage, sa double articulation des mots – deux lois indissociables mais inconciliables, car celle de la voix jouant sur la musicalité qui ignore le monde (le signifiant) et celle du discours sur la textualité du monde à dire (le signifié)[14] – étant inscrite à même des organes périphériques, ouïe et gorge bouche, selon la musicalité tribale de sa voix et de son oreille, et l’autre sur la complexité cérébrale de ce que l’on peut estimer comme le style ou l’idiosyncrasie d’un chacun, qui défie les enquêtes neurologiques et toutes les psychologies. Peu de dizaines de phonèmes rendent possible physiologiquement les voix, quelques milliers de mots sont adéquats à la mémoire de nos cerveaux (A. Martinet). La réussite, énigmatique, voire ‘impossible’, de cet apprentissage fort complexe, de la langue et du savoir commun, par toute la population concernée, sans demander des aptitudes spécifiques comme les autres arts, pose la question de savoir s’il y a moyen de comprendre comment l’inscription trace ce double lien en ‘moteur’ (voix, ex-pression) et ‘appareil’ de règles linguistiques fort complexes qui agissent en grande partie d’elles-mêmes en adéquation avec l’aléatoire des conversations, des écritures, des surprises demandant décision sur le champ. Quand Derrida dit qu’il n’y a pas de hors-texte, il se réfère à cette façon inouïe de construction d’un sujet par la langue et les usages de sa tribu.

La biologie moléculaire : Parménide et Derrida 
14. On a évoqué la coïncidence entre les deux opérations, ontologique de pensée et ontique d’apprentissage, comme une seule opération, une sorte de retour à Parménide ? Pourra-t-on aller plus loin et combler son expectative grammatologique concernant le champ de la biologie, dont le motif de programme génétique perçait à l’époque, en retrouvant à nouveau une trace inscrivant le double lien qui constitue chaque cellule vivante, une théorie dont le pendant pratique est la transformation de la vie sur terre ? Ce sera notre dernière aventure devant vous, le dernier éloge de celui qui nous a convoqué ici. Dans la constitution des graves et des astres, il n’y a pas de trace instituant leurs doubles liens, celui du noyau de l’atome (forces nucléaires) et celui des forces électromagnétiques, qui se déploient dès les électrons de l’atome à ceux des molécules les plus diverses, les graves ainsi constitués se livrant aux forces de la gravité. Ce qui y a lieu de ‘trace’, disons, c’est la primauté du champ des forces de liaison sur ceux qui remplissent ce champ : le système planétaire tient le soleil et les planètes par les respectives forces de gravité jouant les unes sur les autres. C’est à partir de molécules inédites fort complexes où les atomes de carbone ont un rôle majeur que la trace vivante a été inventée sur la planète Terre comme “l’énigmatique rapport du vivant à son autre et d’un dedans à un dehors” (Gramm p. 103).
15. La synthèse de protéines, une matrice (à triplets d’acides nucléiques) traduite dans une molécule (à unités d’acides aminés) de telle protéine, est, je crois, la trouvaille décisive de la vie, la première trace vivante : une molécule (ARN messager) ‘enseignante’ apprend à une autre l’or­dre structural de sa composition chimi­que en liant les molécules reçues par alimentation en d’autres qu’il faut à la cellule. Si le système de ribotypes (M. Barbieri) est ce qui lie les molécules du cytoplasme, les gènes de l’ADN sont liés dans le noyau selon une autre loi, celle qui assure la réplication de la cellule. Leur rôle dans l’opération de synthèse des protéines est celui de fournisseur de la matrice nécessaire, transcrite en ARN messager, celui-ci se dégradant chimiquement après coup, tandis que l’ADN est gardé en retrait, stricturé[15], pour les opérations suivantes : rétention et différance pour l’ensemble de l’opération. C’est toutefois dans la reproduction d’un organisme que l’enjeu grammatologique devient plus clair, lorsque ovule et spermatozoïde subissent la réduction de la moitié de ses gènes et chromosomes pour s’unir et engendrer un nouvel ADN destiné au cytoplasme de l’ovule, devenu un œuf : ré­duction d’un ‘même’ en vue de sa répétition dans une ‘substance’ empirique­ment autre, non identique, dans une autre cellule. Ce qu’il me semble remarquable, c’est qu’il n’y a jamais de noyau seul, il s’agit toujours de cellules avec leur cytoplasme : du double lien de la mère en double lien du rejeton, rapport à l’autre donc de la trace, comme si le cytoplasme féminin était ce qui recevait l’inscription stricturée du nouvel ADN, de façon à ce que le métabolisme n’ait cessé l’activité passée[16]. Plus complexe et moins évidente, la grammatologie à son niveau d’écriture abstraite aurait retrouvé l’opération clef de l’espacement de la vie sur terre, en rejoignant et Parménide, la mêmeté de penser dire l’étant (donné), où il n’était sans doute pas attendu.

Déconstruire, écrit-il. Quoi ? la Physique d’Aristote
16. Il y a 47 ans, Derrida avait écrit de la trace que “dans tous les champs scientifiques, et notamment dans celui de la biologie, cette notion paraît aujourd’hui maîtresse et irréductible” (p. 103). Je suis fort heureux d’avoir pu montrer comment ce pari grammatologique a été réussi, une sorte d’opération de nais­sance que j’ai graphé ré(pro)duction, Derrida y répétant la réduction husserlienne et la (pro)duction heideggérienne – l’Ereignis en retrait qui donne le venir à l’être et le temps de l’étant en le laissant être –, chacune n’étant qu’en vue de l’autre, car la (pro)duction n’est reproduction que par le fait de la ré­duc­tion. On peut y lire la réduc­tion d’Husserl en dehors des parenthèses et la simultanéité du ‘faire / laisser venir à la présence’ de Hei­degger dans le ‘pro’ et dans les paren­thèses qui le cachent. Cette opération de nais­sance se répète­ à chaque repro­duction cellulaire: quand ce pro­gramme gé­nétique, toujours dans des chromosomes, se divisera à nouveau en deux pour que cha­que moitié donne origine à une symétrique (ce sont les mêmes différences qui se répètent dans des molécu­les empi­riquement nouvelles, ce sont ces différences qui sont transmises de cellule mère en cellules filles), de façon à qu’il y ait deux nou­velles cel­lu­les, etc., il y aura ré(pro)duction. Le même type d’opération arrive quand un segment de l’ADN est ré­duit en sa copie de l’ARNm en vue de la synthèse d’une protéine: ce sont les mê­mes différences entre les unités de base de l’ADN qui ré(pro)duisent celles de l’ARNm, em­piriquement autres, et ce sont ces mêmes différences qui ré(pro)duisent la protéine, sur des molécules d’acides aminés cette fois-ci, où maintenant de­vient clairement manifeste la différence phé­noménologique entre le même (différentiel, dé­substantialisé) et l’empirique d’une autre ‘subs­tance’, (pro)duite. L’apprentissage de la parole relève également d’une ré(pro)duction, à ceci près que la reprise de la réduction husserlienne y a in­troduit la temporalité (heideggérienne), mieux dit, le ‘mouve­ment’ du jeu des différences, c’est à dire que Derrida l’a reprise comme espacement-temporalisa­tion (ou différance). Ce ‘mouve­ment’ implique un autre moment en plus de celui de la réduction de l’écoute, où ces traces écoutées-graphées (pro)duiront – au dehors – une voix inédite, effacées les voix des Autres par la ré­duction: ré(pro)duction, l’énig­me de ce phénomène consistant justement dans l’articulation des deux moments en une seule opé­ration (double). On ne peut pas en effet distinguer les deux moments de cette opération comme si l’un était husser­lien et l’autre heideggérien, car l’effacement (la désubstantialisation) qui ‘laisse être’ le nouveau (pro)duit – la voix-discours – est l’effet de la réduction. Là aussi, la ré(pro)duction continuera à chaque ap­prentissage d’un nouveau savoir, voire à tout échange de paroles.
17. Pour faire ceci, il a fallu tenir compte du motif de stricturation (réduction et différance), c’est lui qui a rendu possible d’ajouter des doubles liens aux traces qui inscrivent l’autre. Ils donnent à comprendre comment une auto(hétéro)nomie en différand (avec a et d) s’inscrit en autonomie de l’autre tout en retirant sa force – ‘auto’ – d’inscription, en la dérobant et en stricturant l’‘auto’ de l’autre, son ‘moteur’. Nourriture et apprentis­sage, venus tout autant que la naissance d’autrui, sont la source du mou­vement es­sentiel de tout mammifère (chez Aristote: altération qualitative, crois­sance ou diminution, déplacement), notamment des humains, la tempo­ralité – pleine d’aléatoire, d’accidentalité – du manger et de l’ap­prendre leur est essentielle: avant l’autonomie (ka­th’auto), et en tant que sa condition, il y a l’hété­ronomie (katha heteroi), ce qui s’efface es­sentiellement pour que l’autonomie soit. Et de cela, Aristote n’aura rien su, pris dans l’opposition entre ousia et accidents, entre l’être et le temps ; les savants d’aujourd’hui, plus aristotéliciens qu’ils ne le croient, semblent avoir du mal pour le comprendre assez. C’est une façon de dire l’intérêt d’une phénoménologie déconstruite, issue de la déconstruction de la Physique d’Aristote, notre ancêtre à nous, les Européens.
18. Dans le contexte de cet essai de philosophie avec scien­ces, la Phénoménologie grammatologique oc­cupe une place où l’on ne peut décider entre les diverses scien­ces et la philoso­phie, de même que la Physique d’Aris­tote dans les anti­ques socié­tés à mai­sons, à dominance énergétique biolo­gique. Tout en lais­sant de place pour des discours philosophiques au-delà des scien­tifiques, comme chez le Stagirite, si je vois juste, cette Phénoménolo­gie de jure est appelée à occuper, dans la modernité des socié­tés à insti­tu­tions et familles, la place vide depuis Kant qui a éte celle de l’an­tique Physi­que, le motif du double lien y remplaçant l’ousia et son opposition aux accidents, car ledit contexte, la scène de ré(pro)duction et de circulation, est ce qui y donne la loi hétéronomique tout en retirant cette donation pour laisser être l’autonomie. Je viens de dire l’un des buts de la déconstruction : donner à comprendre le jeu du monde, l’unité du hasard et de la nécessité dans un calcul sans fin” (Marges), car les règles (ou lois) que les sciences découvrent ne sont plus des déterminismes, vu qu’elles jouent dans des scènes structurellement aléatoires.
P. S. Trois citations de Derrida ont le beau rôle dans ce texte, je me rende compte après coup : ils travaillent sur Hegel, Husserl et Freud, les deux grands de la phénoménologie et la science qui s’est le plus rapproché des doubles liens.


Bibliographie
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[1] Husserl privilégiait les mathématiques et la logique, il se méfiait de Galilée, donc du laboratoire.
[2] Introduction à la Métaphysique, trad. G. Kahn, 1967, Gallimard, p. 116.
[3] Il a consacré un séminaire au livre de F. Jacob, La logique du vivant, hélas ! inédit.
[4] Il a réagi de façon enthousiaste au premier embryon de cet essai, très fruste pourtant, que j’ai traduit en français et lui ai envoyé en 1990 (« A Metamorfose das Ciências. Um jogo entre Prigogine e Heidegger / Derrida », Caderno de filosofias, 3/4, fev 1991, Filosofia / Ciências : Intersecções. Coimbra, pp. 103-160) : « Je me suis immédiatement plongé dans le très beau texte que vous m’avez fait l’amitié de m’envoyer. […] permettez-moi de vous dire d’un mot comme je suis, malgré mon incompétence, impressionné par l’ampleur et la nécessité de votre projet, et naturellement réconforté de voir que mes petits travaux peuvent trouver grâce à vous place dans un champ dont je suis incapable de maîtriser le contenu et la complexité. Mais je compte justement sur un travail comme le vôtre pour m’y initier. […] » (lettre du 28/10/1990).
[5] “Et au­jour­d’hui? Le temps de la philo­sophie phé­nomé­no­logi­que semble passé. On la tient déjà pour quelque chose de dé­passé, qui n’est plus carac­térisé que d’un point de vue his­tori­que à côté d’autres tendances de la phi­loso­phie. Mais la phé­no­méno­logie dans ce qu’elle a de propre n’est pas une tendance. Elle est pour la pensée la possibili­té qui se modifie en temps voulu et qui est par là même la pos­sibilité per­manente de la pen­sée, celle de correspon­dre à l’exigen­ce de ce qui est à penser” (Heidegger, Questions IV, p. 173, je souligne); “la phénoméno­logie comme le laisser montrer de la ‘question’[5] elle-même” (idem, p. 183).
[6] “C’est pour­quoi une pen­sée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénoménologie trans­cendantale que s’y réduire” (Derrida, 1967a, p. 91, toute la phrase soulig­née) : “[...] j’ai essayé de mettre à jour une sorte de présupposition ou de principe métaphysique [le principe intui­tionniste] à l’origine de la phénoménologie. Ce qui fait que ce que l’on ap­pelle la dé­construction était à la fois un geste phénoménologique (s’affranchir ou se libérer de présuppositions spéculatives philosophiques d’un certain héri­tage), mais en même temps, un essai pour déceler dans l’édifice des thèses philosophiques de la phénoménologie certaines de ces présuppositions” (Derrida, Sur parole. Instantanés philosophiques, ed. de l’Aube, 1999, p. 85, je souligne).
[7] Celles-ci reprennent, au sein de la phénoménologie, leur dimension philosophique suspendue par Kant.
[8] Il s'agit du passage de la religion du Soleil à celle des Fleurs, passage de l’Orient, sans sujet ni philosophie, à l’Occident, origine du sujet et de la philosophie. La religion du Soleil est celle du pur don (avant l’échange), du sacrifice du feu qui brûle-tout, holocauste: pour tout brûler le feu doit se perdre lui-même, “brûler son opération et commencer à être”, ce qui “engage l’histoire, la dialectique du sens, l’ontologie, le spéculatif” (p. 338), ce ‘doit’ étant la contrainte, striction qui retient et garde le don, le lie à la dette; le don est sacrifice, cadeau pur, à la fois présent et chaîne (p. 339).
[9] Heidegger, 1968, p. 183.
[10] Physique, IV, 219b1. Avant tout le mouvement des astres célestes: “c’est du continu, que le temps est le nombre, à savoir du mouve­ment cir­culaire” (Sur la génération et la corruption, II, 337a24), c’est-à-dire les jours, les an­nées, les saisons.
[11] Derrida disait au Monde juste avant son départ : “Si je voulais donner une description économique, elliptique de la déconstruction, je dirais que c’est une pensée de l’origine et des limites de la question “qu’est-ce que?”. Elle porte sur tout ce que la question “qu’est-ce que?” a commandé dans l’histoire de l’Occident et de la philosophie occidentale, c’est-à-dire pratiquement tout, de Platon à Heidegger” (Le Monde, 12 octobre 2004).
[12] Et non pas le seul hasard de mutations aveugles, vrai comble pour des stricts déterministes !
[13] [Peut-être parce que, dans le chapitre ‘le dehors est le dedans’ (‘est’ raturé par une croix), il joue tout le temps sur la question de l’opposition reçue oral / écrit et néglige celle de l’oralité extérieure dans l’apprentissage. Voir le doute sur l’apprentissage de la lecture après celui de la parole, p. 79 et 80, n. 19.2]
[14] Un exemple historique de cette inconciliabilité est la définition au départ de la pensée occidentale : elle a été une arme contre la polysémie des mots, dont poètes et rhétoriciens font leurs délices, la tentative de définir un seul sens aux mots dont on se sert pour argumenter hors de la variabilité des contextes. La mathématisation de la logique au tournant du XIXe au XXe siècle est la maximisation de cet inconciliable, la guerre aux dites ambiguïtés des langues dites naturelles.
[15] De même que pour le noyau de l’atome, on ne peut pas appeler ‘moteur’ le rôle de l’ADN. Je soupçonne cette stricturation d’être le corrélat de la production d’entropie découverte par Prigogine dans la biochimie du cytoplasme cellulaire, sans toutefois relever les incidences de cette chimie dans la structure biologique de la cellule. En tout cas, quand on monte dans la complexité des organismes, sociétés, langues et psychismes j’ai cru pouvoir relever phénoménologiquement l’incidence de la stricturation du ‘moteur’ dans cette production d’entropie, et une certaine parenté avec le motif grammatologique de suppplément (Belo, 2007, chap. 13, 2e partie et chap. 14). 
[16] Relève de la même logique l’auto réduction de l’ADN d’une cellule en deux moitiés à partir desquelles sont engendrées deux nouvelles cellules, sans changement donc génétique.