L’empire chinois, un inédit dans l’histoire des humains
Comparer deux écritures, idéographique et alphabétique
À quoi bon les langues ?
La conventionnalité des écritures
Le monosyllabisme des langues et écriture chinoises
Les inventions des écritures
Entre la mathématique et la langue
La différence de pensées : définition et wen
La subtilité de la pensée par allusion
Conservation et régulation
P. S. Un pont européen vers le chinois
Bibliographie
Fernando Belo, professeur de Philosophie du Langage à la Faculté de
Lettres de Lisbonne entre 1975 et 2003. En français, auteur de Lecture
matérialiste de l'évangile de Marc, récit, pratique, idéologie, Cerf, Paris, 1974 [3e édition 1976; tr. espagnole 1975, allemande
1980, américaine 1981] Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, vol.1. Scène,
retraits et régulation de l’aléatoire, vol.. 2. La Phénoménologie reformulée, en vérité, 2007, La Philosophie avec Sciences au XXe siècle, 2009, les deux chez L’Harmattan
Le Grand Commentaire
« nous éclaire de façon globale sur la logique du devenir
et son fondement ;
par là même, il a fourni ses conceptions de base
à la représentation chinoise de la réalité.
Pages capitales, donc, où l’effort de synthèse,
l’esprit de système sont conduits à leur aboutissement,
où la pensée qui régit le livre est parvenue
à son plein épanouissement, et dont les formulations,
constamment reprises, seront jugées définitives :
par la suite, et pendant plus de deux millénaires,
la pensée lettrée pourra proposer
d’innombrables variations à partir de ces thèmes
mais elle ne dira rien de radicalement
nouveau »
(F. Jullien, 1993, 187)
1. En écrivant, il y a plus de vingt ans, ma thèse de
doctorat sur la sémantique saussurienne, j’ai été fort intrigué : que pourrait
être une écriture pas dessins capable d’être lue par des langues étrangères
entre elles ? D’autre part, Derrida a écrit quelque part que l’alphabet a
été une condition de la philosophie, et je n’étais pas capable de savoir
pourquoi. Voici que je voudrais prendre ces deux questions dans un seul
argument.
L’empire chinois, un inédit dans l’histoire des humains
2. Commençons par la situation
historique. Des quatre grandes histoires scientifiques – la cosmologique,
l’évolution biologique, l’histoire des sociétés humaines et celle des écritures
occidentales –, la deuxième a abouti à une même espèce biologique en des
conditions écologiques variables – géographie et climat –, ce qui a donné
différentes manières de résoudre leurs problèmes de d’habitation : se
nourrir, se défendre, organiser leur reproduction. Pendant les trois derniers
millénaires, plusieurs de ces sociétés ont eu une économie essentiellement
agricole avec des villages ou villes à production artisanale, une classe guerrière
dominante et son roi, une caste d’érudits à fonctions religieuses et / ou
d’administration (juridique). Deux empires ont été créés vers la fin du premier
millénaire avant notre ère avec des destins fort différents. Trente ans avant
le début de celle-ci, celui de Rome a dominé toute la zone méditerranée, dès le
futur Portugal aux portes de l’Iran ; deux siècles auparavant, celui de la
Chine avait unifié les divers royaumes qui se battaient entre eux au Milieu de
l’Asie. Mais tandis que le premier s’est effondré dans sa moitié occidentale
latine au Ve siècle et dix siècles plus tard la moitié hellénistique
sous un nouveau empire, turc et islamiste, l’empire chinois, malgré des courts
périodes de division politique entre Nord et Sud et des invasions étrangères
victorieuses (devenues chinoises en prenant le pouvoir impérial), cet empire
donc est arrivé au début du XXe siècle (et pourrait-on prétendre
qu’il subsiste toujours dans le type bureaucratique de son administration
actuelle). Une telle durée de plus de deux millénaires n’a pas de parallèle
dans l’histoire de l’habitation humaine.
3. Cela n’a été possible que
grâces à une structure administrative centralisée autour de l’empereur et de sa
cour, qui a couvert l’ensemble du territoire en articulant les diverses
régions. Cette structure était formée par des fonctionnaires recrutés à partir
d’une certaine époque à travers des concours et non pas par héritage paternel,
ces fonctionnaires devant changer de lieu tous les trois ans. Les examens de
ces concours étaient accomplis d’après une tradition textuelle de sagesse
ancestrale, à laquelle on avait accès par une longue instruction auprès d’un
maître, par ‘vocation’, donc, comme à l’école et dans le clergé chrétien, mais
avec des claires différences par rapport aux traditions occidentales :
l’écriture se faisait par des caractères dessinés (wen) et non par les lettres d’un alphabet et elle servait également des
lecteurs de diverses langues
chinoises, vietnamiennes, lao, taï, étrangères entre elles. Sa tradition s’est
faite sous forme de commentaires incessants : « pendant plus de deux millénaires, la pensée
lettrée pourra présenter d’innombrables variations à partir de ces thèmes [ceux
du Grand commentaire] mais
elle ne dira rien de radicalement nouveau » (Jullien, 1993, p, 187). Ce sont ces trois caractéristiques
de l’écriture chinoise qui seront ici interrogés.
Comparer deux écritures, idéographique et alphabétique
4. Personne ne pourra s’imaginer
l’empire romain de l’Occident s’étant poursuivi jusqu’aujourd’hui, mais il est curieux
quand même que Constantin et Théodose, à l’époque critique qui a été le IVe
siècle, aient cherché dans la jeune Église chrétienne avec sa Bible un
supplément religieux capable d’aider l’empire à survivre, que cette Église ait
aussi opté par un clergé de vocation qui a garantit une ‘chrétienté’ qui, se
donnant des universités avec de la philosophie grecque, a accouché de l’Europe
quand la réforme protestante a scindé cette unité civilisationnelle, libéré la
philosophie et permis ensuite les laboratoires scientifiques, tandis que le Sud
européen a continué de s’entêter, en multipliant les dogmes de la textualité
rigide qui, dès Constantin, repoussait les hérésies des interprétations[1].
Or, en Chine, la continuité de la recherche sapientielle, compatible avec
diverses écoles de pensée (éveillées surtout pendant les trois siècles entre
Confucius, le premier grand écrivain, e le début de l’empire), est l’envers de
la guerre doctrinale incessante que représente l’histoire du christianisme de
même que celle de la philosophie et puis des sciences.
5. Ceci pour souligner que les
histoires politiques et économiques des sociétés humaines ne peuvent pas être
lues, comme on le fait souvent[2],
sans considérer le jeu des structures d’inscription et de leurs institutions,
écoles, églises, mandarinat en Chine. Venons donc à celle-ci : quelles
sont les corrélations entre ces trois longues durées historiques inédites,
celle d’un empire politique, de sa structure administrative et des textes que
celle-ci lit et écrit ? Comment comprendre leur unité, si possible ?
Et le lecteur demandera aussi comment puis-je m’occuper de la question sans
connaître le chinois, ne pouvant me prévaloir que de ma compétence de
professeur de philosophie du langage pendant vingt cinq ans à l’Université
de Lisbonne. Ce n’est pas exclu que la non connaissance du chinois ne
puisse se révéler un atout : non pas qu’il s’agisse de trouver une
‘solution’ à la question mais de l’élaborer de façon à ce que les connaisseurs
puissent la reprendre à nouveaux frais. Il s’agira en somme de prétendre que
l’écriture par wen soit la
raison de la nécessaire immanence de leur pensée que F. Jullien souligne
souvent, de leur incapacité à formuler des concepts à la façon grecque, ceux-ci
étant à leur tour tout à fait inédits par rapport à toutes les grandes
littératures des diverses civilisations.
À quoi bon les langues ?
6. Il faut poser brièvement la
question du rôle social des langues que toutes les sociétés humaines ont
inventé – avec des techniques d’habitation – dans le pas de se constituer,
avant de chercher à comprendre comment certaines parmi elles ont ressenti le
besoin d’instituer des techniques d’écriture. Partout on organise l’apprentissage de la langue et des autres usages par les
nouvelles générations, les mots que l’on invente pour dire des fonctions sociales,
par exemple les recettes de tel ou tel usage à faire apprendre, tel ou tel
rapport social, des phrases où probablement on n’est parvenu à discerner des
mots que bien plus tard[3].
Le langage est inventé au fur et à la mesure de celle de l’organisation sociale
de la tribu, en vue de l’entente entre ses membres : le souvenir et le
‘que faire ?’, raconter ce qui est arrivé et apprendre à prévenir, les
mythes des ancêtres, et ainsi de suite ; en bref, pour faire face au chaos
écologique de la jungle, organiser l’habitation sociale et la communication,
structurer les comportements individuels. La quête du fonctionnement logique
des mythes amérindiens par les Mythologiques de Lévi-Strauss[4],
sa comparaison de ceux de l’Amérique du Sud d’abord, plus primitifs, et ensuite
ceux du Nord, plus élaborés et parfois explicitant ce qui avait été déduit
logiquement auparavant, dans une sorte de confirmation laboratoriale de la
scientificité de l’analyse mythologique, cela a illustré admirablement ce qu’il
a appelé la logique des qualités sensibles, qui est autant celle des codes de ces mythes que
celle des usages tribaux, culinaires notamment dont s’occupent la plupart.
« Les mythes et les rites offrent pour valeur principale de préserver
jusqu'à notre époque, sous une forme résiduelle, des modes d'observation et
de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des
découvertes d'un certain type: celles qu'autorisait la nature, à partir de
l'organisation et de l'exploitation spéculative du monde sensible en termes de
sensible. »[5]
7. Les langues, assez différente
entre elles pour que des étrangers ne s’y reconnaissent pas, sont toutes
doublement articulées : quelques dizaines de phonèmes, reproduites (par
les voix) comme des sons que gorges et bouches arrivent à prononcer de forme
assez distincte, mais qui ne signifient rien (immotivés, comme nos lettres), rendent possible de
former des milliers de mots que les cerveaux humains mémorisent aisément et
avec lesquels on peut faire des phrases indéfiniment différentes les unes des
autres. Deux économies d’ordre physiologique (appareil de phonation et cerveau)
rendent possibles deux excès de l’ordre de la communication et de la pensée.
Chaque individu est institué membre de sa société (tribu, village, quartier)
par sa façon d’apprendre ses usages et respective langue et culture.
8. C’est ainsi que chaque langue,
avec son effet de dénomination des choses et des gens de sa société, accorde une stabilité relative à
l’anarchie initiale du monde chaotique et plein d’aléatoire où nous sommes
nés : de même que ce que nous appelons nature change tout le temps, aussi
les gens et leurs usages et événements résultant des amours et rivalités, et
ainsi de suite, tout ce dont on cause, on dispute, est mû sans cesse au long
des journées et des années, avec beaucoup d’erreurs, d’illusions, de fictions
et de mensonges, comme disait Heraclite, panta rei, tout est flux, fluide. Or, puisque
les langues orales appartiennent aussi à ce flux dans leurs récits et
conversations, en Chine comme en Grèce, des scribes penseurs ont été poussés à
trouver une façon de se défendre des illusions liées aux disputes concernant la
diversité des intérêts, à trouver une forme de stabilité rendant possible de
penser en dehors ou
dessus du flux.
La conventionnalité des écritures
9. Les langues ne sont pas
conventionnelles, comme on l’a prétendu depuis Aristote, mais immotivées, Saussure l’a compris (tout en parlant
d’abord d’‘arbitraire’), c’est-à-dire qu’elles n’ont pas été ‘décidées’ dans
des conventions d’humains (qui auraient demandé des gens parlant déjà). Sans
motif hors d’elle-même – ni dans la nature ni dans les autres us et coutumes ni
dans le génie de quelque ancêtre –, c’est le langage qui nous motive, nous rend
des êtres parlants et pensants, avec les usages que nous apprenons aussi. En
termes philosophiques, c’est le langage avec les autres usages tribaux qui
institue les bébés in-fans en tant que sujets en leur conscience parlante et pensante, à l’envers
de ce que Husserl a pensé, ce ‘sujet’ allant en changeant avec chaque nouveau
usage appris, ce qui congédie non seulement ce concept européen de ‘sujet’
comme celui d’‘âme’ qui l’a précédé. Pour ce qui est toutefois des écritures,
le doute n’est pas permis : les écritures sont des conventions établies par des gens qui parlent déjà[6],
un cas typique étant celui de la mathématique, les chiffres arabes à ascendance
indienne et les conventions cartésiennes de l’algèbre, par exemple. Or, ce furent
les conventions qui ont distingué l’écriture de la Chine de celle des
indo-européens. Tandis que les Chinois ont inscrit un petit dessin, un wen, pour chaque mot de leurs langues
monosyllabiques, dessins qui à partir d’un seul trait (pour le chiffre 1) en
ajoutent et complexifient au point d’obtenir plus de dix mille wen différents[7],
l’alphabète, lui, que les Grecs ont reçu des Phéniciens en leur rajoutant des
voyelles, inscrit un petit dessin pour chaque phonème, une lettre, de façon à ce que quelques dizaines de
lettres fort simples, doublées avec les majuscules, soient suffisantes pour
inscrire des milliers de mots des langues.
10. Voici que ce petit essai a la
prétention de trouver dans cette différence structurelle une bonne raison pour
rendre compte des différences entre des pensées si étrangères l’une à l’autre,
celles de la Chine et celle de la Grèce ancienne et de l’Europe moderne,
prétention certes, à soumettre à la discussion critique de ceux qui savent lire
ces caractères mais en présumant que ce manque de connaissance n’invalide pas
l’argumentation qui sera proposée, qui s’inspire de la grammatologie de
Derrida.
Le monosyllabisme des langues et écriture chinoises
11. Il y a, semble-t-il, une
condition de possibilité de l’écriture chinoise dans l’étrange propriété des
langues chinoises[8] et de
quelques unes de leurs voisines (vietnamienne, tai, kmer) d’être strictement
monosyllabiques ou, pour le dire
paradoxalement, de n’avoir pas de ‘syllabes’ au sens occidental, où une syllabe
est définie par ceci qu’elle n’est pas un mot (‘signifiant’, selon Aristote)[9],
ne renvoie à rien de la situation. En effet, la consultation d’un dictionnaire
chinois / portugais montre qu’à chaque mot portugais courant correspond ce qui
semble être ‘un’ mot chinois composé de plusieurs caractères ou syllabes, mais
en fait il s’agit d’une séquence de mots, car chacun de ces caractères a son
entrée dans le dictionnaire chinois, sauf de rares exceptions. D’autre part,
dans le texte chinois Zhong Yong, traduit et édité par Jullien[10],
il semble qu’il n’y a pas des
différences dans les distances entre caractères d’une phrase, pas de blancs
marquant l’espace entre des ‘mots’ autres que ceux des caractères. C’est comme
si tous les mots anglais étaient comme ‘foot’, ‘chair’, ‘ball’, ‘arm’, ‘football’, ‘armchair’ (je n’ai pas su trouver d’exemple français ni
portugais). Ceci semble poser un défi en termes de grammaire et de
traduction ; la grammaire occidentale, à racine aristotélicienne et qui
est utilisée dans l’analyse des langues non indo-européennes (africaines,
amérindiennes, asiatiques), il sera toujours difficile de savoir si l’on
analyse la phrase chinoise ou sa traduction européenne[11].
12. Car il y a une conséquence de
ce monosyllabisme assez étrange : il y en a une absence presque totale
de morphologie. Verbale
d’abord : pas de temps, personne, mode, aspect, mais un seul mot, qui
n’est même pas notre ‘infinitif’, car celui-ci n’est qu’une possibilité dans un
système complexe qui ici manque. Mais pas de morphologie nominale non plus, ni
singulier et pluriel, ni masculin et féminin, souvent le même mot pouvant être
un nom ou un verbe selon sa position dans la phrase. Pour tâcher de classifier
ces langues, voici un exemple. Le mot portugais ‘porteiro’ (concierge, portier),
est composé d’une racine sémantique renvoyant à ‘porte’ et un suffixe ‘-eiro’,
qui qualifie des métiers en général mais sans être un ‘mot’ portugais, il n’a
pas de sens tout seul, ne peut pas être utilisé sans une racine sémantique.
Dans le dictionnaire, ce mot correspond à trois caractères chinois qui, dans
leur entrée, disent respectivement ‘garder l’entrée’, ‘porte’ et ‘humain’.
Est-ce un mot ou trois, demandera-t-on ? Est-ce que la syntaxe de la
phrase permet de décider en faveur d’un seul mot qui désigne une personne
concrète avec ajout de sa ‘fonction’ ? Si c’est le cas, il semble que
cette ‘désignation’ (de quelqu’un) crée un doute de type ‘nomenclaturiste’,
comme aurait dit Saussure, qui, pour établir que ‘dans la langue il n’y a que
des différences’, a dû réduire justement cette dimension de nomenclature
inhérente aux langues, leur effet de dénomination. Puisqu’il ne semble pas
qu’il y ait d’autres hypothèses, dans mon ignorance du chinois, je serais tenté
de dire que l’absence de morphologie ferait de ces langues monosyllabiques une
sorte de nomenclatures de phrases assez pauvres en syntaxe : or, ce
nomenclaturisme (anti-saussurien) semble être la condition de possibilité ‘sine
qua non’ des caractères chinois (qu’ils pourront très bien avoir contribué à le
renforcer historiquement), il correspondrait au style « formulaire »
de l’écriture chinoise que Jullien réfère parfois.
Les inventions des écritures
13. Venons enfin au besoin ressenti par des penseurs
scribes d’inventer des formes écrites susceptibles de penser en résistant à la
fluidité des vivants et des intérêts humains qui entraîne les mots et les
paroles dans les disputes inévitables : si les langues, parlées avec les
mêmes règles par tous, rendent possible l’organisation des choses sociales,
elles n’ont pas d’elles mêmes distance, transcendance on dira en philosophie,
pour arbitrer ces conflits en constituant une instance de consensus. La
divergence des solutions trouvées se signale en ceci que la Grèce, à l’envers
de la Chine qui est partie tout de suite vers les dessins de caractères, a eu
besoin de deux phases, puisque l’invention de l’alphabet n’a pas réussi tout de
suite l’effet escompté et il a fallu un deuxième temps, celui de l’invention
de la définition. Car, à
l’envers de l’écriture chinoise, l’écriture alphabétique joue en double
articulation tout comme les paroles : les lettres, sans sens
d’elles-mêmes, dessins des phonèmes, en rejoignent l’immotivation comme condition
de la formation économique des mots et des phrases, e c’est ce qui empêche
l’écriture alphabétique de ‘transcendre’ la fluidité des choses vives. En
effet, un texte alphabétique a le très grand avantage de pouvoir être lu à
haute voix, on lisait les mythes, les récits homériques et d’autres textes poétiques
pour des assemblées analphabètes. Par contre, l’écriture chinoise « ne
saurait se parler et, lue à haute voix, reste inintelligible à l’auditeur si
celui-ci n’a pas en même temps sous les yeux le texte écrit en caractères
idéographiques, ou si le texte ne lui est d’avance connu, comme c’est le cas
par exemple au théâtre »[12].
De même, une démonstration mathématique dite oralement ne sera bien comprise
par des mathématiciens s’ils ne peuvent pas suivre des yeux les équations en
question. En termes saussuriens, l’écriture chinoise, tout en ignorant les
lettres dans la composition des mots, ne connaît qu’une seule articulation,
celle qu’il y a entre mots et phrases, les deux dites également wen (et pareillement les textes courts). Le
sinologue Vandermeersch
compare le wen avec l’alphabet : « alors que le
mot alphabétiquement écrit est perçu comme un relais de la pensée réfléchie
entre la parole et le réel, le wen donne le sentiment de rendre directement é-vident le sens des
choses » (p.
127), et plus loin, en se référant
à la parole créatrice du monde dans la première page de la Bible hébraïque: “la
lettre, qui transcrit le verbe, porte à l’idée de création ; en revanche,
le wen est coupé du
verbe » (p. 138), c’est-à-dire qu’il ne suppose pas une parole orale
qui soit ‘dictée’ en écriture. « Grammature »,
écrit Vandermeersch (p. 125), plutôt que ‘littérature’ :
« de façon remarquablement rationnelle », on a construit « un système
de dérivation des idéogrammes les uns des autres, en recomposant chacun d’eux
de deux sous-graphies prises dans un stock réduit à un petit nombres
d’éléments » (p. 126), c’est-à-dire que les nouveaux wen sont inventés en ajoutant un trait á un autre
wen existant déjà, sans corrélation
avec les mots monosyllabiques des langues orales. En effet, « par là s’est
produite, ipso facto, une
complète restructuration du lexique et de la syntaxe des graphies par rapport
aux corrélations des mots entre eux dans la langue naturelle » (ibidem),
cette « langue graphique [étant] parfaitement distincte de la simple langue
écrite transcrivant la langue
parlée » (ibidem), aux langues parlées plutôt.
14. À l’envers de nos langues alphabétiques, donc, qui
transcrivent l’oralité et qui rendent possible d’apprendre assez vite à ‘lire
mentalement’ selon les mots de l’oralité, y compris les lettres muettes. Ce qui
a engendré une prédominance du discours oral, le logos, sur la graphie, de ce qui vient du dedans sur ce qui est inscrit et reste dehors, c’est ce que Derrida a appelé logocentrisme (qui oublie que la parole, autant discours
que voix, est venue aussi du dehors, par apprentissage qui a inscrit les règles
de la langue et sa culture chez des in-fans, sans parole, pour la leur donner). Ce n’est pas une
méprise des Grecs et puis des Européens : que l’on puisse lire à haute
voix signifie justement que l’oralité réside dans l’écriture alphabétique,
qu’elle fait partie de l’essence de la poésie, de sa ‘musique’ malgré
l’insonorité de l’écriture ;
on ne peut pas savourer un poème sans cette indistinction relative entre oral
et écrit du même texte ‘inscrit’ sur des ‘matières’ différentes, les vibrations
de l’air ou le papier. Non seulement l’écriture alphabétique peut être lue à
haute voix, elle ne peut ne pas être ‘lue’ à voix silencieuse, de façon que
autant le lecteur comme l’écrivain ‘sont’ dans ce qu’ils lisent en tant que
parlants, leur phônê et
leur logos ‘sont’ dans le texte qu’on lit en tant que lu, justement.
À l’envers, le lecteur chinois, tout comme le mathématicien, ne lira que de ses
yeux, sans voix.
15. Avant de venir à la question de la stabilité de
l’écriture chinoise, en rapport avec cette autonomie relative entre écrit et
oral, entre wen et mot
monosyllabique, prêtons attention à l’observation de Derrida écrite quelque
part, que la philosophie grecque n’a été possible que grâce à l’alphabet. Je
crois que c’est l’économie des doubles articulations parallèles, où les lettres
remplacent les phonèmes, qui rend compte de l’affirmation, car elle implique le
besoin d’une deuxième étape grecque dans la fuite à la fluidité des mots et des
choses, l’étape qui a été celle de l’invention de la définition. Le collage de la langue alphabétique à la
langue orale doublement articulée[13]
a en effet eu comme conséquence que le problème de la stabilité continuait sans
solution, en demandait une ; Socrate s’en est aperçu, au Ve
siècle, quand de nombreux manuscrits, qui se sont multipliés à son époque, se
contredisaient fréquemment, en disputant des questions d’importance dans la vie
de la cité, soit dans les débats politiques ou dans les tribunaux, soit dans
les écoles de savoir sophistes ouvertes à la jeunesse. Il s’est révélé que
l’écriture alphabétique souffrait du même inconvénient que la langue orale
grecque en face du flux incessant des choses, laissées à la génération et à la
corruption, elle n’offrait pas la stabilité qui exhibait la géométrie si prisée
à l’Académie, elle soufrait des mêmes maux de la langue orale, sa double articulation
et respective polysémie, inhérente celle-ci à l’économie de mots, aux riches
morphologies verbale et nominale[14].
Il n’était pas suffisant d’écrire pour arriver à ‘penser’ hors du flux des choses,
ce flux que Héraclite avait valorisé et que son disciple Cratyle, maître du
jeune Platon, défend dans le dialogue qui porte son nom. C’est lui qui fait objection
à Hermogène (qui est du côté de Hermes, dieu de l’éloquence) que la langue est
incapable d’elle même de mener à la connaissance. Et si Socrate, après une très
longue digression par les étymologies des principaux mots, en remarquant des
illogiques et des contradictions entre lettres et mots, achève le dialogue en
évitant de donner raison à aucun des disputeurs, Platon, lui, a bien fait venir
l’eau à son moulin : en effet, pour la première fois dans ses écrits, semble-t-il[15],
il propose sa théorie des Formes idéales (Eidê), hors des noms des choses et qui rendent possible de
les connaître dans leur ‘essence’ éternelle, intemporelle (Cratyle, 438e, 439b). C’est-à-dire que chaque Eidos est quelque chose d’immutable, d’infiniment
stable, qui permet à l’âme qui l’a contemplé connaître les choses qui autrement échappent dans leur
fluidité héraclitienne (Crátilo,
440c): chaque Eidos est stable sans intervention des mots oraux, juste comme les wen !
16. Leçon de Platon lui-même[16]
et d’Aristote[17], cette
Forme idéale se rapporte à l’invention de la définition par Socrate, qui avait en vue d’aider ses jeunes
interlocuteurs à accéder à la définition des principales vertus afin de les
pratiquer en partant de leur propre compréhension personnelle, et non pas en
apprenant d’autrui : s’ils réussissent à la définir, la vertu deviendra
spontanée chez eux. La définition est une invention éminemment grecque, au sens
où, à l’inverse des Romains, la civilisation grecque est structurellement
délimitative, dans ses règles de parenté quasi endogamiques, dans sa façon de
créer des frontières entre ses propres cités, pourtant à langue et mythologie
communes. La définition s’attaque à la polysémie des mots courants et
importants, y introduit une frontière (fines, en latin) autour de chacun, pour les restreindre à
un seul sens, avec lequel on puisse argumenter, penser[18] :
elle les arrache, la chose avec le mot, au contexte de la doxa, des discussions du langage courant entre des
opinions intéressées, où leurs sens suivent le flux des choses. Retirées ainsi
de leur contexte, à l’aspect (eidos) que les choses gagnent est attribué par Platon un
statut céleste, immutable, que les âmes immortelles contemplent quand elles
sont hors du corps. Tandis que l’âme de chez Aristote, qui n’est plus immortelle
mais la forme du corps, c’est celui-ci qu’elle sépare de son contexte, le
définit. Dans les deux cas, c’est donc autour de la ‘chose’ hors de son
contexte que tout se passe
dans ce qui a rapport à la définition, de l’être de l’étant (substance et essence),
on y décèle le contraste décisif avec l’idéographie chinoise sur lequel Jullien
insiste tout le temps. Un exemple banal, c’est le ‘lit’ que le menuisier fait
selon son eidos éternel et
le peintre selon celui du menuisier (République, X, 597c-598c). On peut souligner ainsi la définition,
en vue de la comparer au wen,
parce que ce n’est pas un ‘thème’ philosophique, que Jullien, à juste titre
sans doute, refuse de comparer aux ‘thèmes’ de la sagesse chinoise (Jullien,
2000, pp. 198-9). Mais l’on peut et l’on doit comparer les écritures, comme
j’en essaie ici les prolégomènes, car la définition est une opération
d’écriture, pas un concept
philosophique, elle opère
sur les mots des discours et récits grecs et européens pour les changer et
déplacer vers un autre type de texte, ce que l’on peut appeler les textes gnoséologiques relatifs au savoir intemporel et qui se
caractérisent par l’absence de verbes et de toute leur riche morphologie
polysémisante (ne gardent que la copule, ‘est / sont’, et des formes équivalentes
d’autres racines verbales)[19].
Texte de définition d’essences et de leur argumentation, philosophie, logique,
sciences, c’est ce qui rend possible la stabilité des essences, intemporelle,
hors de la circonstance, hors du contexte de l’écrivain comme du lecteur. C’est
son système qui peut être comparé avec le système idéographique chinois (pas avec ce qui s’y écrive). Si l’on compare
avec les caractères chinois, ces Formes idéales devraient éviter, elles aussi,
que la langue orale, le nom de la chose, intervienne, thèse du Cratyle, on l’a vu, mais, puisqu’elles n’ont pas de
racine idéographique à la chose, ne peuvent éviter de passer par son nom pour
être écrites : c’est là que l’alphabet intervient, puisque c’est dans
le mot que la ‘chose’ est
définie (cf Parménide
133d-e), c’est elle qui compte, elle que l’on cherche à connaître, à définir, à
classifier, mais ne pouvant l’être que directement dans son nom, avant la considération de l’ensemble
des Formes idéales. Ce qui est également vrai de tous les concepts que, par la
suite, les philosophes sont venus à définir, qui ne peuvent être ‘pensés’ que
dans leurs noms.
17. Qu’en est-il du ‘signifié’, chez nous et en
Chine ? L’un des inconvénients majeurs de l’alphabet, c’est qu’il suffise
d’une différence de lettre, coquille ou intention, pour avoir un mot avec un
signifié totalement différent, sans aucun rapport au premier, ce qui relève de
ce que Derrida a appelé dissémination, qui est autant chance littéraire et poétique
que risque d’erreur, ce qui se joue dans la proximité (à l’envers de l’allusion
à distance), comme contamination bonne ou mauvaise. Alors que le fait que le
caractère ‘dessine’ (par convention) la chose référée et l’amène avec soi dans
la structure graphique semble impliquer que, dans le triangle traditionnel du
signe, dû aux Stoïciens – signifiant, signifié et chose référée –, il n’y ait
pas de place dans le wen
pour le signifié (qui, à l’envers, est le but même envisagé par la
définition) : il coïncidera avec le signifiant dans sa seule articulation
linéaire (comme il arrive en mathématique, et c’est pourquoi elle est exacte). C’est sans doute ce qui explique que l’écriture
chinoise puisse être lue par des langues étrangères entre elles : son signifié, ce sera d’avoir un référent,
ce qui impliquerait l’absence de polysémie dans le caractère en tant que tel,
conventionné. À l’envers, dans les langues alphabétiques, c’est le signifié qui
pose le problème principal de traduction entre deux langues, à solution
seulement approximative (il devrait rester le même dans le changement des signifiants), il se dérobe
même à la traduction du geste de la définition, qui doit être refait dans la
langue d’arrivée. C’est ce qui ajoute une deuxième difficulté à l’absence de
morphologie autant pour approcher les textes de sagesse chinoise et les
traduire dans nos mots philosophiques.
Entre la mathématique et la langue
18. Qu’il se trouve une écriture servant des langues
étrangères entre elles, voilà ce qui ne peut pas ne pas nous choquer au premier
abord, car nous avons facilement l’expérience de ‘voir’ un texte écrit dans
notre alphabet, en suédois, par exemple, et d’être incapables de le ‘lire’.
Nous avons toutefois une expérience qui nous approche de l’idéographie
chinoise : l’écriture mathématique, qui, conventionnelle aussi, n’a qu’une
seule articulation, entre des mots et des phrases (équations, par exemple) et
qu’ignore les phonèmes – chiffres et lettres, de même que des signes de syntaxe
(=, +) ce sont des ‘mots’ ayant un sens défini par convention –, est également
utilisée par des langues étrangères entre elles de façon compréhensible. Ce qui
éclaircit ce que l’on a écrit au § 14 : de même que les Chinois, nous
lisons les chiffres et autres signes mathématiques sans les ‘dire’, sans besoin
d’utiliser la voix, donc de façon non logocentrique ; le calcul mental est
fort limité, la mathématique, équations, dérivations, intégrations, etc., est
structuralement écriture nous ne ‘sommes’ pas dans les comptes
compliquées, on les calcule selon leur logique : les calculatrices
électroniques sont une sorte de
preuve de l’absence de logocentrisme en mathématique[20].
Pas plus qu’en chinois, il n’y a pas de corrélation entre le dessin du chiffre
2 et ‘deux’, ‘dois’, ‘duas’, ‘two’, ‘zwei’. Qu’il y ait une seule articulation,
implique l’absence de polysémie, c’est-à-dire, l’exactitude mathématique, de
même que son caractère exhaustif, à l’envers des langues doublement articulées
qui sont structurellement elliptiques, ne peuvent jamais ‘tout’ raconter,
doivent sélectionner. Quelle est la différence entre ces deux types d’écriture,
les wen chinois et les
mathématiques ? Il y en a tout au moins, deux : les ‘mots’ mathématiques,
les chiffres par exemple, ne réfèrent pas des ‘choses’, des ‘phénomènes’, que
leur dimension quantitative (Kant le savait) qui permet de les nombrer, mesurer
et calculer, mais ils ont la mobilité des mots dans leurs applications ;
d’autre part, les phrases mathématiques, les équations peuvent être
transformées en des équations équivalentes, mais les ‘textes’ que l’on fait
ainsi pour résoudre des problèmes sont structurellement fragmentaires ;
c’est pourquoi dans les équations des diverses régions de la physique ou
d’autres applications, les mêmes lettres latines ou grecques peuvent
servir pour noter des choses
différentes sans risque de confusion (leurs ‘textes’ sont exclusifs, ne se
retrouvent jamais ensemble), sans avoir besoin de milliers de caractères, comme
les idéogrammes chinois. Ceux-ci, à l’envers de la fragmentation, ont
l’ambition d’étendue des mots des langues orales et des alphabets, celle de
dire (elliptiquement) tout du champ des choses ou des phénomènes dont elles
parlent. Ils font donc un pont entre l’exactitude mathématique et sa certitude,
disons, et l’ambition holistique des langues[21].
La différence de pensées : définition et wen
19. Il n’y a pas que cette différence au niveau du
signifiant pour expliquer la différence entre les pensées, il y va aussi de la
question de la morphologie, de son absence dans les langues monosyllabiques et
de sa grande prolifération dans les langues indo-européennes. Une succession de
wen, de mots dont le
référent est de l’ordre du phénoménal, de ce que les Grecs appelaient le
‘sensible’, semble impliquer l’immanence comme sa seule possibilité, sans que sa multiplication
(de ‘foot’ et ‘ball’ à ‘football’) arrive à s’en sortir. Jullien insiste
souvent sur cette immanence, sur le fait que les Chinois ne pensent pas par
concepts, par abstraction (hors de l’immanence), il pousse ainsi à poser la
question de savoir comment les langues occidentales font-elles pour abstraire.
Or, la réponse semble être de l’ordre de la morphologie, de l’usage de suffixes
et préfixes sur les racines nominales ou verbales de mots d’ordre phénoménal,
ce qui rend possible ce que les grammaires anciennes appelaient les substantifs
abstraits. En français, des suffixes comme -ité en qualité, quantité, bonté, causalité, société,
‘-ence’ en science, expérience, essence, absence, apparence, ‘-ude’ en
certitude, finitude, ‘-isme’ en idéalisme, humanisme, communisme, des préfixes
comme ‘in’- en infini, instant, incorruptible, indifférent, ‘trans-‘ en
transcendant, transformer, transgression, transition, ‘co-‘ en compagnie,
conscient, contenu, contexte, et ainsi de suite. Ou bien en grec : poiein poietikê, phuô phusis,
hairô hairêsis, telos
entelecheia, ergon energeia, hodos methodos, megas megethos, on ousia, et ainsi de suite. Il semble, à quelqu’un qui n’a fait
que lire une petite grammaire du chinois et consulter quelques exemples d’un
dictionnaire scolaire récent, qu’il ne sera possible à des monosyllabes qui
disent des phénomènes, comme nos mots à racine simple, arriver à faire des
abstractions par l’ajout d’autres monosyllabes équivalents. Je serai curieux de
savoir comment procèdent les intellectuels et savants chinois actuels pour
traduire ces mots grecs ou européens dans leurs universités, s’il se trouve
qu’ils soient intéressés par des spéculations que les Occidentaux laissent
tomber. Ils préfèrent sans doute la langue anglaise, qui, malgré son origine
saxonne, prête aujourd’hui de très bons services de langue internationale dans
les échanges commerciales, technologiques et touristiques, justement à cause de
sa très pauvre morphologie ; c’est d’ailleurs ce qui semble justifier la
tendance empiriste et pragmatique des textes anglophones, la difficulté d’un
intellectuel anglais qui me confiait un jour qu’il ne pouvait penser sans
recourir aux latinismes de sa langue.
20. Soit donc une hypothèse sur la différence des
pensées entre ces si différentes écritures. Pour arriver à la vertu, au beau,
au juste, au bon, la définition a dû se faire autour de la ‘chose’ et de ses
noms, en définir les essences et qualités ; ces définitions immutables ont
institué la stabilité nécessaire à la pensée et, en ayant pour but les choses
spirituelles, elles ont entraîné avec l’âme qui les ‘connaît’ comme divine et
immortelle, en ayant un rapport provisoire au corps engendré et corruptible,
les âmes des philosophes qui ont atteint la vertu, tel Socrate dans le Phédon (67e), devant quitter définitivement leur
rapport au corps, ne plus suivre la réincarnation à laquelle les âmes
imparfaites sont contraintes afin de se perfectionner. Là est la racine de la
séparation occidentale entre langage et pensée, celle-ci du côté de l’âme, en
rapport avec la séparation mythologique entre la terre et le ciel[22],
la racine aussi de la primauté de l’étant et de l’être dans celle de la définition,
qui chez Aristote proliférera sur les étants terrestres, plantes, animaux,
humains e leurs usages, correction de la séparation platonicienne entre les choses et leurs Formes
idéales statiques – l’ousia
dans la conception de sa Physique étant à la fois la ‘substance’ de l’étant singulier et l’‘essence’ de
son espèce – afin de comprendre le mouvement, surtout celui des vivants
(génération et corruption, croissance et diminution, altération et déplacement) :
c’est cette double ousia
qui garantit la stabilité des mouvements terrestres dans la pensée
aristotélicienne, qui donc ne fait que renforcer l’importance de la ‘chose’
dans la pensée philosophique. Si la théologie de Thomas d’Aquin introduira
Aristote comme maître école de l’Europe à venir, il n’a pu le faire qu’en platonisant
métaphysiquement ses essences et en laissant les questions physiques dans les
marges où le XVIIe siècle les reformulera[23],
en faisant l’alliance de la définition théorique à la mathématique et aux
instruments laboratoriaux de mesure, ouvrant l’espace aux futures machines et à
tout type de techniques qui font fureur dans la Chine moderne.
21. Où celle-ci ne pouvait arriver toute seule, car sa
démarche est tout à fait contraire à celle de l’Occident. Paradoxalement, sa
divergence résulte de ce que chaque wen n’a se sens que par la chose référée :
« […] en Chine, l’œuvre s’écrit toujours sur fond d’être, dans la
plénitude d’un tracé emblématique participant de la figuration infinie des
choses, en un geste de relation originelle à la nature – comme être au
monde » (Jullien)[24].
C’est de ce « geste » que la « grammature » chinoise fait
partie, c’est dans le système de ces wen que réside la stabilité de l’écriture chinoise, mais
il faut toutefois quelque chose comme un horizon du système pour donner
stabilité à la pensée, telle que écrivain et lecteur – tout en lisant des wen successifs, en lisant des caractères en
« êtres au monde », vient de dire Jullien en allusion à Être et
Temps de Heidegger – sont,
eux aussi, des « êtres au monde » dans cette activité d’écriture et
lecture, c’est-à-dire, non opposés ni à l’écriture ni au monde ‘extérieur’,
sans être traversés par le dualisme âme / corps, âme / monde, sujet / objet,
comme nous mêmes nous en sommes au lycée, bien avant d’arriver à la capacité de
penser par notre tête. Or, pour des êtres au monde, le temps est structurel, il
n’est pas réduit comme il l’a été par la définition et puis par le laboratoire
scientifique afin d’obtenir le texte gnoséologique d’essences intemporelles et
sans circonstance, de concepts valant partout pareillement,
universellement : en effet, Jullien y insiste tout le temps, les lettrés
chinois cherchent toujours une sagesse qui vise la compréhension du cours des
choses, de leurs processus
(dans le temps) et de leur régulation, afin de s’y conformer selon une logique
d’immanence.
22. La question de la stabilité est posée ainsi par
Jullien : « comment se fait-il que, alors que rien ne se répète
jamais de façon exactement pareille, que le réel est voué à une constante
innovation, nous puissions néanmoins ne pas nous sentir pris au dépourvu par
son évolution ? » (1993, p. 197). Un peu plus loin, il semble
répondre à sa question en revenant au « point de départ – que nous livrait l’évidence :
le ciel en haut, la terre en bas » (p. 208). Mais tandis que les Grecs et
les Hébreux voient cette évidence comme une opposition, les Chinois la voient à
travers ce qui vient d’elle en tant que des alternances qui se succèdent :
d’une part, après le jour du soleil vient la nuit sans lumière et, d’autre
part, les quatre saisons font alterner la croissance de la chaleur, printemps et
été, avec sa diminution, automne et hiver. Or, ces phénomènes strictement
temporels, jour / nuit et saisons de l’année, ne sont pas des phénomènes
exclusivement célestes ou exclusivement terrestres, ils n’arrivent sans les
deux instances, le ciel en tant qu’initiative (yang) et la terre en tant que sa réceptrice (yin), cette polarité étant le secret de la régulation
des processus où « le monde meure tous les jours » et « le monde naît
tous les jours », chaque commencement venant d’une fin et chaque fin d’un
commencement[25]. Tel semble
être l’horizon holistique qui se maintient dans le texte chinois commenté sans
cesse. Tandis que la définition arrache le défini à son contexte en
rédusanit celui-ci, le processus chinois consiste dans le contexte lui-même, dans
la situation qui demande compréhension afin que le penser s’y conforme, dans
l’horizon holistique de la polarité céleste / terrestre, sans que jamais n’y intervienne une
opposition, une séparation, une réduction, Jullien en donne tout le temps des
exemples. Le mal, notamment, qu’autant chez Platon que dans l’évolution de la
Bible hébraïque[26], est séparé
et opposé au Bien de façon à ce que celui-ci soit valorisé comme Un et source
de Vérité, n’est ici, explique Jullien quelque part, qu’obstruction provisoire
qui sera régulée à la continuation du processus, la réalité étant toujours
affirmée comme bonne.
23. « Le Ciel crée, la Terre transforme, et ainsi
naissent les plantes”, a écrit « le grand naturaliste Li Shizhen
(1518-1593) » (Vandermeersch,
p. 136). « Les Chinois sont un peuple d’agriculteurs, essentiellement
sensibles à l’alternance des saisons dont ils ont fait la base de leur
conception du monde » (Chieng, p. 52-3), ils formaient une société où les
énergies disponibles viennent des vivants, plantes, animaux et humains, selon
« un dispositif qui marche de lui-même » (Jullien, 1993, p. 205). À
l’envers du monde européen, volontariste, inventif, voire révolutionnaire, les
paysans ne ‘forcent’ pas la croissance des plantes ou des troupeaux, ils
l’anticipent plutÕt, en plantant et en soignant, en suivant leur processus,
attentifs aux moments d’intervenir, en sachant qu’ils ne les contrôlent pas,
mais, comme disait Heidegger, « il faut laisser être l’étant », aphorisme qui van avant tout
pour les vivants. Or, les
letrés, comme les autres humains, sont des êtres en ce monde qui cherchent à
connaître pour devenir adéquats à son processus « sponte sua » (idem,
pp. 172, 192), Jullien sinthétisant ainsi les différences par rapport à la
connaissance occidentale. « Si notre tradition philosophique a pensé la
connaissance dans un rapport de sujet à objet et selon une visée théorique (à
la fois descriptive et désintéressée), la conception de la connaissanc qui
apparaît ici répond à un tout autre projet. Je proposerais de sch´ématiser
ainsi la différence : d’une part, cet autre type de connaissance ne porte
pas sur un objet (à
identifier) mais sur un cours (à suivre), son cadre n’est pas l’espace ouvert
par le regard – celui de la res extensa – mais un déroulement temporel ; d’autre part,
il ne trouve pas sa source dans un sujet détenteur de facultés (classée hiérarchiquement par notre théorie de la
connaissance) mais dans l’aptitude à continuer d’un procès (dont l’idéal, par conséquent, est de ne jamais se
laisser bloquer ou s’enliser). […] Aussi cette connaissance ne procède-t-elle
par abstraction (définissant des ‘formes’, des Idées), mais par
‘familiarisation’ (acquise à travers l’expérience intime d’un déroulement) ;
elle ne vise pas à la détermination intemporelle d’une vérité, dans un but spéculatif, mais à l’appréhension
anticipée d’une évolution, de façon à pouvoir d’autant mieux amorcer celle-ci.
Son idéal, en conséquence, n’est pas le bonheur (grec) que procure la
contemplation d’un être éternel intelligible mais l’aptitude à ne se laisser
jamais désemparer par la transformation – à pouvoir au contraire
continuellement venir au-devant d’elle et favoriser son avènement » (idem,
p. 199). Il est aisé d’imaginer ainsi la connaissance d’un paysan non croyant.
Ce n’est donc pas la révolution mais la régulation, dont l’idéal est l’harmonie
du consensus et le morale implicite le conformisme (idem, p. 217).
24. Très éclairante est l’illustration de cette
sagesse dans le commentaire par
Julien d’un aphorisme de Confucius: wu yi – wu bi – wu gu – wu wo, qu’il traduit « les quatre choses avec
lesquelles le Maître avait coupé : il était sans idée, sans nécessité,
sans position, sans moi », glosé « sans idée (privilégiée), sans
nécessité (prédéterminée), sans position (arrêtée), sans moi
(particulier) ». Le commentaire montre un lettré en contraste complet avec
notre idéal gréco-chrétien : « le Sage est effectivement ‘sans idée’
– ce qui ne signifie pas qu’il n’a pas d’idée ! – parce qu’il n’en
privilégie aucune, ni par là n’en exclut aucune, et qu’il aborde le monde sans
projeter sur lui aucune vision préconçue.Comme il n’en rétrécit rien, ni n’en
préjuge rien, par l’intrusion de ce qui serait son point de vue personnel, il en
garde toujours ouvertes toutes les possibilités. C’est pourquoi il n’y a pas de
‘il faut’ qui s’impose à lui et viendrait prédeterminer sa conduite ; le
Sage ne suit pas de règle ni de maxime : il est ‘sans nécessité’. Et comme
rien ne codifie à l’avance sa conduite, celle-ci ne se fige après coup en ornière.
Ne s’enlisant dans aucune conception particulière, il est ‘sans position
arrêtée’ ; ne s’attachant à aucun point de vue définitif, il ne cesse
d’évoluer de concert avec le cours des situations et des événements (une sorte
d’opportunisme positif]. C’est pourquoi le Maître, finalement, est ‘sans moi’.
Il est effectivement sans
moi qui le caractérise. Puisqu’il n’a pas d’idée privilégiée (1), ne se donne
d’avance aucun impératif à respecter (2), ne se fixe dans aucune position
arrêtée (3), il n’y a rien, par conséquent, qui puisse particulariser sa
personnalité (4). Celle-cidemeure complètement ouverte, et coïncidedd avec le
cours du procès dans son entier ; le Sage peut épouser celui-ci dans toute
son amplitude, et c’est ce qui fait la plénitude de sa personnalité »
(2000, pp. 369-70). C’est la notion étonnante de « sponte
sua » : le Sage réussit à venir à cette ouverture au procès de façon
spontanée, une sorte de ‘vertu’ qui n’est pas celle de l’âme mais d’un être au
monde, qui ‘laisse être’, selon le « Wu Wei » de Lao Zi, qui ne force
pas mais régule, ce que l’on pourrait dire une ‘vertu habilité’.
25. Jullien offre ensuite deux exemples de traduction
de cet aphorisme confucien dans nos langues occidentales : « le
Maître rejetait absolument quatre choses : les idées en l’air, les dogmes,
l’obstination, le Moi » (P. Ryckmans) ; « il y a quatre choses
dont le Maître était exempt : les idées sans fonfement, les affirmations
catégoriques, l’entêtement, l’egocentrisme » (Anne Cheng) (idem, pp.
370-1). Ces traductions de sinologues, ayant de longues années d’expérience
dont on ne peut douter de leur compétence, exhibent clairement la projection de
la philosophie inhérente à nos langues occidentales sur les traductions, qui
reste un très grave problème, même au cas de chinois ayant appris une langue
européenne : Si je peux évaluer ces trois traductions sans connaître le
chinois, en prenant appui dans la cohérence de celle de Jullien avec son
patient travail de long haleine, les deux autres montrent combien il doit être
difficile de faire confiance aux traductions que l’on retrouve , si nous avons
la meilleure des intentions d’avoir accès à une pensée si différente de la
nôtr. On comprendra mieux le doute soulevé sur la grammaire chinoise (§§
11-12) : si elle est étudiée à partir des grammaires des langues
indo-européennes, coment savoir si l’on est en train d’analyser la phrase
chinoise (dont Henri Maspero disait qu’elle n’avait pas de ‘parts du discours’)
ou bien sa traduction ?
La subtilité de la pensée par allusion
26. Si l’écriture idéographique a
donc empêché la pensée chinoise de quitter le plan phénoménologique des choses
(« la critique chinoise est essentiellement phénoménologique »,
Jullien, 2007, p. 491), d’instaurer un texte gnoséologique à la manière de
l’écriture alphabétique et ses définitions, d’une part, et si, de l’autre côté,
le rapport é-vident, conventionnel, de chaque wen à ce qu’il signifie, rend le texte courant très
proche de la trivialité des choses, par exemple des recettes de ce qu’il faut
apprendre à faire, comment donc a-t-on réussi une si riche tradition littéraire
et sapientielle ? Un théoricien du XVIIème siècle, Jin Shengtan, explique
qu’il faut que l’ ‘œil’ qui voit et que la ‘main’ qui écrit ne coïncident
pas : « tandis que notre regard est tourné de ce côté-là, notre main
écrit de ce côté-ci », sans quoi, s’ils coïncident, comme c’est la règle
chez nous, il arrivera au lecteur qu’ « au premier coup d’œil tout est
épuisé » (idem, p. 470). Ce que Jullien appelle « distance
allusive », la stratégie de composition littéraire consiste en ne pas
approcher directement le thème visé, ce que l’auteur regarde, « mais de
s’en loigner le plus possible et, à partir de là, de revenir en sinuant jusqu’au
moment de l’aborder, et alors de s’arrêter ; puis de s’en éloigner à
nouveau le plus possible pour prendre un nouveau départ, et de revenir en
sinuant jusqu’au moment de l’aborder, et de nouveau s’arrêter » et alors,
continue Jin Shengtan, « on permet aux autres de jeter un regard au-delà
du texte pour voir par eux-mêmes » (idem, p. 470-1). Commente
Jullien : « si le texte colle à ce qu’il veut dire, son lecteur n’a
plus rien à chercher et l’intérêt est supprimé » (p, 470). Il devient
ainsi possible de maintenir une figure féminine, par exemple, un personnage
« vivant » par des descriptions tournant autour d’elle avec des
« mots vides », tandis que « si l’on avait décrit tels quels son
visage, sa parure incrustée, ses sourcils, ses cheveux en boucles sur les
tempes […] on aurait eu une statue de plâtre » (p. 473), conclut le
théoricien chinois.
27. Tandis que, sur le plan de la pensée, il s’agira
d’éviter la particularité de ce qui est proposé pour ouvrir d’autres
possibilités, il faut dépasser la partialité inhérente au point de vue de toute
proposition, en soulevant par exemple un point de vue opposé et marcher vers
une « vision » qui dressera vers la globalité inaccessible, selon le tao de la réalité, « le fonds indifférencié
des choses » (p. 445), oû sont également possibles toutes les oppositions
de positions, que les expressions concrètes, particulières, impliquent
d’elles-mêmes (p. 458), puisqu’en idéographies qui s’adressent directement à ce
qu’ils signifient par convention. Voici une belle citation de l’un des deux
classiques du taoïsme : « !avec des propos vides et lointains / des
paroles vastes à l’infini, /des expressions sans bout ni bord : / il se
laisse aller au gré du moment sans tomber / dans la partialité, / et se garde de
considérer les choses d’un point de vue unilatéral » (p. 458). Défaire des
frontières, dirait-on du point de vue opposé à celui de la définition
philosophique qui, en comparant des choses hors de leurs contextes, les
caractérisent dans leur essence commune intemporelle. Ce que l’on cherche ici, c’est la subtilité, non pas la
clarté, ne pas dire directement mais « laisser seulement entrevoir », dit Jullien (p. 509). La
définition philosophique réduit les circonstances, enferme le défini, tandis
que l’allusion « réduit les exclusives » (p. 447), c’est-à-dire
qu’elle réduit la réduction elle-même de chaque wen (dans son é-vidence, disait Vandermeersch) et les
oppositions qu’il engendre en se proposant : l’allusion ouvre des rapports
proches et à distance entre elles et entre les choses, elle maintient ouvert un
« regard global » (p. 446), sans partialités. Jullien multiplie les
exemples pas aisés à résumer. Rainier Lanselle, sinologue qui parage son
approche, propose longuement le commentaire de Shengtan lui-même d’une opéra
traditionnelle sur la façon dont sont racontés les amours d’un garçon candidat
à mandarin qui devient amoureux de la belle orpheline d’un homme puissant, donc
en dehors de sa portée ; comment est racontée la subtilité de la jeune
femme qui ne paeut pas être ‘prise’ par lui et puisse être offerte par
elle-même, Shegtan montrant comment ce drame est aussi celui du lettré qui
cherche la sagesse, qui ne peut pas non plus être appropriée par celui qui la
cherche, qui ne peut qu’être sa donation. Très beau.
Conservation et régulation
28. Certes, je n’ai pas lu la plupart des œuvres de
Jullien, mais je ne peux pas taire le goût, après une bonne cinquantaine d’années
de lecteur de textes de philosophie et théologie occidentales, le goût de
trouver un si vaste système de pensée indépendant du nôtre et si différent,
profondément cohérent en son immanence et applicabilité pragmatique. Ce n’est
pas facile à un habitant des traditions occidentales, pleines de ruptures et
innovations qui ont conduit à la modernité qu’aujourd’hui les Chinois eux-mêmes
réclament aussi, d’être séduit par le caractère conservateur de leur sagesse,
mais c’est par où l’on a commencé : elle est sans doute l’une des clés de
l’inédite ‘conservation’ de plus de deux millénaires d’histoire, agricole et
politique, André Chieng ayant parlé d’une « économie guidée par la notion
d’équilibre qu’illustrent les rapports entre le yin et le yang » (p. 59),
le sinologue américain Joseph Needham d’une « société homéostatique »
(cité par Chieng, p. 249). Ils n’ont pas été moins inventifs : « trois
inventions d’origine obscure
avaient changé la face de la terre », écrivit le philosophe anglais du
XVIIe siècle Francis Bacon, à savoir, « la poudre à canon,
l’imprimerie et la boussole », « qui mirent fin à la féodalité et au
Moyen Âge » ; or, elles ont été inventées par des Chinois (ce que Bacon
ignorait) qui toutefois ne surent en tirer le même profit que les Européens
(Needham, cité par Chieng, p. 248). La question qui est ouverte actuellement
est celle de savoir comment leurs traditions s’articulent à l’instrumentalité
technique qui est en train de transformer la Chine selon une accélération historique
inédite invraisemblable, sorte de contrepoint de l’inédit de sa conservation
millénaire, accélération facilité, qui sait ?, par la complicité de leur
écriture avec celle des mathématiques. Le livre d’André Chieng[27],
La pratique de la Chine en compagnie de François Jullien, raconte beaucoup de cas concernant les
différences d’appréciation et de comportement entre les uns et les autres qui
laissent penser que, de même que la sécularisation métaphysique, disons, de
l’Occident moderne n’empêche que nos intellectuels, scientifiques et ingénieurs
soient marqués jusqu’à la moelle par cette métaphysique qu’ils ignorent, il en
ira de même probablement chez leurs émules chinois, assoiffés de modernité
occidentale mais plus ‘confuciens’ qu’ils ne s’imaginent, se voudrant libres de
deux millénaires de tradition. De notre côté, il faudra faire attention à
Jullien qui oppose à notre
‘révolution’ la ‘régulation asiatique’, comprendre que c’est de celle-ci que
nous manquons dans ces crises qui tombent sur nous après la fin des révolutions.
P. S. Un pont européen vers le chinois
29. Que Jullien ait utilisé le motif heideggérien
« être au monde » pour dire le statut philosophique de l’écrivain et
du lecteur chinois (§ 21), qu’ils ne sont pas arrachés au monde par leur
textualité de quête de la sagesse comme il arrive aux philosophes de par la
force textuelle de la définition, voici ce qui rend possible de signaler la
pensée de Heidegger comme ouvrant un pont vers le monde chinois, lui qui a
privilégié les penseurs d’avant la définition socratique et qui a frappé les
incidences pratiques de sa pensée dans un aphorisme qu’on dirait
‘pro-chinois’ : « laissez être l’étant ! ». Laissez chaque
chose, chaque vivant, se jouer dans son contexte, où il a été jeté par naissance
et connaissance (ou bien par fabrication[28]).
En effet, sa rupture d’avec Husserl a été le dépassement du plus résistant des
dualismes, celui du dedans et du dehors, ‘l’objet’ de la perception phénoménologie
husserlienne étant déjà un effet de la définition philosophique, des oppositions,
déterminations et réductions conséquentes : le Dasein qui ek-siste dehors, l’être au monde, c’est sa première grande découverte, en 1927
(Être et Temps). La
dernière, en 1962 (Temps et Être), est sa pensée de l’Ereignis (‘événement’ en allemand) qui dépasse la vieille
opposition être / temps (ousia / accidents), venu remplacer le Geviert (quadriparti), unité qui lie Ciel et Terre,
divins et mortels, au lieu de les opposer. L’Ereignis est à lire comme la donation de tout étant
qui vient à la présence, de toute chose dans sa texture temporelle (être et
temps) par son contexte, donation événementielle, comme une opération de
naissance suivie d’une croissance à laisser être en son autonomie (ou bien une
fabrication). Ses limites ne sont que celles qui le lient à d’autres donations
événementielles, la Terre – Ciel étant le grand contexte donateur de toute
chose, de tout vivant, ces donations étant cachées, dissimulation de leur
puissance pour que l’autonomie de chacun puisse grandir d’elle-même. Il s’approche
donc de la pensée chinoise, mais sans perdre le rapport à l’étant, à chaque
chose.
30. Derrida est un post-heideggérien qui fait un pas
en arrière vers Husserl, ce qui lui permet de prendre le langage (et d’autres
usages sociaux, ajouterai-je) comme étant part du monde, de ses choses et de
ses gens, de délier les séparations entre textes (les livres ne sont pas fermés
en eux, pas plus que les consciences), d’en marquer des continuités où l’on ne
lit d’habitude que des ruptures, d’entrer dans la composition complexe des
choses et des vivants, tandis que Husserl et Heidegger sont restés au niveau de
l’étant, de sa perception, en syntonie avec toute la tradition philosophique
(sauf Aristote). En effet, la grammatologie derridienne (archi-écriture, trace,
différance avec a, itérabilité, plus tard double lien) rend possible de comprendre les démarches
scientifiques comme des sortes de textes, avec leur jeu différentiel de
rétentions et différances. Derrida donc permet de pénétrer dans les paradigmes des laboratoires des
sciences et techniques européennes, que rejoignent les Chinois d’aujourd’hui,
afin de comprendre les textures de la matière et de la vie dans les choses du
monde ; mais il permet aussi d’en sortir, de surprendre les scènes de ladite réalité où ces
choses se jouent d’une façon que les scientifiques, rivés à leurs laboratoires[29],
ont du mal à comprendre, car l’enjeu de ces scènes est bien plus près des processus privilégiés par la sagesse chinoise que des
concepts déterministes de leurs définitions et expérimentations laboratoriales.
31. Par exemple, une voiture automobile est
construite, pièce par pièce, suivant des recherches en laboratoire concernant
plusieurs régions de la physique et de la chimie – on y est en plein monde
européen – mais cette diversité est unifiée théoriquement par le seul but de la
voiture, prendre part au processus du trafic sur les routes. Où il y en a beaucoup, chacune devant tenir
compte de la direction qu’elle a à prendre, de sa destinée, des tours à faire
selon le dessin des routes, mais tenir compte aussi de la présence des autres
voitures. Ce trafic implique donc que la voiture soit conçue pour avancer à des
vitesses diverses ou bien à reculer le cas échéant, pour tourner à droite ou à
gauche et le signaler aux autres voitures, freiner ou accélérer, et ainsi de
suite. Rien dans la construction de la voiture n’échappe à cette loi du
trafic, à son aléatoire
structurel. Apprendre à conduire, c’est apprendre à manipuler les diverses
possibilités de la voiture et de la route, à conduire en laissant être la voiture selon ses règles et suivant la
circulation des autres voitures à côté.
32. Avec ce modèle et en tenant compte de la
complexité qui revient aux vivants du fait de leur reproduction biologique
(nourriture et sexualité), de celle des sociétés et des langues humaines, mon
texte Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida a essayé de développer le jeu des grandes scènes
évolutives selon les sciences européennes – la cosmologie des astres,
l’évolution biologique, l’histoire des sociétés humaines et celle des textes gnoséologiques
occidentaux – et il faut espérer que des chercheurs chinois s’y retrouvent plus
aisément que leurs confrères de chez nous pour comprendre le rapport entre ces
scènes et leurs laboratoires respectifs, peut-être aussi pour comprendre que la
démarche concernant chaque science et scène est, sinon la même, équivalente à
celle des autres sciences et scènes malgré leurs grandes différences, et donc
d’arriver à mieux saisir les rapports entre elles, interdisciplinaires, comme
on dit : dans chacune de ces scènes, les règles apprises au laboratoire (en des conditions de
détermination qui excluent d’autres facteurs des scènes) jouent en fonction de l’aléatoire structurel de la scène, un peu comme chez la
voiture et le trafic. Chasser des proies pour s’en nourrir et éviter d’être
pris à son tour par d’autres plus forts, c’est ce qui ‘explique’ les anatomies
des diverses espèces animales, selon l’aléatoire de la loi de la jungle[30], de même que l’anatomie d’une voiture, camion
ou moto est expliquée par la loi du trafic. Ou encore, les règles linguistiques
de chaque langue, de la phonologie à la morphologie, syntaxe et sémantique,
autant les meilleurs connues par les grammaires que les plus subtiles, ces règles
– qui sont les mêmes pour tout le
monde qui a appris à parler cette langue-là – sont faites de façon à ce que
tout un chacun, sans les connaître explicitement, puisse intervenir dans
l’aléatoire d’une conversation, où l’on doit répondre en improvisant à ce que
son interlocuteur vient de dire de plus ou moins surprenant, toujours de
l’inattendu, en tout cas. Le jeu en chaque scène est cette unité entre la nécessité des règles et l’aléatoire du champ de leur application : au niveau de la
scène, ceci change de bout en bout la causalité qui prête de si bons services
au laboratoire. Il faudrait espérer que, arrivés à bien comprendre ce qui se
fait aux laboratoires scientifiques, des chercheurs chinois, forts en mathématique,
soient aussi bien plus à l’aise que leurs congénères européens pour comprendre
les scènes respectives, leurs processus et régulations.
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123-138
[1] Peut-être le Coran, alphabétique, a-t-il été écriture d’empire, dès Mahomet
à l’Ottoman ; ainsi, ayant pris à Rome tout ce qu’elle avait hérité de civilisations
plus anciennes, pourrait-il se prêter à une confrontation de 13 siècles plus
proche de celle de la Chine.
[2] A. Schiavone, E. L. Jones et K. Pomeranz, ce sont des exemples
d’historiens qui questionnent la modernité de la révolution industrielle en des
termes strictement économiques.
[3] En témoignerait, si l’invention du langage aurait été pareille à celle
de l’écriture alphabétique, que les vieux manuscrits grecs soient écrits avec
des phrases sans séparer les mots et que seulement dans l’un des derniers
textes de Platon, le Sophiste, on trouve pour la
première fois la distinction entre le verbe et le nom, que presque toute la
philosophie de l’école socratique soit déjà écrite quand le chap. 20 de la Poétique d’Aristote propose la première liste grammaticale qui nous soit
parvenue, qui termine avec le même mot – logos –
pour dire la phrase et le texte.
[4] 4 volumes, 1964-71.
[6] L’antériorité temporelle de l’oral sur l’écrit a justifié que la
philosophie occidentale ait donné la primauté au premier, au logos, à sa voix plus proche de l’âme pensante, sur l’écrit (Phèdre de Platon), c’est le logocentrisme ;
le paradoxe de la grammatologie de Derrida a été la renversion des choses, en
montrant que, appris des autres, le langage oral est lui même une inscription (dans le cerveau: les graphes de Changeux)
qui rend possible la parole, le logos, autant voix
que discours.
[7] Voir plus loin la citation de Vandermeersch juste à la fin du § 13.
[8] « Le chinois commun archaïque, parlé quelques siècles avant notre
ère, s’est séparé en plusieurs dialectes [...] repartis en neuf groupes
importants parlés aujourd’hui” (Coyaud, p. 1055c).
[9]Le chap. 20 de la Poétique définit syllabe
comme une “voix non signifiante [c’est-à-dire, sans référent, de même que la
‘conjonction’] composée d’une partie muette et d’une partie vocalique”, nom et
verbe comme “voix composée signifiante, dont aucune partie [syllabe] n’est par
elle même signifiante”.
[10] Imprimerie Nationale, 1993, pp. 196-152.
[11] En plus de la difficulté concernant les mots européens marqués par la
philosophie et qui, par des raisons que l’on verra, ne devaient pas être
utilisés dans une traduction ‘fidèle’. Voir les exemples de trois traductions
d’un mot de Confucius dans Jullien 2000, pp. 369-71.
[12] Demiéville et Hervouet, p. 310.
[13] L’écriture chinoise n’en a qu’une, entre les mots et les phrases, sans
phonèmes, tandis que les langues orales chinoises ont les deux.
[14] Qui ont disparu des textes gnoséologiques (à partir des définitions)
dont on parlera.
[15] Selon une chronologie qui rend compte de la progressivité de la
doctrine des Eidê et de l’immortalité de l’âme. http://philoavecsciences2.blogspot.com/2008/07/socrate-et-platon-un-essai-de-lecture.html
[16] « C’est que tu t’es mis trop tôt, Socrate, reprit Parménide,
avant d’être exercé, à définir (horizesthai) le
beau, le juste, le bon et chacune des autres formes » (Parménide, 135c).
[17] « Mais Socrate n’attribuait existence séparée aux généraux (ta
katholou) ni aux définitions (horismos) ; ses successeurs, par contre, en ont fait des formes idéales
des étants (tôn autôn ideas) […] » (Métaphysique, XIII, 1078b30-32).
[19] Au discursif et narratif de Benveniste dans ses Problèmes de
Linguistique générale, on ajoute ainsi un troisième
type qu’il a dessiné dans le chapitre sur la phrase nominale, sans le dégager
tout à fait. Voir Belo, Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, vol. I, L’Harmattan,
2007, chap. 5, §§ 28-30.
[20] Michel de Certeau disait que, à l’envers de la poésie, il ne faut pas
être intelligent pour faire des mathématiques, ce sont elles qui sont
intelligentes.
[21] Peut-être que ce soit ce côté ‘précis’ des wen qui pose des problèmes en littérature, un style de formulaire
proverbial qui demanderait l’économie de l’allusion à distance diagnostiquée
par Julien.
[22] Qui, sans l’opposition entre le corps et l’âme toutefois, structure
aussi la bible hébraïque, ce qui a rendu possible que Platon introduise l’âme
immortelle dans le christianisme, que Nietzsche dira quelque part être
« le platonisme des pauvres ».
[23] Donc : « la Physique d’Aristote
est, en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la
pensée, le livre de fond de la philosophie occidentale » (Heidegger, 1968,
p. 183).
[24] Cité par Vandermeersch, p. 124.
[25] La page 199 de Jullien 1993 propose une belle synthèse de la
différence entre les deux pensées.
[26] C’est vrai que celle-ci ne définit pas, la Bible chrétienne non plus
(sauf le « Fils de
Dieu » en Romains 1,4), et l’on
pourrait prétendre peut-être qu’il y aurait aussi chez elles quelque chose de primauté de la
situation, s’il n’y avait pas un autre type de réduction : le désert de la scène de l’alliance de Moïse dans le Deutéronome (selon
l’exégèse récente, premier livre de la Bible à avoir été écrit, trois siècles
et demi après l’instauration de la monarchie davidique) réduit toute activité agricole et politique pour placer les Israélites dans
la dépendance totale de leur Dieu.
[27] Né en France d’émigrés chinois cultivés et éduqué dans les deux
cultures, dirigeant depuis une trentaine d’années entre Paris et Péquin une
Association de commerce spécialisée dans les rapports franco-chinois.
[28] Par exemple, quand des ouvriers essayant de réparer une machine se
disent ‘la machine a toujours raison’, ils appliquent cet aphorisme
heideggérien.
[29] Sans qu’ils sachent se poser la question : pourquoi donc leur
faut-il des laboratoires ?
[30] Loi dépendante du cycle du carbone (qui existe dans toutes les
molécules des vivants) à partir de la photosynthèse des plantes : les
animaux doivent manger d’autres vivants pour leur auto reproduction.