Grèce et Europe: similitudes et différences
L’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité
Trois grands traits de la Renaissance européenne
La déchirure du monothéisme
La fin de l'Europe-civilisation
Le “miracle européen”, entre économie et philosophie
Grèce et Europe: similitudes et différences
1. Une façon commode d'aborder ce qui fut la geste de l'Europe, c'est de comparer les cinq siècles décisifs de son histoire - entre le XVe siècle où elle commença de (re)naître et le XXe où elle s'est effondrée dans ses deux guerres - aux trois siècles de la Grèce classique. Peut-on comparer ces deux civilisations parmi toutes celles qui se sont développées dans l'histoire des sociétés humaines? Trois traits qui leur sont essentiels rendent plausible cette comparaison. a) Les deux ont été des puissances maritimes et commerciales, l'une de la Mer Méditerranée, l'autre des Océans, murées en quelque sorte à l'Est et au Sud par des vastes empires (la Perse et l'Égypte, chez l'une, l'Islam, l'Ottoman, la Russie, chez l'autre); cette puissance, elles ont dû la céder ensuite à plus fort qu'elles à Ouest, l'empire romain et l'empire américain. b) Les deux ont connu une histoire d'incessantes luttes internes pour l'hégémonie, entre les cités grecques ayant une même langue et les mêmes traditions religieuse et littéraire, chez l'une, entre des nations de langues différentes et mêmes traditions religieuse et littéraire, chez l'autre; ces luttes ont sonné leur glas, la guerre du Péloponèse là, les deux guerres mondiales du 20e siècle ici. c) Les deux ont donné à l'histoire des humains les seuls cas que celle-ci ait connu de régimes démocratiques, liés essentiellement à l'esclavagisme ou au colonialisme, au même rapport violent et 'aveugle' à l'Autre, barbare ou sauvage; les deux seules ont été à l'origine de la philosophie et des sciences, dont elles surent féconder les empires qui les ont dépossédé[1].
2. Il y a une différence nette, cependant, concernant justement la philosophie comme geste de civilisation. Certes, la Grèce a reçu des biens inestimables des civilisations la précédant, l'astronomie, l'alphabet, le calcul, des techniques, sans lesquels la polis n'aurait pas été possible. Mais cette grande trouvaille (à nos yeux), la philosophie, le projet et le texte rationnels du savoir, ce cadeau fabuleux offert à l'Europe à venir, l’Athènes classique l'a produite au terme de son évolution, sur la pente déjà du déclin, trop tard pour l'utilisation à son 'profit' civilisationnel, puisque sa destinée l'a amené 'hors' de l'Europe, dans l'empire romain de l'Orient, dans le christianisme orthodoxe[2], dans l'empire ottoman, jusqu'au retour, depuis un siècle et quelque, à recevoir de l'Europe, à la façon d'un parent pauvre, les fruits tellement transformés de l'héritage qu'elle lui avait jadis légué. Quel étrange destin pour ce 'miracle grec'! L'Europe, par contre, a trop reçu dès l'abord, lorsqu'elle était encore bien barbare au regard autant de l'orthodoxie de Byzance que de la civilisation islamique: la philosophie et la littérature antiques, les Bibles juive et chrétienne, les institutions romaines, toutes veillaient à son berceau. Et c'est comme si, une fois n’est pas coutume, l'écriture arrivait tôt, en tout cas à temps des Européens en faire leur civilisation. D'un 'miracle' à l'autre, le miroir s'inverse: là, de la civilisation démocratique à la philosophie, ici, de la philosophie à la civilisation démocratique.
3. Si l'on voudrait utiliser ici la terminologie marxiste, ce serait pour en contredire la doctrine: en Grèce la philosophie a relevé de la superstructure, tandis qu'en Europe elle a pénétré l'infrastructure, portée par la théologie monothéiste au cœur des rapports de parenté eux-mêmes. Sans doute paysans et même nobles guerriers étaient-ils illettrés; n'empêche que la chrétienté médiévale a mis auprès d'eux des clercs avec un minimum de formation doctrinale qui, non seulement canalisaient vers les écoles (des monastères et autres) les gosses doués pour les études, mais menaient les gens à assimiler des semences de la Bible, avec ses récits, ses 'histoires', et des semences de la philosophie, d'onto-théo-logie en termes heideggériens: un seul Dieu cause-créateur de tous, des âmes immortelles en chacun, les vivants et les choses en général pouvant être 'définies', 'séparables' de leurs contexte. Ces semences étaient semées dans une terre de béné(malé)diction ancestrale à dons multiples, qui a résisté sans doute longtemps: le monde des saints, anges et démons des religions populaires - les chrétiens portugais se battant contre les également chrétiens castillans, les uns au nom de St. Georges, les autres au nom de St. Jacques -, les reliques, images, rituels, promesses, cette prolifération, à la manière pré-monothéiste (pré-deutéronomiste), de sanctuaires locaux et régionaux, semble attester la survivance d'un arrière-fond polythéiste de Dieux barbares qui n'ont point quitté la Terre, leurs rituels plus ou moins bien mêlés à ceux du christianisme monothéiste officiel[3]. Mais le rapport aux ancêtres, lieu d'ancrage du sacré, n'était pas moins entamé par le monothéisme, paradoxe de son écriture (9. 36): d'abord par la violence initiale de la 'conversion' des tribus et par ces restes de la greffe religieuse; puis par le fait que, dans le christianisme, les parents sont à la source du seul corps de leurs bébés, l'âme venant de Dieu et le concernant directement, comme le baptême en faisait foi; enfin, les ancêtres sont devenus, vers la fin du 12e siècle, des âmes de pécheurs au purgatoire, dépendants des aumônes, pénitences et prières de leurs descendants, des victimes morales en besoin de bénédiction, si l'on peut dire, renversement total de la notion anthropologique d'ancêtre.
4. Expliquons-nous sur la notion de civilisation. Elle implique un réseau de sociétés en rapport entre elles dans une certaine aire géographique. Dans les sociétés de type monarchique, comme Juda et la Grèce, ces rapports deviennent visibles dans la guerre et dans les alliances, dans les mariages entre fils et filles de rois dont on a vu les Prophètes se méfier à cause des inévitables croisements entre mythes, n'en voulant pas en aval, mais sans trop savoir de ceux qu'il y avait toujours déjà eu en amont, comme on sait aujoud’hui de la comparaison entre les cosmogonies, par exemple. Le commerce était surtout celui de matériaux rares et précieux, liés à la construction de grands édifices royaux et/ou religieux et au luxe des usages des cours monarchiques[4]; ce sont surtout celles-ci qui échangent, notamment ce qui a rapport aux diverses techniques, à l'écriture, au calcul astronomique et religieux. C'est ce réseau - lieu d'envies, de guerres et d'échanges - qui rend visible ce qui dépasse chaque société et son tissu d'usages ancestraux, plus ou moins différencié mais pourtant parent proche du tissu d'usages de ses voisins. La Chrétienté pré-européenne que l'on est en train d’évoquer est ainsi à concevoir comme terroir d'une civilisation commune aux assez diverses sociétés féodales, avec leurs ancêtres et langues[5], leurs sanctuaires et traditions, leurs rois et leurs seigneurs, leurs intérêts et envies, leurs guerres toujours renaissantes. L'Église, coordonnée tant bien que mal par Rome, est le lien visible (monothéiste)[6] de cette civilisation, y compris les réseaux des grands Ordres monastiques, la langue latine comme langue de culture, bientôt les Universités et les Ordres mendiants. En prolongeant de façon créatrice - comme on disait jadis en théologie et aujourd'hui partout - le travail des Copistes anonymes à qui nous lie une dette immense, les Scolastiques - dont j'ai célébré Thomas d'Aquin, mais chaque petit article de sa Summa Theologica marque le réseau intertextuel qui tisse son texte et qui aurait dû m'empêcher de valoriser si indécemment un nom propre -, les Universités donc se donnent à nos yeux comme le premier grand atelier de ce qui sera la civilisation européenne. Émergeant de la religion quotidienne monothéiste, c'est là que les quelques grandes figures des civilisations anciennes sont devenues aussi nos ancêtres, justement des ancêtres-de-civilisation, mélangés pêle-mêle aux ancêtres lignagers de chaque société. Quelle importance que l'un soit venu de Naples, l'autre d'Oxford et un troisième de Cologne, que Christophe Colomb fût genevois, ait appris son art chez les navigateurs portugais et ait découvert l'Amérique au service de Castille, que Galilée fût italien[7], Descartes français, Locke et Newton anglais et Leibniz allemand. Leur œuvre fait d'eux d'emblée des ancêtres de la civilisation européenne. C'est d'abord cela l'Europe.
5. La place de la philosophie ontothéologique au départ de la civilisation médiévale dont l'Europe est issue s'est révélée décisive surtout par son rôle - de 'servante (ancilla) de la théologie' sans doute, mais c’était ce 'service domestique' qui donnait les concepts constituant le squelette de la théologie elle-même - d'institutrice dans l'école médiévale et ensuite dans l'école européenne jusqu'aujourd'hui, de l'enseignement primaire au supérieur: tout savoir que l'école dispense - définitions, concepts, arguments, méthodes - a la frappe philosophique, que l'on le sache ou pas, frappe dont témoignent les racines grecques et latines qu'émaillent nos langues européennes, ce que Heidegger appelle "le système conceptuel européen"[8]. C'est l'œuvre de la philosophie: elle reélabore des concepts nouveaux ouvrant des nouvelles possibilités de penser, d'agir, de vivre, d'instituer. Or, cela c'est bien de l'infrastructural, quoique Marx en ait pensé, car c'est ce qui, en tant que savoir scolaire, a rendu possibles toutes les institutions que l'Europe a inventé: scientifiques, techniques, économiques, politiques, juridiques, démocratiques, etc. La différence donc entre la Grèce et l’Europe, c’est que celle-là n’a pas essentiellement changé sa base économique, agricole et supposant l’esclavage et la main militaire (comme les Romains en extension impériale), tandis que l’œuvre de l’Europe a consisté justement dans sa façon de, en transformant le paysage social, se révolutionner elle-même de fond en comble, en traînant ensuite les autres avec.
L’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité
6. En effet, c'est dans une école à matrice philosophique, dans les universités scolastiques tout d’abord, que réside le secret de l'Europe. On a pu dire qu’elles étaient la plus belle invention de l’Europe (O. Market); on peut dire tout autant que l’Europe est la plus belle invention de ses universités. Car si l'on veut caractériser sa geste à elle, en comparaison avec celles de Juda et de la Grèce, il ne s'agira seulement de l'œuvre de quelques écrivains, penseurs, savants, inventeurs ou réformateurs sociaux, ni de la façon dont elle a reformulé le texte philosophique, ni de l'invention de la physique et de la chimie en alliance avec la technique et la machine. La geste de l'Europe est certes liée à tout cela, mais elle les enveloppe dans quelque chose qui, dans l'histoire des humains, n'a qu'un seul et anonyme parallèle, la révolution néolithique qui a été à l'origine des sociétés à maisons: c'est le paysage social lui-même, la société dans son tissu constitutif, qui ont été bouleversés. La civilisation de sociétés à maisons et à Église monothéiste s'est changée dans la civilisation de sociétés à institutions et familles : voici ce qui mérite le nom de révolution[9], non point sociale ni nationale, mais de civilisation, à tendance universelle ou planétaire.
7. On peut caractériser brièvement l'institution moderne comme une portion délimitée et construite de territoire, organisée selon des calendriers et des horaires fixés en fonction d'activités spécialisées (c’est çà la modernité), que, de façon très générale, nous désignons comme 'travail' ou 'emploi'. Ces activités sont le fait d'une population d'agents, organisée selon leurs compétences de façon hiérarchisée. L'institution se définit aussi par sa reproduction (comme tendance, du moins) au long de plusieurs générations d'agents et par ceci que ses activités spécialisées n'ont pas de but autarcique mais, bien au contraire, recevant de son dehors tout dont elles ont besoin pour fonctionner, elles sont aussi essentiellement vouées à produire des effets hors des limites de leur territoire, que ce soient des effets commerciaux, d'administration politique, d'enseignement ou autres, donc lucratifs ou pas. En tout ceci, elles s'opposent à l’autarcie des maisons d'antan, et supposent donc un réseau social de parenté distinct, qui leur fournit leurs agents, déjà adultes. Il s'agit là de l'un des effets les plus extraordinaires de la révolution: où avant, dans toute société patriarcale, la parenté faisait unité avec l'économie dans les maisons, leurs alliances assurant le tissu social décisif, c'est la seule économie, devenue gigantesque, qui garantit dorénavant le tissu social lui-même; la société moderne est le tissu des institutions (privées et publiques), l'ordre de la parenté devenant un réseau détaché, ce que nous appelons famille (pour laquelle on a inventé des locaux de résidence: des appartements dans des réseaux d'immeubles). Elle n'est plus, comme les maisons d’antan, une généalogie patriarcale d'ancêtres[10] qui s'échange ses femmes, mais le composé (actuel, voire éphémère) d'un couple et de ses enfants. Deux institutions relient ces deux réseaux: l’école, qui assure le passage des familles aux institutions, leur accordant les bases du savoir nécessaire au fonctionnement de celles-ci, le marché, qui déverse vers les familles (et entre institutions aussi) les produits des institutions, ce dont elles ont besoin pour se reproduire, qu’elles payent avec les salaires reçus des institutions, sans lesquels le marché ne saurait pas fonctionner. Le lien social (le cadre État-nation) s'établira, se serrera autour du réseau institutionnel, objet premier de tous les soucis des pouvoirs, tandis que le détachement des réseaux de parenté les fera devenir plus lâches, susceptibles d'ouverture et de libération, de crises qui n'ont pas cessé de secouer les familles (nucléaires, dit-on)[11], d'ailleurs de façons différentes selon les époques et les classes sociales: travail des femmes dans les nouvelles institutions, féminisme, vulgarisation du divorce, libérations sexuelles (hétéro- comme homo-), crises des morales et des religions, et ainsi de suite: c’est la fin du patriarcat.
8. Puis il y a une autre nouveauté moderne, les individus, dont nous avons du mal à saisir comment il s'agit là de quelque chose qu'aucune autre civilisation n'a jamais connue. Les gens de la maison dépendaient, d'une façon totale, voire totalitaire, du père de maison et de sa volonté: pour leur travail, nourriture, subsistance, place sociale, voire pour leurs récréations; mais le père de maison lui-même n'a de valeur social autre que celui de sa maison, du lignage dont il porte le nom (comme un honneur, c’est-à-dire un héritage et donc une obligation). Dans ce monde ancien, le mot liberté n'a presque pas de sens. Tout autre est l'individu moderne, défini par plusieurs marques: la différence entre la famille où il naît et est nourri, où il réside, et l'institution où il travaille un nombre limité d'heures par jour (pas totalement assujetti ni à l’une ni à l’autre); le salaire en argent qui lui rend la liberté d'acheter comme il veut et donc de diversifier l'esthétique de sa résidence; le passage par l'école, en donnant à chacun un savoir culturel global, nécessaire à sa circulation en tant que citoyen, et un savoir de spécialisation, nécessaire à son entrée dans l'emploi d'une institution; l'assurance, de par le cadre de son État-nation, de ses droits humains et de citoyen.
9. Le développement en Europe de l'école, rendant accessible en général à chacun le processus de sa subjectivisation - professionnelle, culturelle et civique -, le processus donc de sa liberté, est lié au développement parallèle de l'imprimerie (depuis le XVe siècle) et de la presse (depuis le XVIIe); les deux ont été à l'origine de la formation d'une opinion publique dans les grandes villes de chaque État-nation, qui a eu un rôle décisif, avec des mouvements politiques de grande violence, dans la formation progressive des régimes démocratiques modernes. La démocratie est une dimension structurale de ce paysage de la modernité européenne. Elle est la façon - à la fois éthique (dans le respect des libertés des citoyens) et rationnelle (dans l’organisation du débat argumenté des avis individuels) - la plus économique possible d'organiser socialement et politiquement ce réseau d'institutions qui est une société civilisée. Elle présuppose donc: d'une part que le tissu social soit devenu le réseau d'institutions modernes, dont les échanges se font selon la rationalité du marché, c’est-à-dire de la spécialisation et de la monnaie; d'autre part que soient généralisés les processus de subjectivisation (école) et d'individualisation (emploi et salaire) et la corrélative formation d'une opinion publique[12].
10. On essayera d’évoquer comment l’ontothéologie (dimension philosophique du Monotheisme), issue de la double séparation, biblique de Dieu et philosophique de la définition, a rendu possible les sciences physique et chimique et donc la technique moderne qui, retour du séparé, a eu le rôle majeur dans l’œuvre de l’Europe, dans cette composition du paysage de la modernité. C’est une partie de l’histoire philosophique de l’Europe qui sera lue dans son rapport structurel à l’histoire de la construction de l’Europe en tant que civilisation moderne.
Trois grands traits de la Renaissance européenne
11. Entre Occam et les Européens, il y eût la Renaissance de l'Europe, sinon sa naissance, son baptême. Ce furent les Grecs qui ont donné le nom de l'une de ses Muses à cette 'péninsule de l'Asie', dont ils ne savaient peut-être pas beaucoup plus que l’existence lointaine vers leur nord-ouest, mais il est resté un nom d'érudits et il ne semble pas être devenu courant avant le XVIe siècle, où on le retrouve chez Erasme, Camões et Tasso, en rapport sans doute avec la divulgation de l'imprimerie et de l'écriture dans les langues vernaculaires des nouvelles nations en train de naître, mais aussi avec la refonte de l’image du Monde dans les cartes géographiques. Il serait donc un nom de re-naissance: l'Europe qui lit commence à se repérer elle-même vis-à-vis d'un monde qui devient bien plus vaste que l'on ne croyait jusque-là. En retenant les années 1450-1520 comme des années-charnière, on pourrait y discerner trois lignes de force.
12. a) En 1450, Gutenberg invente l'imprimerie ou typographie et le développement de cette technique de l'écriture sera tellement rapide qu'en 1520 pratiquement on ne transcrit plus de manuscrits[13]. Le mouvement philologique initié par Pétrarque (1304-1374) - son souci de retrouver le texte authentique de Cicéron dans le jeu de ses variantes manuscrites, aube de la critique textuelle du XIXe siècle - s'affirmera progressivement comme retour aux Anciens païens par delà la tradition scolastique et sera très fortement disséminé par la divulgation du livre imprimé et par la fin des copistes. Mais Pétrarque ne se préoccupe que de textes, il cherche aussi à retrouver la 'force' et l''individualité' du grand orateur latin: la Renaissance poursuivra cette recherche des 'hommes' de l'Antiquité, dans un mouvement qui se démarque autant de la domination chrétienne et théologique qui caractérisait ce qu'ils ont appelé péjorativement 'Moyen-Âge' que de l'argument d'autorité en tant que tel, dans cette recherche qui tend à situer les textes et leurs citations, à les historiciser, à faire revivre dans leurs circonstances les hommes qui les ont écrit. C'est là l'un des sens de l'humanisme que, dans un autre sens, la peinture et la sculpture cultivent dans l'amour du corps nu, le détail des vêtements et de la décoration, le paganisme des scènes évoquées. Il va de soi que, bousculé par cet humanisme, le christianisme garde la dominance théologique, mais pas sans réforme. Le mouvement que je suis en train d'évoquer, trouvant dans l'imprimerie une sorte de moteur, subvertira la chrétienté disposant dorénavant plus aisément de la Bible dans les mains d'un chacun sachant lire: à partir de 1517, Luther propose le 'livre examen' du texte biblique, geste moderne par excellence, et conteste l'autorité romaine. L'individualisme naît chrétien mais tout en protestant. L'axe littéraire, au sens large du mot, qui passait encore peut-être pas loin de Rome, se déplacera vers les régions du Nord, là où l'Europe se fera[14]. La traduction de la Bible que Luther écrit en allemand constitue la première grande œuvre littéraire dans cette langue et les traductions que l'on fera bientôt dans d'autres langues signalent l'attention nouvelle qui se porte vers les langues vernaculaires des futures nations européennes et annoncent le déclin du latin dans l'écriture. Tout au long du XVIe siècle on écrira les premières grammaires de ces langues et de ses usages, avant les grammaires générales et rationnelles des siècles classiques.
L’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité
Trois grands traits de la Renaissance européenne
La déchirure du monothéisme
La fin de l'Europe-civilisation
Le “miracle européen”, entre économie et philosophie
Grèce et Europe: similitudes et différences
1. Une façon commode d'aborder ce qui fut la geste de l'Europe, c'est de comparer les cinq siècles décisifs de son histoire - entre le XVe siècle où elle commença de (re)naître et le XXe où elle s'est effondrée dans ses deux guerres - aux trois siècles de la Grèce classique. Peut-on comparer ces deux civilisations parmi toutes celles qui se sont développées dans l'histoire des sociétés humaines? Trois traits qui leur sont essentiels rendent plausible cette comparaison. a) Les deux ont été des puissances maritimes et commerciales, l'une de la Mer Méditerranée, l'autre des Océans, murées en quelque sorte à l'Est et au Sud par des vastes empires (la Perse et l'Égypte, chez l'une, l'Islam, l'Ottoman, la Russie, chez l'autre); cette puissance, elles ont dû la céder ensuite à plus fort qu'elles à Ouest, l'empire romain et l'empire américain. b) Les deux ont connu une histoire d'incessantes luttes internes pour l'hégémonie, entre les cités grecques ayant une même langue et les mêmes traditions religieuse et littéraire, chez l'une, entre des nations de langues différentes et mêmes traditions religieuse et littéraire, chez l'autre; ces luttes ont sonné leur glas, la guerre du Péloponèse là, les deux guerres mondiales du 20e siècle ici. c) Les deux ont donné à l'histoire des humains les seuls cas que celle-ci ait connu de régimes démocratiques, liés essentiellement à l'esclavagisme ou au colonialisme, au même rapport violent et 'aveugle' à l'Autre, barbare ou sauvage; les deux seules ont été à l'origine de la philosophie et des sciences, dont elles surent féconder les empires qui les ont dépossédé[1].
2. Il y a une différence nette, cependant, concernant justement la philosophie comme geste de civilisation. Certes, la Grèce a reçu des biens inestimables des civilisations la précédant, l'astronomie, l'alphabet, le calcul, des techniques, sans lesquels la polis n'aurait pas été possible. Mais cette grande trouvaille (à nos yeux), la philosophie, le projet et le texte rationnels du savoir, ce cadeau fabuleux offert à l'Europe à venir, l’Athènes classique l'a produite au terme de son évolution, sur la pente déjà du déclin, trop tard pour l'utilisation à son 'profit' civilisationnel, puisque sa destinée l'a amené 'hors' de l'Europe, dans l'empire romain de l'Orient, dans le christianisme orthodoxe[2], dans l'empire ottoman, jusqu'au retour, depuis un siècle et quelque, à recevoir de l'Europe, à la façon d'un parent pauvre, les fruits tellement transformés de l'héritage qu'elle lui avait jadis légué. Quel étrange destin pour ce 'miracle grec'! L'Europe, par contre, a trop reçu dès l'abord, lorsqu'elle était encore bien barbare au regard autant de l'orthodoxie de Byzance que de la civilisation islamique: la philosophie et la littérature antiques, les Bibles juive et chrétienne, les institutions romaines, toutes veillaient à son berceau. Et c'est comme si, une fois n’est pas coutume, l'écriture arrivait tôt, en tout cas à temps des Européens en faire leur civilisation. D'un 'miracle' à l'autre, le miroir s'inverse: là, de la civilisation démocratique à la philosophie, ici, de la philosophie à la civilisation démocratique.
3. Si l'on voudrait utiliser ici la terminologie marxiste, ce serait pour en contredire la doctrine: en Grèce la philosophie a relevé de la superstructure, tandis qu'en Europe elle a pénétré l'infrastructure, portée par la théologie monothéiste au cœur des rapports de parenté eux-mêmes. Sans doute paysans et même nobles guerriers étaient-ils illettrés; n'empêche que la chrétienté médiévale a mis auprès d'eux des clercs avec un minimum de formation doctrinale qui, non seulement canalisaient vers les écoles (des monastères et autres) les gosses doués pour les études, mais menaient les gens à assimiler des semences de la Bible, avec ses récits, ses 'histoires', et des semences de la philosophie, d'onto-théo-logie en termes heideggériens: un seul Dieu cause-créateur de tous, des âmes immortelles en chacun, les vivants et les choses en général pouvant être 'définies', 'séparables' de leurs contexte. Ces semences étaient semées dans une terre de béné(malé)diction ancestrale à dons multiples, qui a résisté sans doute longtemps: le monde des saints, anges et démons des religions populaires - les chrétiens portugais se battant contre les également chrétiens castillans, les uns au nom de St. Georges, les autres au nom de St. Jacques -, les reliques, images, rituels, promesses, cette prolifération, à la manière pré-monothéiste (pré-deutéronomiste), de sanctuaires locaux et régionaux, semble attester la survivance d'un arrière-fond polythéiste de Dieux barbares qui n'ont point quitté la Terre, leurs rituels plus ou moins bien mêlés à ceux du christianisme monothéiste officiel[3]. Mais le rapport aux ancêtres, lieu d'ancrage du sacré, n'était pas moins entamé par le monothéisme, paradoxe de son écriture (9. 36): d'abord par la violence initiale de la 'conversion' des tribus et par ces restes de la greffe religieuse; puis par le fait que, dans le christianisme, les parents sont à la source du seul corps de leurs bébés, l'âme venant de Dieu et le concernant directement, comme le baptême en faisait foi; enfin, les ancêtres sont devenus, vers la fin du 12e siècle, des âmes de pécheurs au purgatoire, dépendants des aumônes, pénitences et prières de leurs descendants, des victimes morales en besoin de bénédiction, si l'on peut dire, renversement total de la notion anthropologique d'ancêtre.
4. Expliquons-nous sur la notion de civilisation. Elle implique un réseau de sociétés en rapport entre elles dans une certaine aire géographique. Dans les sociétés de type monarchique, comme Juda et la Grèce, ces rapports deviennent visibles dans la guerre et dans les alliances, dans les mariages entre fils et filles de rois dont on a vu les Prophètes se méfier à cause des inévitables croisements entre mythes, n'en voulant pas en aval, mais sans trop savoir de ceux qu'il y avait toujours déjà eu en amont, comme on sait aujoud’hui de la comparaison entre les cosmogonies, par exemple. Le commerce était surtout celui de matériaux rares et précieux, liés à la construction de grands édifices royaux et/ou religieux et au luxe des usages des cours monarchiques[4]; ce sont surtout celles-ci qui échangent, notamment ce qui a rapport aux diverses techniques, à l'écriture, au calcul astronomique et religieux. C'est ce réseau - lieu d'envies, de guerres et d'échanges - qui rend visible ce qui dépasse chaque société et son tissu d'usages ancestraux, plus ou moins différencié mais pourtant parent proche du tissu d'usages de ses voisins. La Chrétienté pré-européenne que l'on est en train d’évoquer est ainsi à concevoir comme terroir d'une civilisation commune aux assez diverses sociétés féodales, avec leurs ancêtres et langues[5], leurs sanctuaires et traditions, leurs rois et leurs seigneurs, leurs intérêts et envies, leurs guerres toujours renaissantes. L'Église, coordonnée tant bien que mal par Rome, est le lien visible (monothéiste)[6] de cette civilisation, y compris les réseaux des grands Ordres monastiques, la langue latine comme langue de culture, bientôt les Universités et les Ordres mendiants. En prolongeant de façon créatrice - comme on disait jadis en théologie et aujourd'hui partout - le travail des Copistes anonymes à qui nous lie une dette immense, les Scolastiques - dont j'ai célébré Thomas d'Aquin, mais chaque petit article de sa Summa Theologica marque le réseau intertextuel qui tisse son texte et qui aurait dû m'empêcher de valoriser si indécemment un nom propre -, les Universités donc se donnent à nos yeux comme le premier grand atelier de ce qui sera la civilisation européenne. Émergeant de la religion quotidienne monothéiste, c'est là que les quelques grandes figures des civilisations anciennes sont devenues aussi nos ancêtres, justement des ancêtres-de-civilisation, mélangés pêle-mêle aux ancêtres lignagers de chaque société. Quelle importance que l'un soit venu de Naples, l'autre d'Oxford et un troisième de Cologne, que Christophe Colomb fût genevois, ait appris son art chez les navigateurs portugais et ait découvert l'Amérique au service de Castille, que Galilée fût italien[7], Descartes français, Locke et Newton anglais et Leibniz allemand. Leur œuvre fait d'eux d'emblée des ancêtres de la civilisation européenne. C'est d'abord cela l'Europe.
5. La place de la philosophie ontothéologique au départ de la civilisation médiévale dont l'Europe est issue s'est révélée décisive surtout par son rôle - de 'servante (ancilla) de la théologie' sans doute, mais c’était ce 'service domestique' qui donnait les concepts constituant le squelette de la théologie elle-même - d'institutrice dans l'école médiévale et ensuite dans l'école européenne jusqu'aujourd'hui, de l'enseignement primaire au supérieur: tout savoir que l'école dispense - définitions, concepts, arguments, méthodes - a la frappe philosophique, que l'on le sache ou pas, frappe dont témoignent les racines grecques et latines qu'émaillent nos langues européennes, ce que Heidegger appelle "le système conceptuel européen"[8]. C'est l'œuvre de la philosophie: elle reélabore des concepts nouveaux ouvrant des nouvelles possibilités de penser, d'agir, de vivre, d'instituer. Or, cela c'est bien de l'infrastructural, quoique Marx en ait pensé, car c'est ce qui, en tant que savoir scolaire, a rendu possibles toutes les institutions que l'Europe a inventé: scientifiques, techniques, économiques, politiques, juridiques, démocratiques, etc. La différence donc entre la Grèce et l’Europe, c’est que celle-là n’a pas essentiellement changé sa base économique, agricole et supposant l’esclavage et la main militaire (comme les Romains en extension impériale), tandis que l’œuvre de l’Europe a consisté justement dans sa façon de, en transformant le paysage social, se révolutionner elle-même de fond en comble, en traînant ensuite les autres avec.
L’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité
6. En effet, c'est dans une école à matrice philosophique, dans les universités scolastiques tout d’abord, que réside le secret de l'Europe. On a pu dire qu’elles étaient la plus belle invention de l’Europe (O. Market); on peut dire tout autant que l’Europe est la plus belle invention de ses universités. Car si l'on veut caractériser sa geste à elle, en comparaison avec celles de Juda et de la Grèce, il ne s'agira seulement de l'œuvre de quelques écrivains, penseurs, savants, inventeurs ou réformateurs sociaux, ni de la façon dont elle a reformulé le texte philosophique, ni de l'invention de la physique et de la chimie en alliance avec la technique et la machine. La geste de l'Europe est certes liée à tout cela, mais elle les enveloppe dans quelque chose qui, dans l'histoire des humains, n'a qu'un seul et anonyme parallèle, la révolution néolithique qui a été à l'origine des sociétés à maisons: c'est le paysage social lui-même, la société dans son tissu constitutif, qui ont été bouleversés. La civilisation de sociétés à maisons et à Église monothéiste s'est changée dans la civilisation de sociétés à institutions et familles : voici ce qui mérite le nom de révolution[9], non point sociale ni nationale, mais de civilisation, à tendance universelle ou planétaire.
7. On peut caractériser brièvement l'institution moderne comme une portion délimitée et construite de territoire, organisée selon des calendriers et des horaires fixés en fonction d'activités spécialisées (c’est çà la modernité), que, de façon très générale, nous désignons comme 'travail' ou 'emploi'. Ces activités sont le fait d'une population d'agents, organisée selon leurs compétences de façon hiérarchisée. L'institution se définit aussi par sa reproduction (comme tendance, du moins) au long de plusieurs générations d'agents et par ceci que ses activités spécialisées n'ont pas de but autarcique mais, bien au contraire, recevant de son dehors tout dont elles ont besoin pour fonctionner, elles sont aussi essentiellement vouées à produire des effets hors des limites de leur territoire, que ce soient des effets commerciaux, d'administration politique, d'enseignement ou autres, donc lucratifs ou pas. En tout ceci, elles s'opposent à l’autarcie des maisons d'antan, et supposent donc un réseau social de parenté distinct, qui leur fournit leurs agents, déjà adultes. Il s'agit là de l'un des effets les plus extraordinaires de la révolution: où avant, dans toute société patriarcale, la parenté faisait unité avec l'économie dans les maisons, leurs alliances assurant le tissu social décisif, c'est la seule économie, devenue gigantesque, qui garantit dorénavant le tissu social lui-même; la société moderne est le tissu des institutions (privées et publiques), l'ordre de la parenté devenant un réseau détaché, ce que nous appelons famille (pour laquelle on a inventé des locaux de résidence: des appartements dans des réseaux d'immeubles). Elle n'est plus, comme les maisons d’antan, une généalogie patriarcale d'ancêtres[10] qui s'échange ses femmes, mais le composé (actuel, voire éphémère) d'un couple et de ses enfants. Deux institutions relient ces deux réseaux: l’école, qui assure le passage des familles aux institutions, leur accordant les bases du savoir nécessaire au fonctionnement de celles-ci, le marché, qui déverse vers les familles (et entre institutions aussi) les produits des institutions, ce dont elles ont besoin pour se reproduire, qu’elles payent avec les salaires reçus des institutions, sans lesquels le marché ne saurait pas fonctionner. Le lien social (le cadre État-nation) s'établira, se serrera autour du réseau institutionnel, objet premier de tous les soucis des pouvoirs, tandis que le détachement des réseaux de parenté les fera devenir plus lâches, susceptibles d'ouverture et de libération, de crises qui n'ont pas cessé de secouer les familles (nucléaires, dit-on)[11], d'ailleurs de façons différentes selon les époques et les classes sociales: travail des femmes dans les nouvelles institutions, féminisme, vulgarisation du divorce, libérations sexuelles (hétéro- comme homo-), crises des morales et des religions, et ainsi de suite: c’est la fin du patriarcat.
8. Puis il y a une autre nouveauté moderne, les individus, dont nous avons du mal à saisir comment il s'agit là de quelque chose qu'aucune autre civilisation n'a jamais connue. Les gens de la maison dépendaient, d'une façon totale, voire totalitaire, du père de maison et de sa volonté: pour leur travail, nourriture, subsistance, place sociale, voire pour leurs récréations; mais le père de maison lui-même n'a de valeur social autre que celui de sa maison, du lignage dont il porte le nom (comme un honneur, c’est-à-dire un héritage et donc une obligation). Dans ce monde ancien, le mot liberté n'a presque pas de sens. Tout autre est l'individu moderne, défini par plusieurs marques: la différence entre la famille où il naît et est nourri, où il réside, et l'institution où il travaille un nombre limité d'heures par jour (pas totalement assujetti ni à l’une ni à l’autre); le salaire en argent qui lui rend la liberté d'acheter comme il veut et donc de diversifier l'esthétique de sa résidence; le passage par l'école, en donnant à chacun un savoir culturel global, nécessaire à sa circulation en tant que citoyen, et un savoir de spécialisation, nécessaire à son entrée dans l'emploi d'une institution; l'assurance, de par le cadre de son État-nation, de ses droits humains et de citoyen.
9. Le développement en Europe de l'école, rendant accessible en général à chacun le processus de sa subjectivisation - professionnelle, culturelle et civique -, le processus donc de sa liberté, est lié au développement parallèle de l'imprimerie (depuis le XVe siècle) et de la presse (depuis le XVIIe); les deux ont été à l'origine de la formation d'une opinion publique dans les grandes villes de chaque État-nation, qui a eu un rôle décisif, avec des mouvements politiques de grande violence, dans la formation progressive des régimes démocratiques modernes. La démocratie est une dimension structurale de ce paysage de la modernité européenne. Elle est la façon - à la fois éthique (dans le respect des libertés des citoyens) et rationnelle (dans l’organisation du débat argumenté des avis individuels) - la plus économique possible d'organiser socialement et politiquement ce réseau d'institutions qui est une société civilisée. Elle présuppose donc: d'une part que le tissu social soit devenu le réseau d'institutions modernes, dont les échanges se font selon la rationalité du marché, c’est-à-dire de la spécialisation et de la monnaie; d'autre part que soient généralisés les processus de subjectivisation (école) et d'individualisation (emploi et salaire) et la corrélative formation d'une opinion publique[12].
10. On essayera d’évoquer comment l’ontothéologie (dimension philosophique du Monotheisme), issue de la double séparation, biblique de Dieu et philosophique de la définition, a rendu possible les sciences physique et chimique et donc la technique moderne qui, retour du séparé, a eu le rôle majeur dans l’œuvre de l’Europe, dans cette composition du paysage de la modernité. C’est une partie de l’histoire philosophique de l’Europe qui sera lue dans son rapport structurel à l’histoire de la construction de l’Europe en tant que civilisation moderne.
Trois grands traits de la Renaissance européenne
11. Entre Occam et les Européens, il y eût la Renaissance de l'Europe, sinon sa naissance, son baptême. Ce furent les Grecs qui ont donné le nom de l'une de ses Muses à cette 'péninsule de l'Asie', dont ils ne savaient peut-être pas beaucoup plus que l’existence lointaine vers leur nord-ouest, mais il est resté un nom d'érudits et il ne semble pas être devenu courant avant le XVIe siècle, où on le retrouve chez Erasme, Camões et Tasso, en rapport sans doute avec la divulgation de l'imprimerie et de l'écriture dans les langues vernaculaires des nouvelles nations en train de naître, mais aussi avec la refonte de l’image du Monde dans les cartes géographiques. Il serait donc un nom de re-naissance: l'Europe qui lit commence à se repérer elle-même vis-à-vis d'un monde qui devient bien plus vaste que l'on ne croyait jusque-là. En retenant les années 1450-1520 comme des années-charnière, on pourrait y discerner trois lignes de force.
12. a) En 1450, Gutenberg invente l'imprimerie ou typographie et le développement de cette technique de l'écriture sera tellement rapide qu'en 1520 pratiquement on ne transcrit plus de manuscrits[13]. Le mouvement philologique initié par Pétrarque (1304-1374) - son souci de retrouver le texte authentique de Cicéron dans le jeu de ses variantes manuscrites, aube de la critique textuelle du XIXe siècle - s'affirmera progressivement comme retour aux Anciens païens par delà la tradition scolastique et sera très fortement disséminé par la divulgation du livre imprimé et par la fin des copistes. Mais Pétrarque ne se préoccupe que de textes, il cherche aussi à retrouver la 'force' et l''individualité' du grand orateur latin: la Renaissance poursuivra cette recherche des 'hommes' de l'Antiquité, dans un mouvement qui se démarque autant de la domination chrétienne et théologique qui caractérisait ce qu'ils ont appelé péjorativement 'Moyen-Âge' que de l'argument d'autorité en tant que tel, dans cette recherche qui tend à situer les textes et leurs citations, à les historiciser, à faire revivre dans leurs circonstances les hommes qui les ont écrit. C'est là l'un des sens de l'humanisme que, dans un autre sens, la peinture et la sculpture cultivent dans l'amour du corps nu, le détail des vêtements et de la décoration, le paganisme des scènes évoquées. Il va de soi que, bousculé par cet humanisme, le christianisme garde la dominance théologique, mais pas sans réforme. Le mouvement que je suis en train d'évoquer, trouvant dans l'imprimerie une sorte de moteur, subvertira la chrétienté disposant dorénavant plus aisément de la Bible dans les mains d'un chacun sachant lire: à partir de 1517, Luther propose le 'livre examen' du texte biblique, geste moderne par excellence, et conteste l'autorité romaine. L'individualisme naît chrétien mais tout en protestant. L'axe littéraire, au sens large du mot, qui passait encore peut-être pas loin de Rome, se déplacera vers les régions du Nord, là où l'Europe se fera[14]. La traduction de la Bible que Luther écrit en allemand constitue la première grande œuvre littéraire dans cette langue et les traductions que l'on fera bientôt dans d'autres langues signalent l'attention nouvelle qui se porte vers les langues vernaculaires des futures nations européennes et annoncent le déclin du latin dans l'écriture. Tout au long du XVIe siècle on écrira les premières grammaires de ces langues et de ses usages, avant les grammaires générales et rationnelles des siècles classiques.
13. b) En 1450, les caravelles portugaises, sous la direction de Henri le Navigateur (mort en 1460), sont déjà arrivées sur la côte de la Guinée, en 1488 Bartolomeu Dias double l'Afrique par le Sud, en 1492 Christophe Colomb arrive à ce que l'on n'appellera pas la Colombie mais l'Amérique, en 1498 Vasco da Gama arrive en Inde par la mer africaine. Le mouvement des Découvertes s'achèvera avec le voyage de Fernão de Magalhães (1519-1522) faisant le tour du monde et prouvant enfin, expérimentalement, la sphéricité de la Terre (qui rend Copernic plausible). L'expérience commande tout dans ces nouveaux mondes que l'on donne à la connaissance du monde, mondes de connaissance aussi[16]. Ce sont les instruments d'observation nautique loin des côtes, les nouvelles géographies et leurs cartographies, les nouveaux astres de l'hémisphère sud, les nouvelles espèces botaniques et zoologiques, les nouveaux peuples et leurs usages et croyances autres. Que de choses à connaître que les Anciens ne connaissaient guère, que leurs livres n'enseignent pas, qui ne sont données qu'à l'expérience, à l'aventure de la connaissance. La querelle du savoir par l'expérience contre le savoir par l'autorité des Anciens est déjà celle d'un Duarte Pacheco Pereira, navigateur portugais du début du XVIe siècle, bien avant de devenir celle d'un Galilée.
14. c) La troisième ligne de fond occupe l'ensemble de la Renaissance, mais on peut la repérer de façon exemplaire dans la vie de Leonard da Vinci, qui naît en 1452 et meurt en 1519, comme s'il avait fait exprès pour s'ajuster dans la période que j'ai choisie. Dans la très grande et légendaire variété de ses intérêts, deux me semblent à privilégier, ceux du peintre et ceux de l'ingénieur: ce qui les rassemble, poutre-maîtresse de la Renaissance, c'est le nouveau rapport entre la vision et les mains[17], la graphique de la représentation spatiale. Qu'il s'agisse de la perspective[18] - des peintres, sculpteurs et architectes - que Da Vinci a géométrisé, des mesures et proportions et de leurs règles, qu'il s'agisse d'anatomie et de botanique ou de cartographie maritime et terrestre, qu'il s'agisse encore de machines variées, dans tous les cas il s'agit de rapporter la vision à la main, il s'agit de l'inscription de l'espace dans des dessins. N'oublions pas que la Renaissance est une époque de grande invention mécanique: des hauts fours pour la fonderie du fer, du système de bielle-manivelle et de machines à pédales variées, des pompes d'aspiration et de compression, des machines de laminoir et de fabrication du fil de fer, du moulin à tirer la soie et du métier à faire les bas, et ainsi de suite; l'essentiel des machines et engrenages décrites dans l'Encyclopœdie de Diderot et de d'Alembert auront été des inventions de la Renaissance, qui n'aura raté que l'usage de nouvelles énergies, la machine à vapeur, le moteur de la future industrialisation. Ce sont les gens de la Renaissance encore qui ont inventé l'idée d'automatisme, avec ce qu'elle implique déjà, si l'on peut dire, d'une physique qui n'est plus la physique grecque. Et l'idée aussi de régulation d'engrenages variés (horloge à poids dès le XIVe siècle), dont on verra le triomphe chez les ingénieurs mécaniciens du XIXe siècle et leurs énormes usines, leurs grandes machines avec des courroies de transmission du mouvement d'un seul moteur aux arbres de plusieurs machines.
15. Que ces années aient été des vraies années-charnières, l’une de ces périodes dans l’histoire occidentale où ceux que la vivent ont le sentiment d’un tournant fulgurant de civilisation, c’est ce qu’atteste le médecin et mathématicien milanais Gerolamo Cardano (1501-1576), en en faisant l’éloge, dans son autobiographie De propria vita: "Parmi les prodiges naturels, le premier et le plus rare, c'est que je suis né dans ce siècle où la Terre a été découverte, alors que les Anciens n'y connaissaient guère plus du tiers. [...] Les connaissances se sont étendues. Qu'y a-t-il de plus merveilleux que l'artillerie, cette foudre des mortels bien plus dangereuse que celle des Dieux [...]? Ajoutons-y [...] l'invention de l'imprimerie, conçue par l'esprit des hommes, réalisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles divins. Que nous manque-t-il encore sinon de prendre possession du ciel?"[19]. L'artillerie - qui fera feu entre les nations européennes ennemies, hissera les monarchies absolues et les aidera à s'imposer au pouvoir temporel ecclésiastique -, l'imprimerie et les inventions des esprits-et-mains des hommes en rivalité avec les miracles divins, les hommes à l'assaut des cieux, par l'astronomie d'abord, la philosophie ensuite, la technologie enfin en notre siècle, on pourrait lire dans cet éloge une sorte de prophétie de l'Europe naissante, non plus spéculative comme la chrétienté précédente, mais inscriptive et rationnelle, civilisatrice: à l'instar de la Grèce, mais allant où celle-ci n'a pas pu aller.
14. c) La troisième ligne de fond occupe l'ensemble de la Renaissance, mais on peut la repérer de façon exemplaire dans la vie de Leonard da Vinci, qui naît en 1452 et meurt en 1519, comme s'il avait fait exprès pour s'ajuster dans la période que j'ai choisie. Dans la très grande et légendaire variété de ses intérêts, deux me semblent à privilégier, ceux du peintre et ceux de l'ingénieur: ce qui les rassemble, poutre-maîtresse de la Renaissance, c'est le nouveau rapport entre la vision et les mains[17], la graphique de la représentation spatiale. Qu'il s'agisse de la perspective[18] - des peintres, sculpteurs et architectes - que Da Vinci a géométrisé, des mesures et proportions et de leurs règles, qu'il s'agisse d'anatomie et de botanique ou de cartographie maritime et terrestre, qu'il s'agisse encore de machines variées, dans tous les cas il s'agit de rapporter la vision à la main, il s'agit de l'inscription de l'espace dans des dessins. N'oublions pas que la Renaissance est une époque de grande invention mécanique: des hauts fours pour la fonderie du fer, du système de bielle-manivelle et de machines à pédales variées, des pompes d'aspiration et de compression, des machines de laminoir et de fabrication du fil de fer, du moulin à tirer la soie et du métier à faire les bas, et ainsi de suite; l'essentiel des machines et engrenages décrites dans l'Encyclopœdie de Diderot et de d'Alembert auront été des inventions de la Renaissance, qui n'aura raté que l'usage de nouvelles énergies, la machine à vapeur, le moteur de la future industrialisation. Ce sont les gens de la Renaissance encore qui ont inventé l'idée d'automatisme, avec ce qu'elle implique déjà, si l'on peut dire, d'une physique qui n'est plus la physique grecque. Et l'idée aussi de régulation d'engrenages variés (horloge à poids dès le XIVe siècle), dont on verra le triomphe chez les ingénieurs mécaniciens du XIXe siècle et leurs énormes usines, leurs grandes machines avec des courroies de transmission du mouvement d'un seul moteur aux arbres de plusieurs machines.
15. Que ces années aient été des vraies années-charnières, l’une de ces périodes dans l’histoire occidentale où ceux que la vivent ont le sentiment d’un tournant fulgurant de civilisation, c’est ce qu’atteste le médecin et mathématicien milanais Gerolamo Cardano (1501-1576), en en faisant l’éloge, dans son autobiographie De propria vita: "Parmi les prodiges naturels, le premier et le plus rare, c'est que je suis né dans ce siècle où la Terre a été découverte, alors que les Anciens n'y connaissaient guère plus du tiers. [...] Les connaissances se sont étendues. Qu'y a-t-il de plus merveilleux que l'artillerie, cette foudre des mortels bien plus dangereuse que celle des Dieux [...]? Ajoutons-y [...] l'invention de l'imprimerie, conçue par l'esprit des hommes, réalisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles divins. Que nous manque-t-il encore sinon de prendre possession du ciel?"[19]. L'artillerie - qui fera feu entre les nations européennes ennemies, hissera les monarchies absolues et les aidera à s'imposer au pouvoir temporel ecclésiastique -, l'imprimerie et les inventions des esprits-et-mains des hommes en rivalité avec les miracles divins, les hommes à l'assaut des cieux, par l'astronomie d'abord, la philosophie ensuite, la technologie enfin en notre siècle, on pourrait lire dans cet éloge une sorte de prophétie de l'Europe naissante, non plus spéculative comme la chrétienté précédente, mais inscriptive et rationnelle, civilisatrice: à l'instar de la Grèce, mais allant où celle-ci n'a pas pu aller.
La déchirure du monothéisme
16. Le christianisme se rompt en deux moitiés, dont l'une aura tendance à se fragmenter selon les langues et/ou les nations, l'autre se 'contre-réformant' de façon monolithique en un bastion catholique de résistance. C’est-à-dire que la chrétienté cède le pas au christianisme européen: si les chrétiens ont, en principe, le texte biblique en commun, ils ne vivent pas moins en opposition, soit théorique - les uns lisent la Bible que les autres gardent fermée en latin et remplacent par des catéchismes fort anti-protestants -, soit pratique - dans la liturgie, dans le culte ou pas des saints et le refus ou pas des indulgences, dans l'organisation ecclésiastique, les uns fermant les couvents, les autres les renforçant et créant des séminaires, multipliant les inquisitions en Europe latine du Sud. Peut-on parler encore de Monothéisme, de mono? Opposition aussi au niveau économique, suite à la querelle des indulgences, à la négation théologique du purgatoire[20] et à la fermeture des couvents, une bonne partie de la dépense sacrée[21] étant retournée vers l'investissement capitaliste, 'béni' par Calvin (M. Weber). Et entre les deux adversaires chrétiens, apparaît un nouveau scepticisme - subjectiviste et individualiste par excellence, enfant naturel du libre examen et du grand schisme - qui ne croit ni l'un ni l'autre, dont le doute, qui deviendra méthodique, sera aiguisé vers de toutes nouvelles tâches de la connaissance et de la pensée, rendues possibles par cette différenciation du paradigme de la chrétienté, de la clôture meta-sociale des croyances, comme si le ciel eût été déchiré en deux moitiés. Ce que l'astronomie bientôt confirmera d'un autre côté, redoublant la perturbation et le scepticisme: c'est non seulement le soleil qui est maintenant arrêté et la terre ronde qui ronde autour de lui et d'elle-même, c'est la terre elle-même qui devient un astre. C’est-à-dire que, chez les gens cultivées, la terre pénètre dans le ciel et abolit l'antique opposition entre les deux mondes, celui du mouvement parfait, susceptible de mathématique, d'en haut, et celui du changement et de la physis ou nature, de ceux qui naissent et meurent, d'en bas. C'est Newton que fera de l'astronomie et de la nouvelle physique une seule science. Ce sera le second grand coup dans le Monothéisme, puisque c’est la source mythique de la séparation qui est ainsi, de droit, mise en question. Mais double coup: la nouvelle physique, une astro-physique, permettra de lier ses deux effets, cette critique de la séparation céleste / terrestre, d’une part, et, de l’autre, la technique, qui en reçoit, de par la philosophie, un statut de ‘séparée’. On y arrivera.
17. Lecture et Luther renforcent donc l'attitude critique, le libre examen des Écritures et du Monde à connaître, préparent la philosophie classique, le doute méthodique qui fait renaître René. Le Dieu universel se recomposera, jusqu'à Kant, avec la raison universelle: c’est-à-dire la raison qui lit et pense, et qui, à partir de cette pensée, questionne la perception qui voit des 'objets'. Ces nouveaux 'sujets', livrés à la reélaboration du savoir, de la pensée, de la connaissance, deviendront thème philosophique, eux aussi, comme si la passion de comprendre, la vitesse même de l'arrivée des nouvelles idées et expériences, poussait nécessairement la raison vers la 'subjectivisation' rationnelle, à l'instar de la science qui 'objectivait' rationnellement les objets. C'est dans ce double lieu - qui est le même, dira Heidegger, comme s'il s'agissait d'épeler des étymologies, l'ob-jectum de la science 'se jetant' 'contre' (ob-) son sub-jectum, l'objet comme objection au sujet -, c’est dans ce lieu double où rationalistes et empiristes s'opposeront avec fracas que la philosophie s'autonomisera de la théologie: la représentation est un thème philosophique, présence de l'objet dans le sujet, qui (rapporté ainsi au Monde) remplace l’âme (rapportée à Dieu)[22]. Si j'ai raison dans ce que j'ai dit plus haut, ce fût l'inscription, écriture et dessin, art et technique à la fois, qui a mis en place la représentation mais sans s'expliciter: la représentation, ce serait l'inscription qui s'ignore comme inscription, l'inscription qui est pensée comme re-présentation des objets, sans faire attention à la main qui inscrit typographiquement les textes, qui dessine les dessins et les cartes géographiques, qui remplit les tableaux taxinomiques, qui organise les expérimentations[23].
18. On retrouve donc deux sources[24] pour l’idée comme représentation mentale: civilisationnelle, la multiplication moderne des inscriptions, et philosophique, partant du ‘nom mental’ occamien véhiculant l’universalité aux substances singulières, via Suarez ensuite jusqu’à Descartes. Elle est ainsi une fiction, à l’instar de l’âme chez Platon: on pourrait en effet penser qu’elle correspond, au tournant du XVIe vers le XVIIe siècle, à une certaine expérience de libération de la pensée, parallèle à celle du tournant du Ve vers le IVe siècle av.J.C., rendue possible dans les marges de la cité par l’abondance de textes manuscrits: l’âme permettait de laisser le contexte des choses sensibles et de monter à une vision générale - un theôrein, un regard panoramique: qui voit (-oraô) toutes choses (pan-) -, telle que l’évoque l’éloge du philosophe dans le Théétète de Platon: “[...] c’est que réellement son corps seul est présent et séjourne dans la ville, tandis que sa pensée, considérant tout cela [brigues, charges, réunions, festins] avec dédain comme des choses mesquines et sans valeur, promène partout son vol, comme dit Pindare, sondant les abîmes de la terre et mesurant l’étendue de sa surface [géométrie], poursuivant les astres par-delà le ciel [astronomie], scrutant de toute façon toute la nature et chacun des êtres en son entier, sans jamais s’abaisser à ce qui est près de lui” (174b, trad. Chambry). Quelque chose de semblable s’est sans doute passé à ce nouveau tournant, le contraste entre l’épistème de la Renaissance et celle de l’époque classique ayant été nettement montré par Foucault[25]: comme si l’abondance de textes imprimés et la variété progressive de leurs intérêts, les dessins et les expériences, toutes ces inscriptions avaient libéré les lecteurs plus hardis de la ‘lectio’ scolaire, du commentaire des textes et des sommes comme source principale de la pensée, libéré du ‘langage de l’École’ (l’expression devient péjorative chez Descartes, puis ‘scolastique’). Comme si ces divers intérêts, les nouvelles choses à penser et à connaître, des expériences à imaginer et à faire, sautaient de leurs contextes, autant des usages quotidiens que des textuels, gagnaient autonomie, évidence, clarté et distinction, bref, comme si elles devenaient des ‘idées’[26]. C’est le critère de vérité qui est ainsi déplacé, non plus l’autorité des Anciens (ni donc celle des théologiens, du Magistère ecclésiastique), plutôt l’évidence qui saute aux yeux des idées claires et distinctes dont le Cogito reste le grand exemple, voire l’acte libérateur. Impossibles sans le travail multiséculaire de la définition, ces idées - des ‘images’, ou mieux, des re-présentations des objets qui emplissent l’âme et par là même l’éloignent de son lieu corporel dans le monde (Descartes) - sont par définition sans contexte, des idées qui viennent à l’esprit, que l’on échange, que l’on discute, que l’on soumet à l’expérimentation, que l’on écrit selon la nouvelle logique de l’analyse et de la synthèse. L’âme-qui-pense gagne donc une nouvelle stature: tournée de plus en plus vers le monde qui change, le monde à changer, elle deviendra - tout au long de cette époque classique, 17e et 18e siècles - ‘sujet’ peuplé d’idées représentant des objets, des idées à lier entre elles par des rapports de raison. Sans cette liberté de penser hors des contextes, de penser des idées ‘universelles’, il n’y aurait pas eu ce large mouvement vers la comparaison des structures des plantes et des anatomies des animaux, vers le jeu grammatical et logique des compléments dans les phrases complexes, vers les logiques des échanges, des contrats, de la production des richesses[27], il n’y aurait pas eu de sciences. Dont la physique, prolongeant la révolution de l’astronomie par Copernic, sera la pionnière.
La fin de l'Europe-civilisation
19. Si j'ai utilisé la commodité de l'année 1450 pour situer sa naissance, on pourrait prendre l'année de 1950[28] comme date commode pour le terme de cette Europe moderne, victime cinq siècles plus tard de ses deux grandes guerres[29], des excès de ce que l'on a appelé idéologie - bien séparée et moderne, hélas! -, une représentation nationaliste abstraite se voulant pure, forte, qui se répand folle, exterminatrice, nazisme donc qui a suicidé l'Europe; laquelle, d'autre part, s'est divisée entre l'Ouest et l'Est par une représentation universaliste abstraite se croyant capable de tout contrôler du monde des humains, raison excessivement athée, c’est-à-dire absolue, totalitaire à la façon de l'Inquisition. Tandis que la déraison païenne, au pays qui avait été l'Athènes de l'Europe pendant tout le 19e siècle, a accompli ce que l'on sait - ce que l'on ne peut pas savoir, ce que, pour le dire, il n'y a pas de mots, car excédant l'expérience humaine possible - sur le peuple juif, dont la chasse hors d'Espagne et du Portugal avait été parmi les 'événements inauguraux' de l'Europe. Cette mort de l'Europe-civilisation se signale encore par la manifestation, hors de chez elle, du caractère mortifère de sa science physique: la bombe atomique, créée par des savants européens, jetée par des Américains sur des Asiatiques, des populations civiles tuées comme des fourmis. On pourrait aligner la ‘dé-faite’ de l'Europe en contrepoint des lignes maîtresses que nous avons dessiné. L'imprimerie cède la première place qu'elle a occupée pendant cinq siècles aux images de l'audio-visuel. Les Découvertes de jadis ont permis la colonisation, l'exploitation, voire l'esclavage des petits peuples 'découverts', et les années 50 et 60 ont été ceux de leur décolonisation systématique, l'Europe ayant dû céder à l’une de ses anciennes colonies la domination des océans, et celle, toute récente, des airs. La révolution astronomique sera consacrée par l'aventure spatiale et l'arrivée d'Apollon à la lune, ce que l'Europe a rendu possible n'ayant plus été réalisé par elle. La lutte incessante pour l'hégémonie entre les nations européennes a été la règle pendant tous ces siècles et cède maintenant à l'espace commun du marché et de la monnaie, peut-être un jour de la politique. La rupture de la chrétienté s'achève dans la sécularisation et dans la déchristianisation massive, c’est-à-dire dans la mort du Monothéisme. L'humanisme est remplacé par la technologie médiatique et informatique et devient un discours moral et politique (droits humains, écologie, etc.) qui essaie de réparer les méfaits de la technologie. À la perspective et aux proportions des figures répond à la fois leur multiplication indéfinie et banalisée dans la photographie et dans le cinéma et leur défiguration dans l'art abstrait. La représentation et 'ses' sujets cèdent à des philosophies annoncées par Nietzsche qui, de Freud et Heidegger à Deleuze et Derrida, déconstruisent ce qui a été si péniblement construit par l'Europe. Ce qui est en train de renaître, nous ne savons pas encore le dire, mais il semble bien qu'il s'agit d'autre chose. Parfois on songe qu’elle peut être monstrueuse.
Le “miracle européen”, entre économie et philosophie
20. Peut-être que la mise en contraste entre l’Europe et le Japon pourrait-elle permettre d’élargir la discussion: pourquoi seule l’Europe, et pas aucune des grandes civilisations asiatiques, de la Chine, de l’Inde, de l’Empire Ottoman, qui étaient à son hauteur sinon plus développées, vers la fin du 15e siècle, a réussi la modernité industrialisée? Un livre de 1981, de l’historien de l’économie E. L. Jones[30], conduit la comparaison entre ces quatre grandes régions historiques de 1400 à 1800, en appelant au contexte géographique et aux conditions politiques concernant notamment le marché: il l’appelle Le Miracle européen, et ce n’est pas inadéquat, car sa dernière phrase est celle-ci: “le développement à très long délai de l’Europe semble un miracle. S’il y avait eu un développement semblable en Asie, ç’aurait été un supermiracle”. Et 20 années plus tard, l’introduction réeitère, avant le mot final (“il y a encore beaucoup à faire” dans cette “histoire économique comparative”) : “en regardant bien, peut-être existe-t-il quelque chose de surnaturel dans l’ascension de l’Europe”. Le mot ‘miracle’ chez un scientifique méticuleux signifie la défaite de l’analyse : on constate, on trouve nombre de facteurs d’explication partielle, mais on ne sait pas les rassembler de façon satisfaisante. Or, il se trouve que l’auteur est peut-être trop strict dans l’éventail des facteurs ‘économiques’ qu’il retient ; le plus choquant c’est qu’il n’envisage pas la comparaison entre les systèmes d’enseignement, ne parle jamais des universités médiévales, que sa référence aux livres ne concerne que leur commerce, pas leur contenu (de ‘raison’, par exemple, logique, scientifique, grammaire[31], pour ne pas parler de philosophie). Et une autre chose plus étonnante encore : jamais n’est évoquée la formation d’une classe bourgeoise - puisque c’est elle qui a porté presque tous les facteurs de progrès (commerce, science, technologie) dont il s’occupe - et donc des raisons historiques de sa formation en Europe occidentale et pas dans les grandes civilisations asiatiques. Le titre du livre que l’on vient de lire es “Bible et philosophie dans la construction de l’Europe”; sans prétendre que mes arguments remplacent les siens, sans prétendre qu’une lecture philosophique (certes, rapportée aux civilisations: la geste) puisse faire concurrence à celle d’un économiste, je me demande si celle-ci ne pourrait être complétée par les considérations que j’ai proposé. Il faudrait, bien sûr, que ces considérations puissent être transposées en termes d’objets d’analyse historique (les écoles et les livres, de quoi s’occupaient-ils, quels évolutions il y eût dans les programmes scolaires et dans les catalogues des éditeurs, par exemple) et articulées avec les données dites économiques. On arriverait peut-être paradoxalement à défaire, par des considérations qui incluent le Monothéisme lui-même, la composition de Dieu et sa mort, le caractère ‘miraculeux’ de cette affaire passionnante.
21. Si l’on relit les trois similitudes entre Grèce et Europe et leur différence (11. 3-6), on y trouvera le faisceau des raisons de la modernité: a) ce que Jones appelle le système des États (agressifs) avec une ‘culture’ commune, b) la mer et le commerce, c) l’esprit critique et démocratique, d) la tradition greco judéo chrétienne comme héritage de l’Europe. Sans doute, il ne s’occupe pas de la Grèce: il est quand même significatif qu’elle ait été une sorte de miniature de l’Europe, et que l’on parle aussi souvent de ‘miracle grec’[32]. Ce sont les points a) et b) qui sont objet d’analyse économique comparative détaillée, c) et d) étant supposés, tandis que l’invention technologique qui a aboutit à l’industrie reste le mystère: “[...] tendance persistante pour l’introduction d’innovations technologiques; l’origine de cette tendance n’est pas claire” (introd. 2e édition, p. 32). Or, parmi les trois grands traits de la Renaissance que j’ai retenu, les deux premiers recoupent d) et b) et le troisième, le nouveau rapport vision / mains, retient la technologie (et aussi la différence essentielle entre la science européenne et la grecque, à savoir l’expérimentation comme technique, le laboratoire).
22. Comment donc raisonner pour articuler mon argumentation de type plutôt philosophique avec l’analyse économique de Jones, autant que faire se peut? Je partirai de la révolution industrielle à rebours. Si l’on n’avait pas inventé la machine à vapeur ni l’électricité, que serait l’Europe? Des sociétés type ‘ancien régime’ sans doute, pas beaucoup plus développées que celles des empires asiatiques, les contacts avec ceux-ci continuant d’être fort lointains. Question: qu’est-ce qui a permis ces deux inventions? C’est la pile de Volta (1800) qui a permis le courant électrique et toutes les expérimentations qui ont rendu possible la physique théorique de l’électro-magnétisme. Même si Gramme, un ancien menusier belge inventeur du dynamo, “le premier générateur de courant continu commercialement utilisable, en 1870” (Landes, 1975, 391-2), a procédé de forme empirique, il est indéniable qu’il n’aurait pas été possible que dans le contexte de physique théorique qu’il ignorait. Le même raisonnement est applicable à J. Watt: que la théorie physique de la machine à vapeur, la thermodynamique, n’ait été inventée qu’une centaine d’années plus tard, n’invalide pas que, Watt étant fonctionnaire d’un laboratoire de physique, ayant la tête, les yeux et les mains d’un physicien de laboratoire, il n’aurait rien fait hors du contexte de la science[33]. Il s’agissait, dans les deux cas, d’expérimentation laboratoriale précédant la théorie, ce qui a été souvent le cas dans l’histoire européenne des sciences, à des époques où les paradigmes étaient encore en friche, si l’on peut dire. Donc la révolution industrielle n’a été possible qu’en raison de l’émergence de la physique avec Galilée, Newton et beaucoup d’autres: or, ceux-ci ne sont pas historiquement compréhensibles sans les universités médiévales. Mon argumentation autour du “paradoxe de Galilée” a été une façon d’articuler le jeu de la séparation biblique de Dieu et de celle qui a opéré la définition chez Platon et Aristote, la formation du monothéisme médiéval, ensuite les reprises de Thomas d’Acquin et de Occam, pour que cette science - ses ‘idées’ et son laboratoire - ait été possible ‘sans miracle’, dans une grande lenteur historique et énormément d’aléatoire, y compris celui de quelques grands génies, et à sa suite la révolution technologique capitaliste. Hélas!, il est fort probable que toute cette argumentation soit plus ou moins illisible par un historien de l’économie, qui estime que “le terrain des questions matérielles est plus solide” que celui de “la pure histoire des idées” (p. 30). Mais il sera d’accord pour convenir que c’est quelque chose qui est décisive pour le contraste avec les Asiatiques: on a vu le Japonais s’en plaindre auprès de Heidegger (§ 7).
23. On peut se demander s’il n’y a pas un grand absent dans l’analyse de Jones qui puisse rendre une certaine unité aux divers facteurs qu’il a dégagé: les classes bourgeoises. Il oppose, de façon fort éclairante, le système d’États en Europe (où il n’a jamais eu d’empire durable depuis le 5e siècle) aux empires asiatiques de Chine, Inde et Turquie. Des raisons de contexte géographique (des aires agricoles très fécondes entourées de barrières - montaignes ou forêts denses - ont été au cœur des principaux États-nations[34]) expliquent cette différence, laquelle d’autre part a fait de ces empires une dualité abyssale entre la classe des guerriers et celle des paysans, ceux-là n’ayant jamais d’autres intérêts que de piller l’excédent agricole ou toute autre richesse pour vivre dans un ‘luxe asiatique’, comme on dit, ceux-ci que d’avoir le plus grand nombre d’enfants pour un travail en manque toujours de main d’œuvre. Le commerce est surtout de produits de luxe et les marchands qui deviennent riches ne seront jamais sûrs, ni leurs héritiers, de ne pas attirer la confiscation arbitraire des empereurs, lesquels “ne voulaient pas se soumettre à la loi ni ne proposaient de législation impartiale à leurs sujets” (p. 61). Or, le commerce développé en une Europe divisée et avec beaucoup de côtes maritimes et de fleuves navigables a été de grands volumes de marchandises courantes, l’intérêt des rois étant plutôt de les taxer que de les confisquer et d’en finir[35]. Mais aussi, me semble-t-il, ce furent les republiques italiennes, les ports de la Hanse, Amsterdam et Anvers, qui ont été à l’origine de ce gros commerce, car, les gouvernants n’ayant pas assez de terres, l’enjeu commercial au dehors de chez eux était leur principal cause de revenus imposables. C’est aussi dans ces cités que le réseau banquaire s’est développé, les lettres de créance, c’est-à-dire de l’argent signé, supposant aussi une entente (monothéiste?) de civilisation dans ce ‘crédit’ dans la signature de gens qui ne se connaissaient pas du tout. Jones signale très justement “l’apparition d’un esprit européen au sein de la bourgeoisie; à l’envers de la vision conventionnelle, qui voit la diffusion à partir d’une Grande-Bretagne particulièrement créative, le développement commercial et industriel a eu ses racines dans ces réseaux internationaux de maisons commerciales” (p. 198).
24. Or, cette différence - entre d’une part l’aristocratie guerrière, avec le clergé en plus, vivant des excédents de la terre et d’autre part des paysans qui la cultivaient - existait aussi au Moyen-Âge. Les premiers ne travaillant pas de leurs mains, sans les bourgeoisies on n’aurait eu ni de commerce ni de technologie. Jones signale comment ces excédents ont permis les croisades et la construction de catédrales, mais semble oublier, en vue du contraste avec l’Asie, et le développement des bourgs et celui des universités. J’avais prétendu, en glosant Market (celles-ci étaient la plus belle invention de l’Europe), que l’Europe est la plus belle invention de ses universités. Non point qu’elles aient ‘fait’ l’Europe, ce qui revient surtout aux bourgeoisies; ‘inventé’, c’est-à-dire transmis l’esprit créatif d’invention scientifique (et contagié peut-être aussi l’invention technologique). Si l’on tient compte de comment la critique protestante des indulgences et des couvents a signifié la fin de l'économie ecclésiastique médiévale et de l’interprétation weberienne des rapports entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il faut dès lors comprendre un autre facteur décisif de l’industrialisation: celle-ci a été le fait essentiellement des pays protestants de l’Europe de l’Ouest et du Nord, à la seule exception importante de la France et des cités commerciales de Flandre et du Nord de l’Italie. L’alphabétisation dûe au rôle de la lecture de la Bible (11. 34), de même que chez les Juifs, d’ailleurs, étant parmi les facteurs décisifs de la modernité, il semble probable que le “libre examen” luthérien (auquel fera écho le “doute méthodique” cartésien) soit l’une des clés de l’esprit critique et inventif. On peut ainsi reprendre ces divers facteurs historiques, outre ceux relevant de la géographie, par leurs effets dans la formation des bourgeoisies protestantes[38] qui ont porté l’essentiel du processus de développement qui, depuis les communes des 12e et 13e siècles et leurs universités, depuis cette formidable reprise de son histoire en mains qui s’est donné elle-même le nom de Renaissance, depuis l’invention de la physique et des philosophies des sujets et des contrats sociaux, a abouti à la révolution industrielle et politique au dernier quart du 18e siècle.
25. Une façon de dire le bel effet de l’analyse de Jones, ce serait que c’est l’Europe qui a inventé l’histoire, que les sociétés asiatiques n’étaient pas historiques, malgré leur connaissance de l’écriture: c’est ce que l’on désigne par stagnation. Et c’est pourquoi la comparaison avec elles est aussi une confirmation de ma façon de raconter l’œuvre de l’Europe, la composition du paysage de la modernité. On pourrait éventuellement trouver un moyen de vérifier le propos de Heidegger sur "le système conceptuel européen", la conception que j’ai proposé concernant le poids historique, quasi-matériel, de l’écriture, du texte philosophique: on dresserait une liste de termes actuels à racine grecque ou latine qui aient été objet de débats et de définitions philosophique, soit au Moyen-Âge, soit en Europe classique; puis on prendrait quelques échantillons de discours de divers types d'institutions contemporaines et on y éliminerait ces termes pour voir s'ils gardent du sens ou bien si les trous les ont détruit. Serait-ce une manière scientifique susceptible d’être tenue en compte par un historien de l’économie?
26. Or, on pourrait aussi essayer de comparer avec des discours des mêmes types d'institutions au Japon, en Chine, en Inde, dans l’Islam, voir comment ces termes y sont, soit absents, soit traduits, soit devenus des néologismes, empruntés tel quels ou adaptés. D’une façon plus générale, peut-être serait-il possible de poser la question de savoir quel rôle de ‘séparation’ - par rapport aux clôtures anthropologiques des sociétés ethniques où ils ont été lus - ont eu les grands textes du Bouddhisme, du Confucionisme et autres, comme il est arrivé en Juda (judaisme), en Grèce (héllénisme) et en Europe à la suite de la Renaissance et de l’imprimerie (humanisme). Ce sera sans doute plus difficile, mais pourrait s'avérer une tentative de quelque utilité pour le dialogue entre des cultures destinées à se rencontrer de plus en plus dans l'avenir, voire à se mêler les unes aux autres: car ces textes ont eu sans doute des effets intéressants ces civilisations dont elles auront à bénéficier pour résister aux effets nivelateurs de l’industrie et des medias, pour concilier la modernité avec leurs traditions. C’est aussi urgent en Europe, cela va de soi.
27. Soit à la façon d’un post-scriptum. Aldo Schiavone (L'histoire brisée. La Rome antique et l'Occident moderne, Bélin, 2003) reprend cette comparaison de la modernité occidentale mais avec l’Empire Romain, se demandant pourquoi y eût-il une brisure de l’histoire, la catastrophe du pan occidental de l’empire, pourquoi celui-ci n’a-t-il pas poursuivi, de façon continue, la route de la modernité. “Pourquoi la civilisation économique et sociale de l’Occident a-t-elle dû se construire à travers un rapport aussi tortueux et lointain avec un passé antique si élaboré, au lieu d’en être le développement immédiat?” (p. 199). L’antique Rome et l’Occident moderne constituent “[...] deux mondes à part, séparés par une insurmontable différence qualitative, qui renvoie à des strates de mentalités, d’habitudes, de comportements, de conditions matérielles et culturelles dont les lignes de force divergent radicalement” (p. 200). La démarche est plus osée du point de vue de l’approche (où Jones reste trop empiriste pour un goût non anglo-saxonique), plus explicative aussi; au-delà des économies autarciques des petites maisons rurales, le grand commerce à longue distance - de céréales, vin, huile, produits manufacturiers divers et intéressant toutes les couches sociales urbaines - dépend essentiellement de la politique, c’est-à-dire de la guerre: les terres conquises et mises à profit, les richesses des vaincus pillées, les esclaves capturés devenant la main d’œuvre de la production des latifundia, des mines et de la manufacture. La stabilité de ce système - il dura de la première partie du troisième siècle av. J.C. jusqu’au milieu du deuxième siècle apr. J.C. (p. 67) - est fort originale: il n’y a pas de “sphère économique” (p. 46) autonome, pas de travail libre (le salaire est stigmatisé), pas de “bourgeoisies” (pp. 96, 119), la croissance économique s’arrêta quand il n’y eut plus de conquêtes à faire (pp. 73, 222). La seconde partie du long chapitre sur “Les esclaves, la nature, les machines” montre bien comment ce système était “bloqué”, par un “abîme”, une “faille” “entre connaissance et transformation de la nature”. C’est le façon donty a été surmonté cette faille ou abîme, cette séparation, que l’on a essayé de viser ici, à la suite du texte sur la construction et déconstruction du Monothéisme européen.
16. Le christianisme se rompt en deux moitiés, dont l'une aura tendance à se fragmenter selon les langues et/ou les nations, l'autre se 'contre-réformant' de façon monolithique en un bastion catholique de résistance. C’est-à-dire que la chrétienté cède le pas au christianisme européen: si les chrétiens ont, en principe, le texte biblique en commun, ils ne vivent pas moins en opposition, soit théorique - les uns lisent la Bible que les autres gardent fermée en latin et remplacent par des catéchismes fort anti-protestants -, soit pratique - dans la liturgie, dans le culte ou pas des saints et le refus ou pas des indulgences, dans l'organisation ecclésiastique, les uns fermant les couvents, les autres les renforçant et créant des séminaires, multipliant les inquisitions en Europe latine du Sud. Peut-on parler encore de Monothéisme, de mono? Opposition aussi au niveau économique, suite à la querelle des indulgences, à la négation théologique du purgatoire[20] et à la fermeture des couvents, une bonne partie de la dépense sacrée[21] étant retournée vers l'investissement capitaliste, 'béni' par Calvin (M. Weber). Et entre les deux adversaires chrétiens, apparaît un nouveau scepticisme - subjectiviste et individualiste par excellence, enfant naturel du libre examen et du grand schisme - qui ne croit ni l'un ni l'autre, dont le doute, qui deviendra méthodique, sera aiguisé vers de toutes nouvelles tâches de la connaissance et de la pensée, rendues possibles par cette différenciation du paradigme de la chrétienté, de la clôture meta-sociale des croyances, comme si le ciel eût été déchiré en deux moitiés. Ce que l'astronomie bientôt confirmera d'un autre côté, redoublant la perturbation et le scepticisme: c'est non seulement le soleil qui est maintenant arrêté et la terre ronde qui ronde autour de lui et d'elle-même, c'est la terre elle-même qui devient un astre. C’est-à-dire que, chez les gens cultivées, la terre pénètre dans le ciel et abolit l'antique opposition entre les deux mondes, celui du mouvement parfait, susceptible de mathématique, d'en haut, et celui du changement et de la physis ou nature, de ceux qui naissent et meurent, d'en bas. C'est Newton que fera de l'astronomie et de la nouvelle physique une seule science. Ce sera le second grand coup dans le Monothéisme, puisque c’est la source mythique de la séparation qui est ainsi, de droit, mise en question. Mais double coup: la nouvelle physique, une astro-physique, permettra de lier ses deux effets, cette critique de la séparation céleste / terrestre, d’une part, et, de l’autre, la technique, qui en reçoit, de par la philosophie, un statut de ‘séparée’. On y arrivera.
17. Lecture et Luther renforcent donc l'attitude critique, le libre examen des Écritures et du Monde à connaître, préparent la philosophie classique, le doute méthodique qui fait renaître René. Le Dieu universel se recomposera, jusqu'à Kant, avec la raison universelle: c’est-à-dire la raison qui lit et pense, et qui, à partir de cette pensée, questionne la perception qui voit des 'objets'. Ces nouveaux 'sujets', livrés à la reélaboration du savoir, de la pensée, de la connaissance, deviendront thème philosophique, eux aussi, comme si la passion de comprendre, la vitesse même de l'arrivée des nouvelles idées et expériences, poussait nécessairement la raison vers la 'subjectivisation' rationnelle, à l'instar de la science qui 'objectivait' rationnellement les objets. C'est dans ce double lieu - qui est le même, dira Heidegger, comme s'il s'agissait d'épeler des étymologies, l'ob-jectum de la science 'se jetant' 'contre' (ob-) son sub-jectum, l'objet comme objection au sujet -, c’est dans ce lieu double où rationalistes et empiristes s'opposeront avec fracas que la philosophie s'autonomisera de la théologie: la représentation est un thème philosophique, présence de l'objet dans le sujet, qui (rapporté ainsi au Monde) remplace l’âme (rapportée à Dieu)[22]. Si j'ai raison dans ce que j'ai dit plus haut, ce fût l'inscription, écriture et dessin, art et technique à la fois, qui a mis en place la représentation mais sans s'expliciter: la représentation, ce serait l'inscription qui s'ignore comme inscription, l'inscription qui est pensée comme re-présentation des objets, sans faire attention à la main qui inscrit typographiquement les textes, qui dessine les dessins et les cartes géographiques, qui remplit les tableaux taxinomiques, qui organise les expérimentations[23].
18. On retrouve donc deux sources[24] pour l’idée comme représentation mentale: civilisationnelle, la multiplication moderne des inscriptions, et philosophique, partant du ‘nom mental’ occamien véhiculant l’universalité aux substances singulières, via Suarez ensuite jusqu’à Descartes. Elle est ainsi une fiction, à l’instar de l’âme chez Platon: on pourrait en effet penser qu’elle correspond, au tournant du XVIe vers le XVIIe siècle, à une certaine expérience de libération de la pensée, parallèle à celle du tournant du Ve vers le IVe siècle av.J.C., rendue possible dans les marges de la cité par l’abondance de textes manuscrits: l’âme permettait de laisser le contexte des choses sensibles et de monter à une vision générale - un theôrein, un regard panoramique: qui voit (-oraô) toutes choses (pan-) -, telle que l’évoque l’éloge du philosophe dans le Théétète de Platon: “[...] c’est que réellement son corps seul est présent et séjourne dans la ville, tandis que sa pensée, considérant tout cela [brigues, charges, réunions, festins] avec dédain comme des choses mesquines et sans valeur, promène partout son vol, comme dit Pindare, sondant les abîmes de la terre et mesurant l’étendue de sa surface [géométrie], poursuivant les astres par-delà le ciel [astronomie], scrutant de toute façon toute la nature et chacun des êtres en son entier, sans jamais s’abaisser à ce qui est près de lui” (174b, trad. Chambry). Quelque chose de semblable s’est sans doute passé à ce nouveau tournant, le contraste entre l’épistème de la Renaissance et celle de l’époque classique ayant été nettement montré par Foucault[25]: comme si l’abondance de textes imprimés et la variété progressive de leurs intérêts, les dessins et les expériences, toutes ces inscriptions avaient libéré les lecteurs plus hardis de la ‘lectio’ scolaire, du commentaire des textes et des sommes comme source principale de la pensée, libéré du ‘langage de l’École’ (l’expression devient péjorative chez Descartes, puis ‘scolastique’). Comme si ces divers intérêts, les nouvelles choses à penser et à connaître, des expériences à imaginer et à faire, sautaient de leurs contextes, autant des usages quotidiens que des textuels, gagnaient autonomie, évidence, clarté et distinction, bref, comme si elles devenaient des ‘idées’[26]. C’est le critère de vérité qui est ainsi déplacé, non plus l’autorité des Anciens (ni donc celle des théologiens, du Magistère ecclésiastique), plutôt l’évidence qui saute aux yeux des idées claires et distinctes dont le Cogito reste le grand exemple, voire l’acte libérateur. Impossibles sans le travail multiséculaire de la définition, ces idées - des ‘images’, ou mieux, des re-présentations des objets qui emplissent l’âme et par là même l’éloignent de son lieu corporel dans le monde (Descartes) - sont par définition sans contexte, des idées qui viennent à l’esprit, que l’on échange, que l’on discute, que l’on soumet à l’expérimentation, que l’on écrit selon la nouvelle logique de l’analyse et de la synthèse. L’âme-qui-pense gagne donc une nouvelle stature: tournée de plus en plus vers le monde qui change, le monde à changer, elle deviendra - tout au long de cette époque classique, 17e et 18e siècles - ‘sujet’ peuplé d’idées représentant des objets, des idées à lier entre elles par des rapports de raison. Sans cette liberté de penser hors des contextes, de penser des idées ‘universelles’, il n’y aurait pas eu ce large mouvement vers la comparaison des structures des plantes et des anatomies des animaux, vers le jeu grammatical et logique des compléments dans les phrases complexes, vers les logiques des échanges, des contrats, de la production des richesses[27], il n’y aurait pas eu de sciences. Dont la physique, prolongeant la révolution de l’astronomie par Copernic, sera la pionnière.
La fin de l'Europe-civilisation
19. Si j'ai utilisé la commodité de l'année 1450 pour situer sa naissance, on pourrait prendre l'année de 1950[28] comme date commode pour le terme de cette Europe moderne, victime cinq siècles plus tard de ses deux grandes guerres[29], des excès de ce que l'on a appelé idéologie - bien séparée et moderne, hélas! -, une représentation nationaliste abstraite se voulant pure, forte, qui se répand folle, exterminatrice, nazisme donc qui a suicidé l'Europe; laquelle, d'autre part, s'est divisée entre l'Ouest et l'Est par une représentation universaliste abstraite se croyant capable de tout contrôler du monde des humains, raison excessivement athée, c’est-à-dire absolue, totalitaire à la façon de l'Inquisition. Tandis que la déraison païenne, au pays qui avait été l'Athènes de l'Europe pendant tout le 19e siècle, a accompli ce que l'on sait - ce que l'on ne peut pas savoir, ce que, pour le dire, il n'y a pas de mots, car excédant l'expérience humaine possible - sur le peuple juif, dont la chasse hors d'Espagne et du Portugal avait été parmi les 'événements inauguraux' de l'Europe. Cette mort de l'Europe-civilisation se signale encore par la manifestation, hors de chez elle, du caractère mortifère de sa science physique: la bombe atomique, créée par des savants européens, jetée par des Américains sur des Asiatiques, des populations civiles tuées comme des fourmis. On pourrait aligner la ‘dé-faite’ de l'Europe en contrepoint des lignes maîtresses que nous avons dessiné. L'imprimerie cède la première place qu'elle a occupée pendant cinq siècles aux images de l'audio-visuel. Les Découvertes de jadis ont permis la colonisation, l'exploitation, voire l'esclavage des petits peuples 'découverts', et les années 50 et 60 ont été ceux de leur décolonisation systématique, l'Europe ayant dû céder à l’une de ses anciennes colonies la domination des océans, et celle, toute récente, des airs. La révolution astronomique sera consacrée par l'aventure spatiale et l'arrivée d'Apollon à la lune, ce que l'Europe a rendu possible n'ayant plus été réalisé par elle. La lutte incessante pour l'hégémonie entre les nations européennes a été la règle pendant tous ces siècles et cède maintenant à l'espace commun du marché et de la monnaie, peut-être un jour de la politique. La rupture de la chrétienté s'achève dans la sécularisation et dans la déchristianisation massive, c’est-à-dire dans la mort du Monothéisme. L'humanisme est remplacé par la technologie médiatique et informatique et devient un discours moral et politique (droits humains, écologie, etc.) qui essaie de réparer les méfaits de la technologie. À la perspective et aux proportions des figures répond à la fois leur multiplication indéfinie et banalisée dans la photographie et dans le cinéma et leur défiguration dans l'art abstrait. La représentation et 'ses' sujets cèdent à des philosophies annoncées par Nietzsche qui, de Freud et Heidegger à Deleuze et Derrida, déconstruisent ce qui a été si péniblement construit par l'Europe. Ce qui est en train de renaître, nous ne savons pas encore le dire, mais il semble bien qu'il s'agit d'autre chose. Parfois on songe qu’elle peut être monstrueuse.
Le “miracle européen”, entre économie et philosophie
20. Peut-être que la mise en contraste entre l’Europe et le Japon pourrait-elle permettre d’élargir la discussion: pourquoi seule l’Europe, et pas aucune des grandes civilisations asiatiques, de la Chine, de l’Inde, de l’Empire Ottoman, qui étaient à son hauteur sinon plus développées, vers la fin du 15e siècle, a réussi la modernité industrialisée? Un livre de 1981, de l’historien de l’économie E. L. Jones[30], conduit la comparaison entre ces quatre grandes régions historiques de 1400 à 1800, en appelant au contexte géographique et aux conditions politiques concernant notamment le marché: il l’appelle Le Miracle européen, et ce n’est pas inadéquat, car sa dernière phrase est celle-ci: “le développement à très long délai de l’Europe semble un miracle. S’il y avait eu un développement semblable en Asie, ç’aurait été un supermiracle”. Et 20 années plus tard, l’introduction réeitère, avant le mot final (“il y a encore beaucoup à faire” dans cette “histoire économique comparative”) : “en regardant bien, peut-être existe-t-il quelque chose de surnaturel dans l’ascension de l’Europe”. Le mot ‘miracle’ chez un scientifique méticuleux signifie la défaite de l’analyse : on constate, on trouve nombre de facteurs d’explication partielle, mais on ne sait pas les rassembler de façon satisfaisante. Or, il se trouve que l’auteur est peut-être trop strict dans l’éventail des facteurs ‘économiques’ qu’il retient ; le plus choquant c’est qu’il n’envisage pas la comparaison entre les systèmes d’enseignement, ne parle jamais des universités médiévales, que sa référence aux livres ne concerne que leur commerce, pas leur contenu (de ‘raison’, par exemple, logique, scientifique, grammaire[31], pour ne pas parler de philosophie). Et une autre chose plus étonnante encore : jamais n’est évoquée la formation d’une classe bourgeoise - puisque c’est elle qui a porté presque tous les facteurs de progrès (commerce, science, technologie) dont il s’occupe - et donc des raisons historiques de sa formation en Europe occidentale et pas dans les grandes civilisations asiatiques. Le titre du livre que l’on vient de lire es “Bible et philosophie dans la construction de l’Europe”; sans prétendre que mes arguments remplacent les siens, sans prétendre qu’une lecture philosophique (certes, rapportée aux civilisations: la geste) puisse faire concurrence à celle d’un économiste, je me demande si celle-ci ne pourrait être complétée par les considérations que j’ai proposé. Il faudrait, bien sûr, que ces considérations puissent être transposées en termes d’objets d’analyse historique (les écoles et les livres, de quoi s’occupaient-ils, quels évolutions il y eût dans les programmes scolaires et dans les catalogues des éditeurs, par exemple) et articulées avec les données dites économiques. On arriverait peut-être paradoxalement à défaire, par des considérations qui incluent le Monothéisme lui-même, la composition de Dieu et sa mort, le caractère ‘miraculeux’ de cette affaire passionnante.
21. Si l’on relit les trois similitudes entre Grèce et Europe et leur différence (11. 3-6), on y trouvera le faisceau des raisons de la modernité: a) ce que Jones appelle le système des États (agressifs) avec une ‘culture’ commune, b) la mer et le commerce, c) l’esprit critique et démocratique, d) la tradition greco judéo chrétienne comme héritage de l’Europe. Sans doute, il ne s’occupe pas de la Grèce: il est quand même significatif qu’elle ait été une sorte de miniature de l’Europe, et que l’on parle aussi souvent de ‘miracle grec’[32]. Ce sont les points a) et b) qui sont objet d’analyse économique comparative détaillée, c) et d) étant supposés, tandis que l’invention technologique qui a aboutit à l’industrie reste le mystère: “[...] tendance persistante pour l’introduction d’innovations technologiques; l’origine de cette tendance n’est pas claire” (introd. 2e édition, p. 32). Or, parmi les trois grands traits de la Renaissance que j’ai retenu, les deux premiers recoupent d) et b) et le troisième, le nouveau rapport vision / mains, retient la technologie (et aussi la différence essentielle entre la science européenne et la grecque, à savoir l’expérimentation comme technique, le laboratoire).
22. Comment donc raisonner pour articuler mon argumentation de type plutôt philosophique avec l’analyse économique de Jones, autant que faire se peut? Je partirai de la révolution industrielle à rebours. Si l’on n’avait pas inventé la machine à vapeur ni l’électricité, que serait l’Europe? Des sociétés type ‘ancien régime’ sans doute, pas beaucoup plus développées que celles des empires asiatiques, les contacts avec ceux-ci continuant d’être fort lointains. Question: qu’est-ce qui a permis ces deux inventions? C’est la pile de Volta (1800) qui a permis le courant électrique et toutes les expérimentations qui ont rendu possible la physique théorique de l’électro-magnétisme. Même si Gramme, un ancien menusier belge inventeur du dynamo, “le premier générateur de courant continu commercialement utilisable, en 1870” (Landes, 1975, 391-2), a procédé de forme empirique, il est indéniable qu’il n’aurait pas été possible que dans le contexte de physique théorique qu’il ignorait. Le même raisonnement est applicable à J. Watt: que la théorie physique de la machine à vapeur, la thermodynamique, n’ait été inventée qu’une centaine d’années plus tard, n’invalide pas que, Watt étant fonctionnaire d’un laboratoire de physique, ayant la tête, les yeux et les mains d’un physicien de laboratoire, il n’aurait rien fait hors du contexte de la science[33]. Il s’agissait, dans les deux cas, d’expérimentation laboratoriale précédant la théorie, ce qui a été souvent le cas dans l’histoire européenne des sciences, à des époques où les paradigmes étaient encore en friche, si l’on peut dire. Donc la révolution industrielle n’a été possible qu’en raison de l’émergence de la physique avec Galilée, Newton et beaucoup d’autres: or, ceux-ci ne sont pas historiquement compréhensibles sans les universités médiévales. Mon argumentation autour du “paradoxe de Galilée” a été une façon d’articuler le jeu de la séparation biblique de Dieu et de celle qui a opéré la définition chez Platon et Aristote, la formation du monothéisme médiéval, ensuite les reprises de Thomas d’Acquin et de Occam, pour que cette science - ses ‘idées’ et son laboratoire - ait été possible ‘sans miracle’, dans une grande lenteur historique et énormément d’aléatoire, y compris celui de quelques grands génies, et à sa suite la révolution technologique capitaliste. Hélas!, il est fort probable que toute cette argumentation soit plus ou moins illisible par un historien de l’économie, qui estime que “le terrain des questions matérielles est plus solide” que celui de “la pure histoire des idées” (p. 30). Mais il sera d’accord pour convenir que c’est quelque chose qui est décisive pour le contraste avec les Asiatiques: on a vu le Japonais s’en plaindre auprès de Heidegger (§ 7).
23. On peut se demander s’il n’y a pas un grand absent dans l’analyse de Jones qui puisse rendre une certaine unité aux divers facteurs qu’il a dégagé: les classes bourgeoises. Il oppose, de façon fort éclairante, le système d’États en Europe (où il n’a jamais eu d’empire durable depuis le 5e siècle) aux empires asiatiques de Chine, Inde et Turquie. Des raisons de contexte géographique (des aires agricoles très fécondes entourées de barrières - montaignes ou forêts denses - ont été au cœur des principaux États-nations[34]) expliquent cette différence, laquelle d’autre part a fait de ces empires une dualité abyssale entre la classe des guerriers et celle des paysans, ceux-là n’ayant jamais d’autres intérêts que de piller l’excédent agricole ou toute autre richesse pour vivre dans un ‘luxe asiatique’, comme on dit, ceux-ci que d’avoir le plus grand nombre d’enfants pour un travail en manque toujours de main d’œuvre. Le commerce est surtout de produits de luxe et les marchands qui deviennent riches ne seront jamais sûrs, ni leurs héritiers, de ne pas attirer la confiscation arbitraire des empereurs, lesquels “ne voulaient pas se soumettre à la loi ni ne proposaient de législation impartiale à leurs sujets” (p. 61). Or, le commerce développé en une Europe divisée et avec beaucoup de côtes maritimes et de fleuves navigables a été de grands volumes de marchandises courantes, l’intérêt des rois étant plutôt de les taxer que de les confisquer et d’en finir[35]. Mais aussi, me semble-t-il, ce furent les republiques italiennes, les ports de la Hanse, Amsterdam et Anvers, qui ont été à l’origine de ce gros commerce, car, les gouvernants n’ayant pas assez de terres, l’enjeu commercial au dehors de chez eux était leur principal cause de revenus imposables. C’est aussi dans ces cités que le réseau banquaire s’est développé, les lettres de créance, c’est-à-dire de l’argent signé, supposant aussi une entente (monothéiste?) de civilisation dans ce ‘crédit’ dans la signature de gens qui ne se connaissaient pas du tout. Jones signale très justement “l’apparition d’un esprit européen au sein de la bourgeoisie; à l’envers de la vision conventionnelle, qui voit la diffusion à partir d’une Grande-Bretagne particulièrement créative, le développement commercial et industriel a eu ses racines dans ces réseaux internationaux de maisons commerciales” (p. 198).
24. Or, cette différence - entre d’une part l’aristocratie guerrière, avec le clergé en plus, vivant des excédents de la terre et d’autre part des paysans qui la cultivaient - existait aussi au Moyen-Âge. Les premiers ne travaillant pas de leurs mains, sans les bourgeoisies on n’aurait eu ni de commerce ni de technologie. Jones signale comment ces excédents ont permis les croisades et la construction de catédrales, mais semble oublier, en vue du contraste avec l’Asie, et le développement des bourgs et celui des universités. J’avais prétendu, en glosant Market (celles-ci étaient la plus belle invention de l’Europe), que l’Europe est la plus belle invention de ses universités. Non point qu’elles aient ‘fait’ l’Europe, ce qui revient surtout aux bourgeoisies; ‘inventé’, c’est-à-dire transmis l’esprit créatif d’invention scientifique (et contagié peut-être aussi l’invention technologique). Si l’on tient compte de comment la critique protestante des indulgences et des couvents a signifié la fin de l'économie ecclésiastique médiévale et de l’interprétation weberienne des rapports entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il faut dès lors comprendre un autre facteur décisif de l’industrialisation: celle-ci a été le fait essentiellement des pays protestants de l’Europe de l’Ouest et du Nord, à la seule exception importante de la France et des cités commerciales de Flandre et du Nord de l’Italie. L’alphabétisation dûe au rôle de la lecture de la Bible (11. 34), de même que chez les Juifs, d’ailleurs, étant parmi les facteurs décisifs de la modernité, il semble probable que le “libre examen” luthérien (auquel fera écho le “doute méthodique” cartésien) soit l’une des clés de l’esprit critique et inventif. On peut ainsi reprendre ces divers facteurs historiques, outre ceux relevant de la géographie, par leurs effets dans la formation des bourgeoisies protestantes[38] qui ont porté l’essentiel du processus de développement qui, depuis les communes des 12e et 13e siècles et leurs universités, depuis cette formidable reprise de son histoire en mains qui s’est donné elle-même le nom de Renaissance, depuis l’invention de la physique et des philosophies des sujets et des contrats sociaux, a abouti à la révolution industrielle et politique au dernier quart du 18e siècle.
25. Une façon de dire le bel effet de l’analyse de Jones, ce serait que c’est l’Europe qui a inventé l’histoire, que les sociétés asiatiques n’étaient pas historiques, malgré leur connaissance de l’écriture: c’est ce que l’on désigne par stagnation. Et c’est pourquoi la comparaison avec elles est aussi une confirmation de ma façon de raconter l’œuvre de l’Europe, la composition du paysage de la modernité. On pourrait éventuellement trouver un moyen de vérifier le propos de Heidegger sur "le système conceptuel européen", la conception que j’ai proposé concernant le poids historique, quasi-matériel, de l’écriture, du texte philosophique: on dresserait une liste de termes actuels à racine grecque ou latine qui aient été objet de débats et de définitions philosophique, soit au Moyen-Âge, soit en Europe classique; puis on prendrait quelques échantillons de discours de divers types d'institutions contemporaines et on y éliminerait ces termes pour voir s'ils gardent du sens ou bien si les trous les ont détruit. Serait-ce une manière scientifique susceptible d’être tenue en compte par un historien de l’économie?
26. Or, on pourrait aussi essayer de comparer avec des discours des mêmes types d'institutions au Japon, en Chine, en Inde, dans l’Islam, voir comment ces termes y sont, soit absents, soit traduits, soit devenus des néologismes, empruntés tel quels ou adaptés. D’une façon plus générale, peut-être serait-il possible de poser la question de savoir quel rôle de ‘séparation’ - par rapport aux clôtures anthropologiques des sociétés ethniques où ils ont été lus - ont eu les grands textes du Bouddhisme, du Confucionisme et autres, comme il est arrivé en Juda (judaisme), en Grèce (héllénisme) et en Europe à la suite de la Renaissance et de l’imprimerie (humanisme). Ce sera sans doute plus difficile, mais pourrait s'avérer une tentative de quelque utilité pour le dialogue entre des cultures destinées à se rencontrer de plus en plus dans l'avenir, voire à se mêler les unes aux autres: car ces textes ont eu sans doute des effets intéressants ces civilisations dont elles auront à bénéficier pour résister aux effets nivelateurs de l’industrie et des medias, pour concilier la modernité avec leurs traditions. C’est aussi urgent en Europe, cela va de soi.
27. Soit à la façon d’un post-scriptum. Aldo Schiavone (L'histoire brisée. La Rome antique et l'Occident moderne, Bélin, 2003) reprend cette comparaison de la modernité occidentale mais avec l’Empire Romain, se demandant pourquoi y eût-il une brisure de l’histoire, la catastrophe du pan occidental de l’empire, pourquoi celui-ci n’a-t-il pas poursuivi, de façon continue, la route de la modernité. “Pourquoi la civilisation économique et sociale de l’Occident a-t-elle dû se construire à travers un rapport aussi tortueux et lointain avec un passé antique si élaboré, au lieu d’en être le développement immédiat?” (p. 199). L’antique Rome et l’Occident moderne constituent “[...] deux mondes à part, séparés par une insurmontable différence qualitative, qui renvoie à des strates de mentalités, d’habitudes, de comportements, de conditions matérielles et culturelles dont les lignes de force divergent radicalement” (p. 200). La démarche est plus osée du point de vue de l’approche (où Jones reste trop empiriste pour un goût non anglo-saxonique), plus explicative aussi; au-delà des économies autarciques des petites maisons rurales, le grand commerce à longue distance - de céréales, vin, huile, produits manufacturiers divers et intéressant toutes les couches sociales urbaines - dépend essentiellement de la politique, c’est-à-dire de la guerre: les terres conquises et mises à profit, les richesses des vaincus pillées, les esclaves capturés devenant la main d’œuvre de la production des latifundia, des mines et de la manufacture. La stabilité de ce système - il dura de la première partie du troisième siècle av. J.C. jusqu’au milieu du deuxième siècle apr. J.C. (p. 67) - est fort originale: il n’y a pas de “sphère économique” (p. 46) autonome, pas de travail libre (le salaire est stigmatisé), pas de “bourgeoisies” (pp. 96, 119), la croissance économique s’arrêta quand il n’y eut plus de conquêtes à faire (pp. 73, 222). La seconde partie du long chapitre sur “Les esclaves, la nature, les machines” montre bien comment ce système était “bloqué”, par un “abîme”, une “faille” “entre connaissance et transformation de la nature”. C’est le façon donty a été surmonté cette faille ou abîme, cette séparation, que l’on a essayé de viser ici, à la suite du texte sur la construction et déconstruction du Monothéisme européen.
[1] Ce début a été écrit à la suite d’une exposition à Lisboa sur l’art maritime de l’Athènes classique.
[2] En écrivant ceci, je faisais état d'une ignorance profonde d'Occidental. La visite récente du Musée Byzantin et Chrétien d'Athènes, dont les textes qui conduisent le visiteur sont d'une grande clarté, m'a fait mieux comprendre la puissance et grandeur de la culture grecque. Après sa période classique, elle a fécondé culturellement toute la Méditerranée et l'empire romain, et donc par la suite qu'ici est un peu racontée, la civilisation de l'Europe, avant d'avoir sombré sous le christianisme de l'empire, de subir aux VIIe et VIIIe siècles une forte crise urbaine et retour à la ruralisation : elle a eu sa 'fin de monde', parallèle à celle de l'Occident, en différé. Mais ensuite, elle a fécondé le christianisme lui-même et en a créé une nouvelle civilisation à culture et langue grecque, celle de Byzance, qui fécondera Russes et autres Slaves, ce qu'on appelle les Orthodoxes, l'autre moitié de l'Europe moderne. Et puis, en 1453, une deuxième 'fin de monde'. Incroyable!
[3] De même, c'est d'une sorte de polythéisme-sans-Dieux qu'il s'agirait dans la sorcellerie du Bocage que Jeanne Favret-Saada a raconté (Les mots, la mort, les sors, enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Gallimard, 1977). La 'cure' implique que, devant les diverses 'forces' qui provoquent des blessures dans la 'maison', il faut refaire l'unité du corps-maison, la désensorceleuse prenant la place 'mono-', de la force 'unique' - rassemblant les forces de désagrégation de la maison - déversée sur le sorcier adverse.
[4] À l’exception de l’empire romain et de son commerce de céréales, vin et huile sur de longues distances.
[5] Mais les travaux des linguistes, de Bopp à Dumézil, sur l'aire des langues dites indo-européennes et leurs mythes, suggèrent au moins un niveau plus archaïque de civilisation.
[6] En plus du double lien (maison et social) de chaque société (4. 16), il y a ce lien de civilisation greffé sur l'autre(s). Lien civilisationnel, le Monothéisme 'pénètre' partout, dans le super-domum de chaque maison, dans les enseignes monarchiques de chaque société.
[7] Voici ce qui est significatif du double mouvement: Galilée écrit ses Dialogues en italien, en voulant trouver un appui auprès des italiens lettrés mais non ecclésiastiques ni spécialistes; mais la condamnation survenue mènera à leur traduction en latin (en Hollande) pour qu'ils puissent atteindre un public européen. Il paraît que ce fût d'ailleurs cette même condamnation qui a poussé, pour défendre les savants, à la formation de la Royale Académie de Londres et de l'Académie des Sciences de Paris, sorte de figuration de la "communauté universelle des savants", 'support' de la raison universelle en train d'émerger.
[8] Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 88
[9] Tout ce qu’on appelle ‘révolution’ d’habitude ne l’est que par rapport à celle-ci, soit qu’il se soit agi de son éclosion: la révolution industrielle et ses incidences politiques, l’indépendance américaine et la révolution française, ou dites de ‘mentalités’; soit de tentatives d’accélération en vue de reprendre le retard: les révolutions latines d’Europe et d’Amérique, celles d’Asie et d’Afrique, et surtout les léninistes. Car il n’y a jamais eu de révolution ‘marxiste’, telle qu’elle devait poursuivre et compléter la révolution bourgeoise dans les pays capitalistes européens.
[10] Ce sont peut-être les maisons des nobles qui sont au plus près de celles des anciens Hébreux. Chez eux aussi, le culte de leurs ancêtres et de leurs généalogies est très entretenu, et donc le culte du sang, de l'honneur, du courage à la guerre, toutes choses que l'on reçoit des récits, lus et relus avec ferveur, de ces grands ancêtres. "D'après Gilles André de La Roque, un gentilhomme de bonne race a toujours dans son sang des ressources cachées qui lui permettront de transmettre à ses descendants de bons éléments, même s'il a eu une vie indigne. La noblesse est en effet une espèce de grâce [de bénédiction], liée au sang et à la race. Les lignées sont des êtres de la nature. Une mystérieuse énergie est le privilège des nobles maisons. D'après Jean de Saulx-Tavannes, 'la vérité des races' apparaît clairement, même si les rois abaissent les rangs des gens de qualité dans les cérémonies. La naissance, bien essentiel des familles, permet à celles-ci de résister aux caprices du monarque, de maintenir une gloire durable, connue par tous, en face des incertitudes de la faveur et de la vie de la cour" (Labatut,J.-P., 1978, Les noblesses européennes de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle, P.U.F., p. 73, je souligne). Et plus loin, la 'bénédiction' est aussi nettement marquée: "La noblesse [...] a un droit historique incontestable au pouvoir et à l'honneur. Une mystérieuse énergie est le privilège des nobles maisons, de ces glorieuses lignées qui, pour les Germains, étaient d'ascendance divine" (p. 75).
[11] En fait, le XIXe siècle et une partie du XXe a été l'objet d'une forte disciplinarisation et surveillance des enfants, autant au niveau scolaire que moral (et très souvent religieux). Toute une abondante littérature sur l'éducation des jeunes gens et des jeunes filles se déploie tout au long du XIXe siècle (de même que des mouvements religieux tournés vers la pédagogie), l'onde de puritanisme qui a immortalisé la reine Victoire d'Angleterre achevant les dispositifs 'humanistes' dont l'effet est celui de rendre ferme et forte cette fragile famille nucléaire bourgeoise nouveau-née. De ce point de vue, l'humanisme serait la reformulation en termes familiaux et individuels (savoir, compétence, responsabilité éthique...) de la morale de jadis - en fabricant chez les nouveaux individus un très lourd Super-Ego, que Freud a ‘découvert’ et dont N. Elias a raconté l'histoire - dans un monde de très forte agitation, autant sociale et politique qu'au niveau des idées: les garçons sont à défendre des "idées avancées", les filles des "imaginations romanesques" venues des romans et feuilletons.
[12] Les questions du type de constitution politique, de régime électoral, etc., ne viennent qu'ensuite. Les régimes à parti unique (de droite ou de gauche) qui ont dominé une bonne part du XXe siècle, devraient être vus comme des phénomènes liés au retard du développement, soit que l'on voudrait l'accélérer de façon volontariste, soit que l'on se méfiait de la modernité et d'y perdre son identité traditionnelle.
[13] L'imprimerie divulgue la lecture au-delà des clercs et des fonctionnaires des cours, pousse les collèges pour les enfants des nobles et des bourgeois plus ou moins riches, place la Bible dans les mains de non-intellectuels, mais aussi des romans de chevalerie et d'autres œuvres de diversion, donne origine progressivement à une couche intellectuelle qui n'est plus destinée à des fonctions ecclésiastiques. Le livre pénètre dans les maisons citadines et apporte d'autres mondes au monde des familles, casse leur autarcie culturelle.
[14] Le protestantisme aura joué ainsi un rôle très important dans l'alphabétisation des populations du Nord de l'Europe, comme il était déjà arrivé chez les Juifs.
[15] "Et on l'a vu la terre entière, d'un seul coup / jaillir toute ronde du profond azur".
[16] Le livre récent de Geneviève Bouchon, Vasco de Gama, Fayard, 1997, montre assez bien comment, dans l'épopée portugaise de l'Inde et de l'Asie, se conciliaient le goût scientifique des découvertes nautiques, géographiques, astronomiques et anthropologiques et le goût des épices pour les tables des maisons nobles européennes; ces deux goûts se conciliaient en effet dans une geste de conquête, typique des sociétés guerrières à maisons, dont Afonso de Albuquerque a créé la stratégie, à base d'artillerie et de fortifications (Ormuz, Goa et Malaca), assurant la maîtrise militaire des mers. Le côté le plus ignoble de cette conquête, dès son début, a été l'esclavage des Noirs africains, pratiquée d'ailleurs aussi par Africains, Indiens et Musulmans.
[17] Dont faisait état un documentaire de télévision des années 80, vu par hasard, dont j'ai oublié le détail et pas retenu les références.
[18] Étymologie: vision parfaite, achevée; c'est celle d'un 'sujet' humain (humanisme) à partir d'un point de vue. La géométrie ou mathématique, qui a eu un rôle décisif dans les sciences à venir, a amené Platon en allié de la critique d’Aristote: ses dialogues ont été traduits en latin par Marsile Ficin vers 1469, pendant cette période de tournant.
[19] Encycl. Universalis, vol. 14, art. "Renaissance". C’est dans cette encyclopédie que j’ai puisé l’essentiel du matériel de ce sous-chapitre.
[20] Dont J. Le Goff a raconté la 'naissance' vers la fin du XIIe siècle; il a été le support théologique de l'économie ecclésiastique médiévale.
[21] G. Bataille, La part maudite. Le salut ne se fera plus par les ‘œuvres’ (indulgences, messes pour les morts, fondations de monastères, etc.), mais par la ‘seule foi’.
[22] Mais il ne faut pas trop opposer l'âme et le sujet, l'âme des aristotéliciens serait (hormis son essentielle immortalité chrétienne) peut-être plus proche du sujet (hormis sa finitude kantienne) qu'elle ne le serait de l'âme des augustiniens. N'empêche que le changement de civilisation entre sociétés à maisons et sociétés à institutions se laisse bien saisir par cette différence. L'âme n'exerçait de maîtrise que sur le corps et ses passions, sur la femme et les enfants de la maison et sur ses esclaves ou autres serfs et domestiques; elle connaissait la physis, la nature, selon la syntaxis des quatre causes aristotéliciennes, mais sans y intervenir, car justement le propre de la physis c'est de pousser d'elle-même: les vivants sont 'auto-nomes', ils naissent, se nourrissent, croissent et meurent d'eux-mêmes: les humains n'en ont point la maîtrise, la fécondité est bénédiction, don des Dieux-des-ancêtres, du Dieu chrétien. Le sujet, lui, est résolument tourné vers le Monde, quoi qu’il en soit des complicités entre l’une et l’autre chez les penseurs classiques du XVIIe siècle, ceux de ce tournant.
[23] Newton l’a reconnu. Cette méconnaissance de l'écriture (Derrida et sa grammatologie) en tant que technique de langage prolonge la méconnaissance 'idéaliste' des Grecs sans mains, bien que leur ‘âme’ contemplative soit remplacée par un ‘sujet’ tourné vers le Monde, cherchant sa connaissance et maîtrise.
[24] Les questions philosophiques gardent leur autonomie intertextuelle, dans le geste de composition incessament repris, de génération en génération; mais les tournants civilisationnels y interfèrent aussi, marquant des interruptions qui, dans ce que j’ai appelé la geste, obligent parfois tel ou tel penseur à une modification plus ou moins abrupte de cette composition.
[25] Les Mots et les Choses, chap. II et III-VI, respectivement.
[26] Je continue donc mon ‘éloge de la philosophie’ (8. 34), d’une philosophie que je ne partage pas mais dont je suis un héritier (partiel, comme toujours en questions d’héritage).
[27] C’est la façon bourgeoise, au lieu d’aller les chercher par conquête de butins, À la façon guerrière de l’aristocratie.
[28] Le Plan Marshall, l'aide des États-Unis à la reconstruction de l'Europe en ruines, est tout à fait impensable pendant les cinq siècles antérieurs.
[29] Après un siècle de paix, due à l’industrialisation et au commerce corrélatif.
[30] O milagre europeu, 2002, Gradiva, avec une introduction de 2001 qui rappelle la discussion qu’il a suscité.
[31] Les rubriques d’un chapitre “Du serpent en général” au XVIe siècle qui ont énormément choqué Buffon au XVIIIe (Foucault, Les mots et les choses, p. 54) montrent assez bien les différences entre ces deux siècles.
[32] Il se peut que cet argument de Jones, a) et b), le plus convaincant, me semble-t-il, soit aussi valable pour expliquer celui-ci, son manque de héritage étant compensé par l’endogamie, que l’on a souligné aux chap. 8 et 9, et par les ‘laboratoires’ de politique et d’écriture qui ont été les colonies grecques d’Asie Mineure et du Sud de l’Italie: la philosophie n’a pas commencé à Athènes. Un rôle semblable aura été en Europe celui des cités-États italiennes (§ 17), dont le développement commercial et financier s’est traduit dans le mouvement de la Renaissance. L’écriture innove surtout dans des milieux marginaux, hors des cercles d’ortodoxie, c’est toujours le cas de la grande littérature.
[33] Nuance donc de l’affirmation de Landes, qui pêche par empirisme: “la science n’a pas précédé la technique: longtemps ces deux activités ont été parallèles et indépendantes” (contrecape de l’édition française).
[34] Toutes au-dessus du parallèle 45º Nord, un climat pluvieux et dur, plus propice à la raison qu’aux passions, comme Rousseau le soulignait dans son Essai sur l’origine des langues.
[35] Le Monothéisme chrétien aura empêché cet arbitraire de la part des rois
[2] En écrivant ceci, je faisais état d'une ignorance profonde d'Occidental. La visite récente du Musée Byzantin et Chrétien d'Athènes, dont les textes qui conduisent le visiteur sont d'une grande clarté, m'a fait mieux comprendre la puissance et grandeur de la culture grecque. Après sa période classique, elle a fécondé culturellement toute la Méditerranée et l'empire romain, et donc par la suite qu'ici est un peu racontée, la civilisation de l'Europe, avant d'avoir sombré sous le christianisme de l'empire, de subir aux VIIe et VIIIe siècles une forte crise urbaine et retour à la ruralisation : elle a eu sa 'fin de monde', parallèle à celle de l'Occident, en différé. Mais ensuite, elle a fécondé le christianisme lui-même et en a créé une nouvelle civilisation à culture et langue grecque, celle de Byzance, qui fécondera Russes et autres Slaves, ce qu'on appelle les Orthodoxes, l'autre moitié de l'Europe moderne. Et puis, en 1453, une deuxième 'fin de monde'. Incroyable!
[3] De même, c'est d'une sorte de polythéisme-sans-Dieux qu'il s'agirait dans la sorcellerie du Bocage que Jeanne Favret-Saada a raconté (Les mots, la mort, les sors, enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Gallimard, 1977). La 'cure' implique que, devant les diverses 'forces' qui provoquent des blessures dans la 'maison', il faut refaire l'unité du corps-maison, la désensorceleuse prenant la place 'mono-', de la force 'unique' - rassemblant les forces de désagrégation de la maison - déversée sur le sorcier adverse.
[4] À l’exception de l’empire romain et de son commerce de céréales, vin et huile sur de longues distances.
[5] Mais les travaux des linguistes, de Bopp à Dumézil, sur l'aire des langues dites indo-européennes et leurs mythes, suggèrent au moins un niveau plus archaïque de civilisation.
[6] En plus du double lien (maison et social) de chaque société (4. 16), il y a ce lien de civilisation greffé sur l'autre(s). Lien civilisationnel, le Monothéisme 'pénètre' partout, dans le super-domum de chaque maison, dans les enseignes monarchiques de chaque société.
[7] Voici ce qui est significatif du double mouvement: Galilée écrit ses Dialogues en italien, en voulant trouver un appui auprès des italiens lettrés mais non ecclésiastiques ni spécialistes; mais la condamnation survenue mènera à leur traduction en latin (en Hollande) pour qu'ils puissent atteindre un public européen. Il paraît que ce fût d'ailleurs cette même condamnation qui a poussé, pour défendre les savants, à la formation de la Royale Académie de Londres et de l'Académie des Sciences de Paris, sorte de figuration de la "communauté universelle des savants", 'support' de la raison universelle en train d'émerger.
[8] Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 88
[9] Tout ce qu’on appelle ‘révolution’ d’habitude ne l’est que par rapport à celle-ci, soit qu’il se soit agi de son éclosion: la révolution industrielle et ses incidences politiques, l’indépendance américaine et la révolution française, ou dites de ‘mentalités’; soit de tentatives d’accélération en vue de reprendre le retard: les révolutions latines d’Europe et d’Amérique, celles d’Asie et d’Afrique, et surtout les léninistes. Car il n’y a jamais eu de révolution ‘marxiste’, telle qu’elle devait poursuivre et compléter la révolution bourgeoise dans les pays capitalistes européens.
[10] Ce sont peut-être les maisons des nobles qui sont au plus près de celles des anciens Hébreux. Chez eux aussi, le culte de leurs ancêtres et de leurs généalogies est très entretenu, et donc le culte du sang, de l'honneur, du courage à la guerre, toutes choses que l'on reçoit des récits, lus et relus avec ferveur, de ces grands ancêtres. "D'après Gilles André de La Roque, un gentilhomme de bonne race a toujours dans son sang des ressources cachées qui lui permettront de transmettre à ses descendants de bons éléments, même s'il a eu une vie indigne. La noblesse est en effet une espèce de grâce [de bénédiction], liée au sang et à la race. Les lignées sont des êtres de la nature. Une mystérieuse énergie est le privilège des nobles maisons. D'après Jean de Saulx-Tavannes, 'la vérité des races' apparaît clairement, même si les rois abaissent les rangs des gens de qualité dans les cérémonies. La naissance, bien essentiel des familles, permet à celles-ci de résister aux caprices du monarque, de maintenir une gloire durable, connue par tous, en face des incertitudes de la faveur et de la vie de la cour" (Labatut,J.-P., 1978, Les noblesses européennes de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle, P.U.F., p. 73, je souligne). Et plus loin, la 'bénédiction' est aussi nettement marquée: "La noblesse [...] a un droit historique incontestable au pouvoir et à l'honneur. Une mystérieuse énergie est le privilège des nobles maisons, de ces glorieuses lignées qui, pour les Germains, étaient d'ascendance divine" (p. 75).
[11] En fait, le XIXe siècle et une partie du XXe a été l'objet d'une forte disciplinarisation et surveillance des enfants, autant au niveau scolaire que moral (et très souvent religieux). Toute une abondante littérature sur l'éducation des jeunes gens et des jeunes filles se déploie tout au long du XIXe siècle (de même que des mouvements religieux tournés vers la pédagogie), l'onde de puritanisme qui a immortalisé la reine Victoire d'Angleterre achevant les dispositifs 'humanistes' dont l'effet est celui de rendre ferme et forte cette fragile famille nucléaire bourgeoise nouveau-née. De ce point de vue, l'humanisme serait la reformulation en termes familiaux et individuels (savoir, compétence, responsabilité éthique...) de la morale de jadis - en fabricant chez les nouveaux individus un très lourd Super-Ego, que Freud a ‘découvert’ et dont N. Elias a raconté l'histoire - dans un monde de très forte agitation, autant sociale et politique qu'au niveau des idées: les garçons sont à défendre des "idées avancées", les filles des "imaginations romanesques" venues des romans et feuilletons.
[12] Les questions du type de constitution politique, de régime électoral, etc., ne viennent qu'ensuite. Les régimes à parti unique (de droite ou de gauche) qui ont dominé une bonne part du XXe siècle, devraient être vus comme des phénomènes liés au retard du développement, soit que l'on voudrait l'accélérer de façon volontariste, soit que l'on se méfiait de la modernité et d'y perdre son identité traditionnelle.
[13] L'imprimerie divulgue la lecture au-delà des clercs et des fonctionnaires des cours, pousse les collèges pour les enfants des nobles et des bourgeois plus ou moins riches, place la Bible dans les mains de non-intellectuels, mais aussi des romans de chevalerie et d'autres œuvres de diversion, donne origine progressivement à une couche intellectuelle qui n'est plus destinée à des fonctions ecclésiastiques. Le livre pénètre dans les maisons citadines et apporte d'autres mondes au monde des familles, casse leur autarcie culturelle.
[14] Le protestantisme aura joué ainsi un rôle très important dans l'alphabétisation des populations du Nord de l'Europe, comme il était déjà arrivé chez les Juifs.
[15] "Et on l'a vu la terre entière, d'un seul coup / jaillir toute ronde du profond azur".
[16] Le livre récent de Geneviève Bouchon, Vasco de Gama, Fayard, 1997, montre assez bien comment, dans l'épopée portugaise de l'Inde et de l'Asie, se conciliaient le goût scientifique des découvertes nautiques, géographiques, astronomiques et anthropologiques et le goût des épices pour les tables des maisons nobles européennes; ces deux goûts se conciliaient en effet dans une geste de conquête, typique des sociétés guerrières à maisons, dont Afonso de Albuquerque a créé la stratégie, à base d'artillerie et de fortifications (Ormuz, Goa et Malaca), assurant la maîtrise militaire des mers. Le côté le plus ignoble de cette conquête, dès son début, a été l'esclavage des Noirs africains, pratiquée d'ailleurs aussi par Africains, Indiens et Musulmans.
[17] Dont faisait état un documentaire de télévision des années 80, vu par hasard, dont j'ai oublié le détail et pas retenu les références.
[18] Étymologie: vision parfaite, achevée; c'est celle d'un 'sujet' humain (humanisme) à partir d'un point de vue. La géométrie ou mathématique, qui a eu un rôle décisif dans les sciences à venir, a amené Platon en allié de la critique d’Aristote: ses dialogues ont été traduits en latin par Marsile Ficin vers 1469, pendant cette période de tournant.
[19] Encycl. Universalis, vol. 14, art. "Renaissance". C’est dans cette encyclopédie que j’ai puisé l’essentiel du matériel de ce sous-chapitre.
[20] Dont J. Le Goff a raconté la 'naissance' vers la fin du XIIe siècle; il a été le support théologique de l'économie ecclésiastique médiévale.
[21] G. Bataille, La part maudite. Le salut ne se fera plus par les ‘œuvres’ (indulgences, messes pour les morts, fondations de monastères, etc.), mais par la ‘seule foi’.
[22] Mais il ne faut pas trop opposer l'âme et le sujet, l'âme des aristotéliciens serait (hormis son essentielle immortalité chrétienne) peut-être plus proche du sujet (hormis sa finitude kantienne) qu'elle ne le serait de l'âme des augustiniens. N'empêche que le changement de civilisation entre sociétés à maisons et sociétés à institutions se laisse bien saisir par cette différence. L'âme n'exerçait de maîtrise que sur le corps et ses passions, sur la femme et les enfants de la maison et sur ses esclaves ou autres serfs et domestiques; elle connaissait la physis, la nature, selon la syntaxis des quatre causes aristotéliciennes, mais sans y intervenir, car justement le propre de la physis c'est de pousser d'elle-même: les vivants sont 'auto-nomes', ils naissent, se nourrissent, croissent et meurent d'eux-mêmes: les humains n'en ont point la maîtrise, la fécondité est bénédiction, don des Dieux-des-ancêtres, du Dieu chrétien. Le sujet, lui, est résolument tourné vers le Monde, quoi qu’il en soit des complicités entre l’une et l’autre chez les penseurs classiques du XVIIe siècle, ceux de ce tournant.
[23] Newton l’a reconnu. Cette méconnaissance de l'écriture (Derrida et sa grammatologie) en tant que technique de langage prolonge la méconnaissance 'idéaliste' des Grecs sans mains, bien que leur ‘âme’ contemplative soit remplacée par un ‘sujet’ tourné vers le Monde, cherchant sa connaissance et maîtrise.
[24] Les questions philosophiques gardent leur autonomie intertextuelle, dans le geste de composition incessament repris, de génération en génération; mais les tournants civilisationnels y interfèrent aussi, marquant des interruptions qui, dans ce que j’ai appelé la geste, obligent parfois tel ou tel penseur à une modification plus ou moins abrupte de cette composition.
[25] Les Mots et les Choses, chap. II et III-VI, respectivement.
[26] Je continue donc mon ‘éloge de la philosophie’ (8. 34), d’une philosophie que je ne partage pas mais dont je suis un héritier (partiel, comme toujours en questions d’héritage).
[27] C’est la façon bourgeoise, au lieu d’aller les chercher par conquête de butins, À la façon guerrière de l’aristocratie.
[28] Le Plan Marshall, l'aide des États-Unis à la reconstruction de l'Europe en ruines, est tout à fait impensable pendant les cinq siècles antérieurs.
[29] Après un siècle de paix, due à l’industrialisation et au commerce corrélatif.
[30] O milagre europeu, 2002, Gradiva, avec une introduction de 2001 qui rappelle la discussion qu’il a suscité.
[31] Les rubriques d’un chapitre “Du serpent en général” au XVIe siècle qui ont énormément choqué Buffon au XVIIIe (Foucault, Les mots et les choses, p. 54) montrent assez bien les différences entre ces deux siècles.
[32] Il se peut que cet argument de Jones, a) et b), le plus convaincant, me semble-t-il, soit aussi valable pour expliquer celui-ci, son manque de héritage étant compensé par l’endogamie, que l’on a souligné aux chap. 8 et 9, et par les ‘laboratoires’ de politique et d’écriture qui ont été les colonies grecques d’Asie Mineure et du Sud de l’Italie: la philosophie n’a pas commencé à Athènes. Un rôle semblable aura été en Europe celui des cités-États italiennes (§ 17), dont le développement commercial et financier s’est traduit dans le mouvement de la Renaissance. L’écriture innove surtout dans des milieux marginaux, hors des cercles d’ortodoxie, c’est toujours le cas de la grande littérature.
[33] Nuance donc de l’affirmation de Landes, qui pêche par empirisme: “la science n’a pas précédé la technique: longtemps ces deux activités ont été parallèles et indépendantes” (contrecape de l’édition française).
[34] Toutes au-dessus du parallèle 45º Nord, un climat pluvieux et dur, plus propice à la raison qu’aux passions, comme Rousseau le soulignait dans son Essai sur l’origine des langues.
[35] Le Monothéisme chrétien aura empêché cet arbitraire de la part des rois
[36] Le christianisme et la philosophie grecque ne sont pas des facteurs suffisants: les frontières de l’ortodoxie byzantine et eslave divisent encore l’Europe. L’apport d’Aristote n’est pas suffisant non plus: dans la première moitié du XVIIIe siècle, le Portugal catholique utilisait l’or du Brésil pour ériger un couvent énorme (dont Saramago a écrit le roman), comme si l’on était en pleine économie médiévale. Ce n’est qu’ensuite que Pombal, le premier modernisateur, est venu.
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