(1997,
ed. La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond)
Un très bel
effort que je comprends mal
Deleuze et
Derrida
La définition et
le laboratoire
Deux projets
assez différents
Des sciences
d’influence ?
Prigogine en
phénoménologue
Un très bel
effort que je comprends mal
1. C’est un très bel effort, original en
philosophie des sciences, je suppose (je n’en suis pas lecteur habituel), d’une
philosophe (I. S.) qui, à la suite d’une formation en chimie, est venue
collaborer avec Ilya Prigogine, offrant à ce Nobel en chimie 1977 le versant
philosophique de La nouvelle Alliance. Métamorphose des Sciences (Gallimard, 1978, 19862) et Entre le temps et l’éternité (Fayard, 1988). Il s’agit de sept volumes de poche d’environ une
centaine et demie de pages, chacun développant une question de ce qu’elle
appelle une écologie des pratiques scientifiques,
entre elles et envers de pratiques non modernes. L’ensemble déploie un très
grand savoir qui souvent me dépasse, mais je dois avouer que c’est sa proximité
d’avec Prigogine qui m’a attiré.
2. «Le temps est venu de nouvelles
alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l'histoire des
hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs, et l'aventure exploratrice de la
nature», disaient-ils dans La nouvelle Alliance. C’est le sens de la démarche de I. S., qui, tout en s’orientant
souvent par la pensée de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, refuse les
dualismes, réductionnismes et déterminismes des philosophies européennes des
sciences, l’opposition entre le sujet (en dehors de
la nature) et l’objet (de la nature) que les
sciences se donnent. Voici que, dans une optique plutôt phénoménologique, entre
Husserl, Heidegger et Derrida, je me trouve très proche de ces refus et d’une
recherche d’alliance de cette phénoménologie avec les découvertes scientifiques
majeures du XXe siècle, en suivant une démarche où Prigogine a un
rôle essentiel, quasi philosophique entre Heidegger et Derrida[1].
Cette proximité me rend attentif à l’importance de la démarche, une certaine
distance toutefois m’empêche d’y adhérer, me rend incapable de faire le compte
rendu détaillé que l’œuvre indiscutablement mérite, car malheureusement, malgré
nombreux points d’accord, je suis la plupart du temps incapable de comprendre
la portée de l’argumentation. Il s’agira plutôt de discuter quelques points de
divergence, quoi qu’il en soit de l’aversion de Deleuze, qui dans ses
séminaires, quand des débats s’amorçaient, préférait aller à d’autres choses
(et il n’avait pas tort). Puisque je ne puis pas présenter le texte, j’en
profite pour situer quelques axes de ma démarche que la lecture de I. S. me
permet de souligner.
3. Le premier volume, « la guerre des
sciences », donne le point de départ qui sera repris au dernier, en
dégageant deux contraintes sur les scientifiques : l’exigence devant le phénomène à étudier, l’isoler et le purifier (sic), et les obligations de rendre compte de la valeur de leur démarche expérimentale, de ce
qui en est proposé, de sa publication face aux autres aires que les leurs. Ces
contraintes, ce sont des ‘attitudes’, épistémologiques, éthiques ?
L’exigence me semble correspondre à la réduction
qui implique la place du laboratoire dans toute pratique scientifique, j’y
reviendrai[2],
les obligations renvoient peut-être à la recherche de « paix » comme
horizon des confrontations dans cette écologie des pratiques scientifiques, un certain style de publication des résultats obtenus,
de curiosité, qui sait, vis-à-vis de ceux travaillant dans des aires proches.
4. Les volumes deux à cinq – respectivement
« l’invention de la mécanique : pouvoir et raison »,
« thermodynamique : la réalité physique en crise »,
« mécanique quantique : la fin du rêve » et « au nom de la
flèche du temps : le défi de Prigogine » – sont un récit de
l’histoire de la Physique (que j’ai eu de mal à suivre) qui cherche à y situer
les impasses écologiques de la mécanique, liées à « la création
physico-mathématique » par Lagrange au XVIIIe siècle (puis
Hamilton au XIXe) d’équations générales qui auront introduits dans
la physique réductionnisme et déterminisme, en changeant la physique, selon I.
S., si j’ai bien compris : avant, il n’y avait que des « cas
particulier » au laboratoire de Galilée (II, p. 50-51). On arrive au 5e
volume à la question de la flèche du temps que Prigogine a suscitée avec son
motif des « structures dissipatives », que dans La nouvelle
Alliance avait été présenté notamment à partir des
transformations chimiques du métabolisme cellulaire qui ne pouvaient être
comprises à leur niveau moléculaire, plus ou moins chaotique, mais seulement au
niveau supramoléculaire, d’une stabilité instable. Il faut dire que, à mon
étonnement, le volume sur Prigogine ne parle ni de la « production
d’entropie » ni de l’alimentation des systèmes dissipatifs par
l’extérieur, deux points majeurs de ma compréhension de sa grande trouvaille
physico-chimique, qui ne viennent qu’au volume suivant concernant les vivants
(tandis que ce sont ses exemples en physique et mathématique qui me sont
étrangers, c’est la biologie qui m’a intéressé chez lui, malgré qu’il s’en
approche strictement en chimiste, sans aucune référence à la biologie).
5. Ces quatre volumes concernent les sciences
que I. S. caractérise comme sciences de laboratoire,
tandis que le 6e – « la vie et l’artifice : visages de l’émergence » – se rapporte aux sciences
de terrain (« la géologie, la biologie
évolutionniste, la climatologie, la météorologie, l’éco-étologie, etc. »)
« qui ne peuvent, comme telles, être ‘purifiées’, réduites aux conditions
du laboratoire » (VI, p. 40). Toutefois, elle doit tout de suite après
parler du « matériel et de la compétence qui spécifient les
questions » de ces scientifiques (p. 42), ce qui me semble impliquer, non
pas l’absence de laboratoire, mais une différence assez nette par rapport à
ceux des sciences à expérimentation mensurable. On y reviendra, mais je
soulignerais qu’il y va, dans cette différence, de la question du rapport entre
laboratoire et hors du laboratoire, de la possibilité de dessiner ladite
‘réalité’ hors labo d’une description relevant des découvertes des sciences
elles-mêmes.
6.
Le volume 7e enfin – « pour en finir avec la tolérance » – se rapporte au troisième
type de sciences selon I. S., les sciences humaines
ou de la contemporanéité, celles qui se réfèrent à
ce qui pourra mettre en risque la façon dont sa pratique est décrite, les
exemples retenus étant surtout de l’ordre des psychologies et des
psychothérapies. Un excellent exemple, en psychologie des ménagères :
« un savoir un peu plus fiable sur ce qu’est une ménagère n’a-t-il pas
d’ailleurs trouvé l’amorce de ses conditions de possibilité dans les pratiques
féministes, qui ont fait exister la ménagère comme problème ? » (VII,
p. 55). On pourrait songer aussi à des sociologies et à des économies qui
tiendraient compte des mouvements sociaux rapportés aux conditions du salariat
et du chômage, en plus de leurs laboratoires à statistiques.
Deleuze et
Derrida
7.
Sans doute que cette démarche ne pourrait se faire sans un choix entre les
sciences à travailler, en plus de la physique, les références vont à la
biologie évolutionniste, à l’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan et à la
psychanalyse, à l’économie et à l’anthropologie quelques allusions aussi. Un
silence absolu toutefois concerne la linguistique, qu’il ne me semble pas qu’il
soit fortuit, car Deleuze – qui a écrit un magnifique texte dans le dernier chapitre de l’histoire
de la philosophie dirigée par F. Châtelet, « À quoi reconnaît-on le
structuralisme ? », où il montre connaître celui-ci très bien et donc
le rôle pilote de la linguistique saussurienne dans cet événement philosophique
français caractérisé par l’alliance entre philosophie et sciences sociales et
humaines, raison donc qui ferait attendre que cette science ait une place dans
le projet des Cosmopolitiques, fût-ce pour la
critiquer – Deleuze
donc a proclamé sa méfiance vis-à-vis du motif structuraliste de signifiant, préférant approcher le langage, de façon d’ailleurs fort suggestive,
à travers les « logiques du sens ». Il faut dire que j’ai un rapport
paradoxal avec Deleuze – j’estime son Nietzsche et la philosophie
comme l’un des plus beaux livres de philo que j’aie lu (avant d’avoir lu quoi
que soit de Derrida), il m’arrive parfois, quand j’en ressens le besoin, de
trouver mes délices en écoutant quelques morceaux de son Abécédaire –
Deleuze que je l’admire donc beaucoup, mais sans avoir jamais été capable de
penser à partir de ses motifs à lui. Peut-être pourrait-on approcher sa pensée
comme un essai de penser avec des ‘concepts’ philosophiques fabriqués ad hoc en vue de comprendre des événements singuliers, en évitant les
‘concepts’ issus de définitions générales qui ont
été reproduits le long de l’histoire intellectuelle de l’Occident, valables en
dehors de tout lieu et moment, de toute circonstance, le ‘singulier’ étant
dévolu à l’accidentel que ni la philosophie ni les sciences ne connaissent pas,
‘par définition’. Cosmopolitiques témoigne de la
fécondité de cette pensée, malgré que je sois incapable d’évaluer l’effort
ainsi déployé et ce sera par le silence sur la linguistique que je commencerai,
car il est le symptôme, à mes yeux très clairement, de la différence entre les
deux penseurs de référence ici et entre le projet de Isabelle Stengers et le
mien.
8.
En effet, c’est dans ma thèse de doctorat, sur l’épistémologie de la sémantique
de la linguistique saussurienne à la lumière de la grammatologie derridienne,
que j’ai rencontré la question de la Philosophie avec Sciences, tellement la linguistique était au cœur du propos
grammatologique et celui-ci éclairait les questions discutées sans issue dans
les années 60 (parole et langue, signifiant et signifié, etc). Or, héritier de
Heidegger en ce point, Derrida s’en prend aussi, pas aux ‘concepts’ mais aux
‘mots’ des oppositions que la définition, une opération violente d’écriture, a fabriqué et se sont reproduits jusqu’à nous (aucun discours moderne
n’est intelligible si on les efface). À cette différence près, il côtoie,
disons, Deleuze dans le grand refus de ces oppositions, notamment l’héritage
platonicien qui, au Moyen Âge, a contaminé aussi l’aristotélisme qui devenait
dominant. Cette façon d’être à côté ‘critique’ de Deleuze et de Derrida s’est
manifesté souvent, dans ma lecture de I. S., par des points d’accord, là où des
oppositions classiques étaient dépassées. Mais les façons dont ces moments sont
réussis, les logiques qui s’y jouent, sont bien différents, assez pour que leur
intelligibilité m’échappe dans l’argumentation elle-même. Et ce fut souvent
triste de ne pas comprendre ce qui me paraissait n’être pas si éloigné, frustré
que l’admiration que le projet de Cosmopolitiques a
suscité en moi ne m’ait conduit à aucune évaluation de sa portée possible.
C’est ce qui justifie que je propose quelques contrepoints, des tiers pourront
peut-être arriver à saisir ce qui est en question dans ces deux manières, deux
projets à portée différente, comme j’essayerai de montrer.
9.
Derrida prend l’exact contre-pied du refus du ‘signifiant’ par Deleuze :
« il n’y a pas d’hors-texte », pas d’accès à ladite réalité autre que
celle qui est dite dans tel ou tel texte ou discours ; ce sont donc les
textes, dans leur poids historique, qu’il lit dans leur singularité d’écriture,
de lecture. Qu’est-ce qu’un texte ? Un livre fermé n’en est pas un, un
texte n’est que dans l’opération temporelle de son écriture ou de sa lecture
par quelqu’un dont les yeux suivent les lignes en comprenant les règles de la
langue qui les rendent lisibles. Mais cette linéarité, autant de l’espace
typographié que du temps de l’opération, est trompeuse : aucun mot, aucune
phrase, n’a de sens que par le jeu de ses différences par rapport à ce qui a
déjà été lu et à ce qui sera lu plus tard, ce qui complique la temporalité de
la lecture de rétentions du déjà lu et d’ajournements en suspense de ce qu’on
lira et que l’on ne sait pas encore. Différance, a
écrit Derrida pour dire le jeu de cette économie qui est autant répétition –
des règles de la langue, égales pour tous – qu’excès singulier de ce texte à ces répétitions : « différence et répétition »,
pour le dire selon un titre de Deleuze. Ces différences lues, autant de
typographie (ou de voix, dans l’oralité) que de sens selon les polysémies,
autant de phonologie que de morphologie, syntaxe et sémantique, ce ne sont pas
des ‘substances’ (des raies ou des sons) mais des différences entre elles,
‘rien’ qu’un jeu de différences mais qui n’existe que dans ces ‘substances’
particulières ; la trace ou différance ou archi-écriture est cette énigme indécidable :
économie de répétition (sociale) et son excès (individuel)[3]. Par exemple, des substantifs ou des verbes gagnent dans le texte un
sens polysémique qui affecte la chose ou l’action qui est dite, la menant dans
le jeu des différences textuelles d’où le lecteur est renvoyé vers d’autres
textes (ou bribes) qui s’en rapprochent, jeu d’intertextualité que nous sommes.
C’est pourquoi Derrida ne cherche pas ce que le texte raconte, représente, désigne,
ne traverse le textuel vers son ‘référent’, comme on dit, ni vers les ‘idées’
ou les ‘intentions’ de son auteur, mais il cherche à comprendre comment le
texte est tressé pour pouvoir dire ce qu’il dit, ce qu’on y lit, quels nœuds
logiques le tordent, y introduisent des contradictions ; souvent il trouve
dans des endroits minuscules, des notes de pied de page ou des petites
digressions, ce qui lui permettra de déconstruire l’écrit, de rejoindre quelque
chose de la singularité de son geste d’écriture autrefois.
10.
La déconstruction est un double geste. D’abord,
l’opposition – ici l’oral ou la pensée (la vie, la présence) versus l’écrit (la
mort, l’absence) – est renversée par l’affirmation du second terme, subordonné,
disqualifié dans la tradition ; ensuite, il y a un déplacement vers un
motif – trace ou différance ou archi-écriture – qui soit la source
commune des deux termes opposés. Dans les textes alphabétiques, le jeu des
différences d’une langue est à peu de choses près le même dans la bouche que
par le crayon (on peut le lire aisément à haute voix, c’est ainsi que l’on
apprend à lire), c’est-à-dire que le langage oral est, lui aussi, une
‘écriture’, il s’apprend par son inscription
cérébrale chez l’apprenti, ‘passif’ dans cette réception qui le rend ‘actif’[4],
parleur, penseur, sans qu’entre passif et actif on puisse décider, énigme
par excellence de chaque humain, membre de sa tribu et
singulier dans son idiosyncrasie. Derrida a ainsi déconstruit, en rajoutant à
l’ontothéologie par Heidegger, le logocentrisme, le privilège de la pensée, de l’oralité, de la voix vive au proche de
l’âme, du sujet, de l’intérieur, sur l’écrit, le technique, le papyrus
extérieur qui reste après la mort de celui qui l’a écrit : le privilège du
sujet sur l’objet, en somme, du dedans sur le dehors. Dans le cas des sciences, le privilège de ce qui se passe au
laboratoire sur ce qui se passe en dehors, on verra.
La définition et
le laboratoire
11.
La définition est une opération violente
d’écriture, ai-je écrit (§ 8). Sa violence consiste en retirer, abs-traire,
arracher la chose définie de son contexte dans ladite réalité, délimiter le mot
qui le dit de la morphologie grammaticale si riche de polysémie ; que
c’est une opération d’écriture[5],
est démontré par ce qu’elle a effectué : un nouveau type de texte
concernant le savoir, le texte qui argumente sur des essences intemporelles et
hors sujets et leurs circonstances d’écriture, réduit leur contexte[6], les accidents des substances, précisera Aristote. Il a été le premier
grand penseur à définir sans cesse, en inventant des ‘sciences’ diverses à
partir des motifs définis dans sa Physique, la
philosophie avec sciences qui a prévalu jusqu’au
XVIIIe siècle, qui a été, selon Heidegger, « en retrait, et
pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond
de la philosophie occidentale »[7].
Qu’autant Deleuze que Derrida aient déjoué l’opposition entre littérature et
philosophie, aient dépassé, chacun à sa façon, cette réduction opérée par la définition, c’est dire comment ils se sont retrouvés
proches devant ce vieux dualisme qu’il faut appeler ‘littéral’, la lettre
abaissée au nom de la pensée, de l’esprit, le ‘signifiant’ linguistique au nom
du ‘signifié’, privilège du sens que l’on prétend sauvegarder dans la
définition, pour le reprendre tel quel dans d’autres textes gnoséologiques,
comme ‘idée’, ‘concept’.
12.
L’autre grande invention gnoséologique de l’Occident après celle-ci héritée de
la philosophie des Grecs, a été le fait des Européens du XVIIe
siècle, de Galilée, Newton et les savants leurs contemporains, celle du laboratoire, à l’origine des sciences modernes[8].
Enfant de la définition qu’il continue d’utiliser dans ses théories, il lui
ajoute toutefois des techniques de mensuration qui ne sont possibles que
moyennant un geste qui répète la définition, celui d’arracher ce qui est à
mesurer dans une expérimentation temporelle[9],
l’arracher à son contexte dans ladite ‘réalité’ : le laboratoire crée
ainsi des conditions de détermination absentes du
contexte qu’il réduit en enfant de la définition
(donc, faut-il dire, Galilée se trompe face à Aristote : la ‘nature’ n’est
pas susceptible de mathématique, elle reste hors du laboratoire, la réduction
de celui-ci confirme le Stagirite).
13.
Voici que je me trouve ‘critique’ de I. S., qui restreint le laboratoire aux
sciences à mesure et équations mathématiques (il est définitoire de science, il
faut le délimiter dans les sciences dites de terrain et humaines, dans ce qu’on
appelle méthodologies, qui visent toujours, avec
plus ou moins de bonheur, réduire les singularités du contexte du phénomène
analysé) mais elle ne tient assez compte, me semble-t-il, de son rôle en physique.
Dès Galilée qu’il y a réduction par le laboratoire
de ce qui est le contexte réel, naturel, si l’on veut, des phénomènes
expérimentaux, en tenir compte (il n’est pas un échafaudage) implique savoir ce
que fait son opération. Les variables d’une équation algébrique[10], ses inconnues, sont ‘vérifiées’ par les résultats des mensurations[11]. Ceci se répétera dans tout autre laboratoire et pourra bien plus tard
permettre que des ingénieurs utilisent des équations physiques (ou chimiques)
pour mesurer leurs artefacts. Il va de soi que ce qui saute aux yeux des
savants et des philosophes des sciences, c’est la théorie conceptuelle qui rend
possible cette équation et les expérimentations respectives, qui, elle, est de
l’ordre de la définition philosophique, sans toutefois que les oscillations
historiques des théories n’empêchent l’adéquation des équations et des mensurations
(souvent, ce sont des perfectionnements des techniques de mesure qui sont à
l’origine des tournants théoriques). A. Koyré a pu trouver une équivalence
entre Galilée et Platon, justement parce que le savant italien, de même que
Newton, tout en inventant de nouvelles sciences, se voulait ‘philosophe’ de la
nature, n’y tenait compte des incidences du laboratoire dans sa ‘pensée’. Comme
si le geste de prendre un phénomène à son contexte pour l’amener au
laboratoire, en réduisant son contexte ‘naturel,
c’est à dire les divers rapports de ce phénomène à tout ce qui le rend
possible, ne demandait pas après l’analyse du mouvement en laboratoire[12]
un geste de retour au contexte à fin d’y évaluer ce que l’on venait de
comprendre. Il y a là une grande différence par rapport à l’ingénieur qui
invente une voiture ou un vélo, gardant tout le temps les yeux sur la loi du
trafic où ils vont circuler. Il y aurait ici peut-être lieu de discuter si la
‘purification’ comme exigence devant ce qu’il faut analyser ne peut être
compris justement comme le soin devant la nécessaire réduction opérée par le laboratoire, le soin en suite d’en évaluer le retour. Mais
tout se passe, me semble-t-il, comme si le physicien (ou le chimiste) restait au
laboratoire et se posait en philosophe[13].
Par exemple, quand on a conclu que la nature est déterminée, car on l’a appris
au laboratoire, il semble que l’on ignorait que celui-ci a créé des conditions
de détermination. Et le réductionnisme serait aussi une extrapolation, méconnaissance
encore de la réduction structurale. On n’est pas loin de la fiction de Descartes
à la suite du Cogito : « puis, examinant
avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais
aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse
[...] » (Discours de la Méthode, chap. IV).
Puisque ‘je pense’ sans corps, les animaux qui ne ‘pensent’ pas, pense-t-il, ne
seront que des automates.
14.
Le ‘sujet’ est l’héritier de l’âme, Descartes de Platon. Il s’oppose, se pose
sans corps, ni monde, sans langage non plus (les langues sont ‘particulières’
devant la raison universelle), sans société (elle sera pensée à partir du
contrat entre deux volontés). Il faut donc, maintenant que ces dimensions de
l’humain ont été plus ou moins bien traitées scientifiquement par des sciences,
remplacer ce sujet / objet par des « êtres au monde », dans leurs
tribus et langues, dans leur biologie et sexualité[14].
J’ai été frappé, en lisant un livre savant de biologie évolutionniste, comment
y est considéré l’environnement (le ‘milieu extérieur’) : autant le climat
que les prédateurs ! Comme si ceux-ci n’étaient pas des vivants soumis à
une même loi de leur autoreproduction, celle-ci les obligeant ‘biologiquement’,
‘anatomiquement’, à manger d’autres vivants, soit des plantes (qui reçoivent du
carbone par photosynthèse) soit d’autres animaux, par la raison qu’il n’y a pas
d’autre moyen de trouver les molécules à carbone dont on a besoin : la
généralisation de l’autoreproduction implique la loi de la jungle comme loi générale des vivants et condition de la sélection naturelle.
C’est que chaque animal est vu par les biologistes à partir de lui, comme un
‘sujet’. De même, la neurologie ne semble pas arriver à comprendre que l’ego,
le cerveau, se construit biologiquement au monde par
apprentissage. Ailleurs on prend les sociétés comme
des ‘populations’ qui…, ce qui, si c’était le cas, aurait comme effet que,
environ de 50 en 50 années, la société serait toute autre, ses gens remplacés
par d’autres. Dans tous ces cas, on privilégie le ‘dedans’ sur le ‘dehors’,
l’autonomie sur ce que l’on appelle ‘l’environnement’.
Or, l’apprentissage étant un souci sine qua non de
toute société, c’est dans ses ‘us et coutumes’ que l’on oblige d’apprendre que
doit consister une société, étant entendu qu’ils n’existent que dans la population
et subsistent, malgré les inventions nouvelles, au-delà des générations. De
même, il faudrait que le fait que les indigènes qui sont d’abord des animaux qui doivent se nourrir, devrait
faire partie de la définition de société. Mais au fait, y en a-t-il, une
définition de société valable pour les tribus et les sociétés
cosmopolitiques ? Par exemple, le système des us et coutumes qu’une
population organisée en des unités sociales se transmet au jour le jour et au
fil des générations.
15.
Voici ce qui permet de prendre la question de la modernité, des modernes et des
non modernes, qui hante les Cosmopolitiques :
cette définition toute simple de société permet quelque lumière sur cette
question ? Seule nos sociétés récentes sont modernes, cosmopolitiques ?
Et nos Grecs, nos Romains, chez qui nous avons puisés de nombreux usages et
règles sociales, politiques et de droit, qu’en étaient-ils ? À les lire,
on se rend compte qu’ils étaient assez fières de leurs civilisations devant ce
qu’ils appelaient ‘les barbares’. Ceux-ci, Lévi-Strauss l’a assez bien
théorisé, étaient des sociétés qui refusaient le changement, « contre
l’État » (Pierre Clastres), ils tenaient à retenir le tout social,
c’étaient des sociétés holistiques. À l’envers, le cosmopolitique, ce sont des sociétés qui inventent de nouveaux us ou coutumes, qui
discutent, évaluent l’héritage et y choisissent (sens du mot ‘hérésie’, donné
aux écoles de philosophie et autres spiritualités orientales), réaménagent
leurs ancêtres. C’est cela le geste de la modernité, les Modernes contre les Anciens, soit en littérature, religion,
politique… La tolérance, que I. S. semble détester, est quand même, me
semble-t-il, une façon de remédier à la violence de ce conflit par la sagesse
de comprendre les différences, en les situant dans leur contexte. Il y eût en
Occident un cosmopolitisme autour de la Méditerranée, dont le dernier choix
‘moderne’, celui du christianisme comme religion de l’empire, a engendré de
longs siècles holistiques, avec cette singularité d’une religion commune
au-dessus des différentes anthropologies, différents ancêtres, usages et
langues, se combattant souvent entre elles, la Renaissance et la Réforme
rouvrant le cosmopolitisme de notre modernité : naissance de l’Europe.
Deux projets
assez différents
16.
Je crois pouvoir dire ainsi la différence entre les Cosmopolitiques et la Philosophie avec Sciences. I. S. cherche, en philosophe des sciences, à susciter une perspective
écologique entre des pratiques scientifiques, pensées à partir de leurs
laboratoires ou équivalents, dans les rapports qu’elles ont les unes avec les
autres dans les « milieux », à « l’extérieur » ; sa
pensée est axée sur ces pratiques et leur propose des comportements
cosmopolitiques (exigence et obligations), à la fois politiques et écologiques.
Pour le réussir, elle relit l’histoire de la Physique et reprend quelques
aspects des sciences biologiques et des sciences humaines. Ce que j’ai fait
relève de la phénoménologie à la suite de Husserl, Heidegger, Prigogine et
Derrida, d’une part, des découvertes scientifiques majeures, d’autre part, en
tenant compte de la façon dont la phénoménologie – philosophie avec sciences et non pas philosophies des
sciences – peut éclairer ces découvertes, lesquelles ont éclairé réciproquement
et simultanément cette phénoménologie : c’est le motif de double lien[15] qui a créé le vis-à-vis des cinq disciplines scientifiques[16]
et de la phénoménologie. Ceci concerne toutefois non pas les sciences en
elles-mêmes[17] mais ladite
‘réalité extérieure’ vue comme des scènes qui
reproduisent leurs assemblages (vivants, unités sociales, textes ou discours,
psychismes), leur donnent existence, nourrissent et
font circuler comme des mécanismes autonomes à hétéronomie effacée. À la façon d’Aristote, ces scènes articulées entre elles
correspondent à cette ‘réalité’ qu’il appelait phusis,
qui est comprise scientifiquement hors des laboratoires, à partir des
découvertes scientifiques elles-mêmes, ce qui, autant
que je sache, n’avait jamais été envisagé. Les
astres et les graves y ont un statut moins évident, c’est pourquoi on n’y
commence pas par la physique ni par la chimie, mais par la biologie ; on
revient à la fin à la physique pour ‘adapter’ aux ‘inertes’ les motifs trouvés
chez les sciences concernant les vivants (voir « Force et énergie, c’est
quoi ? »)[18] ;
toutefois c’est à une machine, la voiture automobile, qu’on est allé chercher
le modèle simple de double lien avant l’autoreproduction et c’est à l’entropie
de Prigogine qu’on est allé chercher un motif phénoménologique pour compléter la grammatologie de
Derrida. Les sciences ont été séparées de la philosophie par Kant – aux
sciences l’entendement, à la philosophie la raison spéculative – et cela a sans
doute été très important pour dégager les théories scientifiques des problématiques
métaphysiques (au risque, certes, des positivismes). On peut toutefois penser
que cette séparation est arrivée au bout (l’autonomie de leur pratique
suffisamment assise et la nouvelle grande question étant celle de leur
interdisciplinarité) et que l’on puisse fermer cette parenthèse kantienne et
reprendre cette dimension philosophique des sciences qu’elle avait suspendue,
réduite, de façon à ce que leurs découvertes majeures[19]
puissent avoir un mot rétrospectif à dire dans la critique phénoménologique de
leur paradigme. Disons qu’il s’agit de faire un pas au-delà de Kuhn :
interdits que nous sommes, les profanes, de rentrer au laboratoire, il faut
quand même regarder les théories des scientifiques pour y déjouer l’opposition
sujet / objet issue du vieux dualisme, autant de l’âme que du sujet, qui exclu
le corps et le monde.
17.
Cette approche pose la question phénoménologique du retour aux choses. Un liquide et un solide sont de grandes quantités de molécules qui se
tiennent liées les unes aux autres, de même qu’un organisme animal lie des
cellules, un texte lie des mots, une unité sociale lie ses indigènes selon un
paradigme d’usages, une société lie des unités sociales, la terre liant tout
cela, solides, liquides, gaz, vivants, tout en restant liée au système
planétaire. Peut-on les penser, ces liaisons, à partir des découvertes des
sciences au XXe siècle, penser ce qui en elles permet de comprendre
les mouvements de ce qui est ainsi lié ? Peut-on discerner, à la suite
d’Aristote, dans le caractère auto-mouvant, évolutif, historique, de cette phusis, les environnements ou contextes de ses mouvement comme les scènes (Ereignis, selon Heidegger) de leurs
‘événements’, singuliers par définition ? Et comprendre comment ces
scènes donnent ces événements tout en effaçant cette donation à fin de les laisser être, ces événements ? Or, ce qui est ainsi effacé est justement l’hétéronomie, les règles que les sciences ont découvertes, la donation devant
permettre l’autonomie de l’assemblage selon ces
règles, d’un animal, d’un texte, et pour cela cacher, retirer, la –nomie, le pouvoir de loi de la donation, disons. La mère qui donne l’enfant
et le laisse aller à l’autonomie progressivement, l’enseignant à l’école de
même, toute nourriture et tout apprentissage se jouant selon cette logique de
donation et retrait : donner et laisser être l’étant. Heidegger et les sciences !
Des sciences
d’influence ?
18.
C’est, me semble-t-il, assez inattendu de voir classer les sciences dites ‘humaines’
comme des « sciences d’influence », à la suite peut-être du titre du
très beau livre de Tobie Nathan, L’influence qui guérit, que I. S. cite comme référence importante dans son septième
volume et avec qui elle a publié un livre, Médecins et Sorciers. ‘Influence’ suppose un flux , un liquide qui coule, ‘fluvius’ en
latin ayant donné ‘fleuve’ ; c’est un mot médiéval pour dire les forces
que les astres étaient censés exercer sur les destins humains, un mot
d’astrologie. Chez nous, il dit le pouvoir de quelqu’un sur un autre pour le
faire changer sans utiliser des moyens physiques, et c’est sans doute le sens
qu’il a ici, en contraste avec le pouvoir des médecins via des médicaments
chimiques : en bref, un pouvoir de parole. Telle sera la psychanalyse, de
même que l’ethnopsychiatrie de T. Nathan : « l’entreprise de modification
de l’autre », « une influençologie, qui
aurait pour objet d’analyser les différentes procédures de modification de
l’autre » (L’influence qui guérit, p. 24-5). Sans doute ne s’agit-il pas de ‘suggestion’, le mot
‘analyser’ dans cette citation, justement celui que Freud a retenu pour sa
discipline, semble suffire pour éloigner l’hypothèse ; en effet, T.
Nathan, clinicien de migrants dans la banlieue parisienne, a bien cherché dans
leurs régions d’origine, africaine surtout, à connaître les rituels de guérison
des sorciers pour que l’on sache que l’analyse y a un rôle important : ce
qu’il conteste par le mot ‘influence’, c’est que les psychologues croient à
leur neutralité de guérisseurs, que la ‘maladie’ soit dans la ‘nature’ de celui
qui se plaint d’avoir mal, que la psychologie ait classé des maladies
‘naturelles’ au psychisme, hystériques, paranoïaques, schizophréniques…
19.
Mais ‘influence’, pouvoir sur l’autre sans moyens physiques, que de la ‘parole’
(fluide non physique ?), est-ce mieux ? Ce que font les sorciers avec
qui il a appris à rapporter sa pratique aux rituels mythiques de leurs
anthropologies, on peut dire que ce sont des rituels de guérison, Jeanne
Favret-Saada nous l’avait appris dans les années 70, elle aussi, de même que la
psychanalyse a son rituel à elle, son divan, ses rites et rythmes, son
laboratoire. Lévi-Strauss a bien montré dans ses quatre Mythologiques que les codes des mythes amérindiens répétaient et réservaient la logique de leur « pensée sauvage », qui est aussi, ajoutons-y, leur métaphysique, qui structure les indigènes de même que chez nous autrefois le
catéchisme et aujourd’hui l’école. Pourquoi le mot ‘rituel’ ? Il s’agit de
séquences de gestes et de paroles répétant le jeu des mythologies sur les gens,
en jouant sur les assises des us et coutumes, avec ce soin de bien répéter que
le mot religion a gardé, du latin relegere
(Benveniste), relire scrupuleusement les rubriques du rituel. Et donc, que T.
Nathan, sans y croire comme indigène, puisse répéter ces rituels et guérir ses
migrants, cela montre que c’est dans ces gestes et paroles, plus que dans le
guérisseur, que réside la force qui guérit, pas dans une ‘influence’ quelconque
de celui-ci. C’est parce que ceux qui arrivent dans sa clinique sont tissés par
des rituels des us et coutumes de chez eux qu’il peut à son tour y toucher
quelque nœud qui lui fait mal, dans son psychisme. Bref, il faut prendre le
langage au sérieux, comprendre qu’il est dans le sorcier autant que dans le souffrant
et qu’il ne s’agit donc pas de A devant B, l’un influençant l’autre, mais des
deux dans la même matrice anthropologique que T. Nathan a eu l’immense intelligence
d’apprendre à jouer, en quittant, le temps d’un rituel, sa matrice à lui, ou
peut-être mieux, en apprenant à l’articuler avec sa matrice de thérapeute.
20.
Sans doute que la psychanalyse (les psychanalystes) mérite(nt) bien de critiques,
mais on peut la défendre comme ‘science qui guérit’ avec son rituel, si le témoignage
de ceux qui ont passé dans son laboratoire confirme qu’il y ait des ‘guérisons’
(ce que je ne peux pas faire, malgré un an et demi de séances). Il va de soi
qu’elle a un champ restreint de clientèle, des ‘bourgeois’ capables de
réfléchir sur soi, sur son discours spontané. La neurologie (Eccles, Changeux,
Vincent, Edelman, Berthoz, Jouvet, Damásio, Kandel…) a, elle aussi, du mal à
tenir en compte le langage (passé en silence tout le temps), elle subit
l’opposition sujet / objet tout comme les biologies, en voulant comprendre le
développement du système neuronal sans tenir compte de comment il est façonné
par l’apprentissage, langage, mythes, us et coutumes. Un livre récent de
António Damásio, L'autre
moi-même - Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions (Odile Jacob, 2010), permet de rendre compte de l’irréductibilité méthodologique entre neurologie
et psychologies, entre les laboratoires respectifs, la première se trouvant
avec ses méthodes devant des réseaux immenses de neurones liés par des centaines
de synapses qu’elle approche par des moyens électriques et chimiques. Que sont
les neurones ? Des cellules dont la spécialité est d’être affectées les unes par les autres moyennant ces synapses, le réseau entier étant
autant auto affectation de ‘l’animal’ que hétéro affectation par les
autres : cette double affectation est son savoir de soi comme être au monde, ce que Damásio appelle mental (mind), les neurones en tant que seul chacun
accède aux siens, seul chacun ‘sait’ ce qu’il en est. C’est extraordinaire
comment les neurologistes cités plus haut n’ont pas été capables de comprendre
cette façon génialement simple de voir la différence cerveau / mental, que l’on
continue de prendre, pour la défendre ou la rejeter, comme les restes de
l’opposition entre l’âme et le corps. Changeux, pour qui j’ai grande estime, a
répondu ‘oui’ à la question d’une journaliste au Portugal, celle de savoir s’il
faut s’attendre à pouvoir un jour lire la pensée dans un cerveau. C’est juste
le contraire, le propos de Damásio révèle l’irréductibilité méthodologique entre
neurologie et psychologies : le neurologiste n’approche le ‘savoir’
neuronal d’autrui que par ce qu’il en dit, par exemple M. Jouvet, réveillant un
dormeur au stade du sommeil paradoxal et devant lui demander s’il rêvait. Or,
ce sont les dires et comportements respectifs que les psychologies analysent
dans leurs laboratoires.
21.
Quel est donc la scientificité propre de la psychanalyse, que I. S. et Nathan
renvoient à « l’influence » du psychanalyste ? Son laboratoire
est le divan et la consigne de celui qui se pose en écouteur : ‘dites tout
ce qui vous passe par la tête, sans me cacher rien, même si c’est quelque chose
de stupide ou d’obscène’. Quel est le sens de cette consigne ? Elle vise d’éviter,
autant que faire se peut, les deux mécanismes que F. Flahault[20]
a montré être décisifs dans l’apprentissage du langage. L’axiome de pertinence
d’abord : il ne faut pas dire des choses non pertinentes, sous peine de se
faire une réputation de fou ou d’idiot, d’asocial. En conséquence, il faut
retenir ce qui vous vient spontanément à la tête, apprendre à le dissimuler.
C’est cette double capacité sociale, de pertinence et de dissimulation, à
l’origine de notre ‘vie intérieure’, comme on dit, que le psychanalyste demande
de suspendre : une exigence inouïe, que personne ne serait capable de
tenir dans la scène de la vie de tous les jours, en famille ou dans son emploi,
c’est-à-dire, hors laboratoire. À quoi cela aboutit ? À un torrent de
choses souvent sans grand lien, tout comme les rêves dont Traumdeutung reste la grande leçon de lecture. Or, dans ce discours relaxé il
arrive parfois des hésitations – oublis, lapsus ou d’autres actes manqués,
autocensure, silences, dénégations, des rires ou des pleurs –, des resistances
à dire qui signalent un clivage, une marge fracturale,
une frontière à ne pas dépasser entre ce que l’on dit et ce qui n’arrive pas au
dire. Or, c’est dans ces répétitions et résistances diverses que la sexualité
se manifeste en tant que sexualité
censurée, interdite, teinte parfois d’agressivité, sexualité incestueuse et les
jalousies respectives, bref, la sexualité s’y manifeste comme liée à la loi
sociale. Censurée pas d’abord par rapport à l’analyste
mais avant tout à la conscience vigilante du patient lui-même, qui a du mal à
croire qu’il y a ces ‘choses’ en lui sans qu’il le sache. L’interdit de
l’inceste, dont Lévi-Strauss a souligné le rapport à l’exogamie, à l’alliance
entre familles comme nœud constitutif du social, a été découvert par Freud
comme ce qui, loi venue du dehors qui retire le bébé du sein de la mère pour en
faire un être au monde, est à l’origine de
l’inconscient, un savoir douloureux qui est retenu de façon à éviter la
répétition de ces douleurs infantiles en sublimant les énergies vers les usages
sociaux, en dynamisant les psychismes humains. Les choses se passent toujours
de façon singulière, les thérapies de T. Nathan ont demandé de réinventer les
rituels de laboratoire pour toucher des nœuds psychiques autrement anthropologisés,
la psychanalyse restant une affaire thérapeutique de bourgeois. Que Freud l’ait
théorisée comme un one body psychology et fait de
l’Œdipe un universel douteux, cela montre qu’il n’a pas su / pu, lui non plus,
évaluer la ‘sortie’ hors du laboratoire vers la scène journalière, qu’il est
resté pris au piège scientiste du déterminisme qui est la maladie infantile de
cette non sortie, ignorance de la réduction de son
dehors qui est la raison d’être du laboratoire. Mais qu’elle est belle, son
« interprétation des rêves » : qui en a donné une interprétation
autre qui puisse se mesurer à celle-là ? Qui hors de lui sait ce qui est
le rêve? Bien sûr, je parle en philosophe qui aime comprendre.
Prigogine en
phénoménologue
22.
Il s’agit maintenant d’indiquer la place essentielle de Prigogine – celui de La
nouvelle alliance et de Entre le temps et
l’éternité, signés avec Isabelle Stengers – dans ce
travail, une place phénoménologique entre science et philosophie, si je peux
dire : il s’agit de sa découverte de la production d’entropie et des
structures dissipatives qui en résultent. Avec une advertance initiale :
il ne tient pas compte, lui non plus, de la place structurale du laboratoire
dans l’élaboration scientifique, ce qui a sans doute pesé dans la tendance
relativiste de son discours, qui a probablement irrité beaucoup de monde de la
communauté scientifique[21].
Voici une façon possible de présenter ce motif de production d’entropie.
L’entropie de Clausius, du second principe de la Thermodynamique, négative, est la qualité dégradée de l’énergie qui ne sert plus à rien, par exemple la vapeur de l’eau qui bouille, le gaz qui se dissipe
dans l’atmosphère après explosion. On pourra donc dire positive l’entropie de l’énergie susceptible de travailler, de produire quelque chose, par exemple le mouvement d’une voiture.
Après le stade dissipatif de l’explosion dans le cylindre du moteur, le piston lie fortement cette énergie contre les parois du cylindre, pouvant ainsi
la fournir liée en tant qu’énergie de travail à
l’appareil de la voiture, une énergie susceptible d’oscillations du point mort
jusqu’aux hautes vitesses, donc d’adéquation à l’aléatoire des situations du
trafic sur la route. On dira donc que l’on a trois stades entropiques de
l’énergie d’une voiture : en expansion chaotique, liée ou inhibée et capable de travail. Le troisième est
manifestement instable mais paradoxalement stable, de façon tout à fait
différente de la pure dissipation. Je propose que ce stade instable oscillant
entre des seuils correspond, dans les phénomènes biologiques où Prigogine l’a
théorisée en termes de structure dissipative, au motif de homéostasie :
structure en équilibre instable entre deux seuils.
Cette homéostasie, au niveau supra moléculaire dans la cellule (« stade
homéostatique du métabolisme cellulaire », disait J. Monod)[22],
est issue du chaos moléculaire du métabolisme : du chaos à la stabilité
instable, voici le travail de production entropique.
Or, de même que la voiture exige d’être sans cesse alimentée par des explosions
d’essence, en termes de biologie animale l’homéostasie demande de la nourriture
venant tout le temps de l’extérieur, d’autres vivants qu’il faut manger (contre
la théorie de « l’autopoïesis »)[23].
Les deux homéostasies, cellulaire et celle du sang qui nourrit toutes les
cellules spécialisées d’un vertébré, forment un cercle homéostatique que l’on peut dessiner ainsi : les cellules reçoivent (passives) la nourriture moléculaire comme condition de leur activité dans l’organe respectif, laquelle est nécessaire pour la chasse et la
nourriture conséquente qui rendra possible que toutes les cellules reçoivent
(passives) la nourriture moléculaire comme condition… C’est ce cercle,
entropique et homéostatique, qui se reproduit cas pour cas et dans l’ensemble
de l’évolution : expliquer celle-ci par les seules mutations de l’ADN
consiste en une décision théorique, définitoire, qui casse le cercle. Si l’ADN régule la synthèse des protéines et si des
hormones de la faim, suscitées par les taux de l’homéostasie du sang, poussent
vers la chasse, ni l’un ni les autres ne connaissent rien de la scène
écologique où il faut chercher sa proie toujours dans l’aléatoire : pas de
déterminismes, donc. Contre l’égoïsme des gènes de Dawkins (cité, vol. 6, p.
91), c’est cette double homéostasie qui doit ‘évoluer’, les gènes en font partie
sans ‘décider’.
23.
Cette économie entropique peut se rapporter à la différance derridienne : la vie d’un animal est l’ajournement au jour le
jour de sa mort, tandis que celle-ci nourrira un autre : Derrida écrivait la
vie la mort, pour éviter de les opposer. Prigogine
rend claire cela, les deux entropies, la sienne et celle de Clausius, ne
s’opposent pas non plus[24].
24.
Au niveau social des humains, l’apprentissage pose à nouveau cette façon de
passer de l’énergie hormonale dissipée infantile, du chaos des gestes soumis à
des pulsions chimiques ignorantes, à l’habilité spontanée des usages de l’unité
sociale, habilité qui peut devenir si personnelle qu’elle peut susciter l’envie
d’autrui. On peut généraliser à tout apprentissage ce que Heidegger a appelé de
cercle herméneutique, comme si celui-ci était impossible et l’entropie était le secret de cette impossibilité inhérente à
l’apprentissage. Il suffit de suivre un enfant de deux à trois ans qui apprend
à parler dans une instabilité de croissance, alimentée par les paroles de ceux
qui l’entourent. Ou bien apprendre à marcher, à nager, le vélo, la cuisine,
jouer le piano… On peut aussi généraliser le motif de paradigme de Kuhn à l’ensemble, lui aussi instable, des usages d’une maison (ou
d’une usine) où des hommes, des femmes, des enfants, s’occupent des diverses
tâches, quotidiennes ou annuelles, selon leurs habilités et possibilités, de
façon à garantir leur nourriture et sécurité, la reproduction des unités, de leur
ensemble de génération en génération. Ce paradigme est lui aussi instable – les
discussions n’y manquent pas – et pourtant sa stabilité est essentielle, c’est
la raison du souci permanent, en toute société, de l’apprentissage des petits
qui viennent à la vie.
25.
On pourrait poursuivre sur l’histoire des inventions de nouveaux usages, agriculture,
artisanats, écriture littéraire et spirituelle, philosophie et droit, les
écoles et leurs débats, le laboratoire de physique, les machines modernes et
l’électricité, les révolutions politiques, le marché et les monnaies. Il s’agit
en tous les cas d’inventions issus de chaos d’usages qui ont demandé de trouver
et développer la stabilité des instabilités qui sont, par définition, toute nouveauté engendrant
surprise par rapport aux instabilités établies à force de persévérance dans ce
qu’on appelle institutions. Des répétitions, des
oscillations, des transmissions, des reculs et des avancées, des crises et des
euphories : en termes d’une société, l’homéostasie est nommée conjoncture. Je pense qu’il y a trois motifs qui aident à penser cette structure–oscillation :
la sublimation de Freud, le supplément de Derrida, l’entropie positive de Prigogine,
les trois arrivant à l’homéostasie, l’avantage du motif prigoginien étant, me
semble-t-il, sa clarté phénoménologique et son rapport à la physique-chimie et
à la biologie qui rend plus facile son extension à d’autres domaines.
26.
La découverte de Prigogine a été celle du secret de toute évolution, de toute
histoire, inventions et découvertes qui s’établissent, le secret donc de la
flèche du temps. Comment à partir d’une situation
chaotique, menace de dégradation, implosion ou explosion, entropie type
Clausius, la vie peut ajourner la mort, la désintégration ; comment, de façons
diverses selon le niveau de réalité, se produisent nouvelles stabilités avec
des règles adéquates à des circulations aléatoires, donc instables. L’entropie
n’est pas que ‘non’, elle est ‘oui’ et ‘non’ et ‘oui’.
[4] On y reviendra plus
loin. Les neurones reçoivent
du dehors la logique sociale de la langue, c’est donc le système actif de sa régulation organique qui est pris, mentalement
au sens de Damásio (§ 21), pouvant dire ‘j’écoute’, ‘je vois’, ‘je
ressens’, ‘je pense’.
[5] Que le chinois, par exemple ignore, voir un
texte dans ce blogue.
[6] La dénomination par les
mots des langues opère une première réduction, qui permet de dire avec le mot
‘cheval’ tout cheval singulier.
[8] La double invention de
la définition et du laboratoire scientifique semble condition nécessaire et pas
suffisante de la compréhension de la singularité de l’Europe comme créatrice de
la civilisation moderne à partir de l’héritage – philosophie grecque et droit
romain – reçu dans son berceau médiéval chrétien.
[9] On y mesure le temps, ce
que la géométrie n’avait jamais osé, elle qui toutefois se charge encore de
l’argumentation de Galilée.
[10] L’algèbre a été inventée après Galilée, bien
sûr.
[11] On peut prétendre, à
partir de Galilée (du temps, on ne connaît que « des différences et des proportions »)
et de Newton (sa toute première définition est celle de « quantité de
matière » qu'il désigne par
« les mots de corps
ou de masse » ;
« cette quantité, ajoute-t-il, se connaît par le poids des corps », donc par des
mensurations ; de la matière, le physicien ne connaît que sa quantité ; le tout premier mot de sa
préface avait d'ailleurs été pour dire que, à l'inverse des anciens, « les
Modernes ont enfin, depuis quelque
temps, rejeté les formes substantielles et les qualités occultes ») que la toute première désubstantialisation a été en Europe accomplie par la
Physique : équations, dont les variables sont vérifiées par les résultats
des laboratoire, dans les équations il n’y a que des différences.
[12] Il est toujours question de mouvements au
laboratoire, de temps donc, grande nouveauté par rapport aux essences intemporelles
définies.
[13] Si j’ai bien compris le second volume de Cosmopolitiques, ç’aurait été Lagrange et puis Hamilton qui
auraient ‘inventé’ des équations sans rapport avec la mensuration et donc
poussé dans le sens d’une théorie physico-mathématique (philosophique,
ajouterai-je), ce qui a rendu possible des physiciens théoriques comme Einstein
et son équation célèbre, E=m.c2, non susceptible de vérification au
laboratoire.
[14] Husserl a essayé de
dépasser le dualisme sujet / objet par le motif de l’intentionnalité de la conscience,
mais, partant de la perception, il est resté sur une impasse, temporelle
notamment, d’où Heidegger est ‘sorti’ en quittant la ‘conscience’ pour l’être
au monde,
« ek-sistant » à l’extérieur ; on peut ajouter qu’il est
‘construit’ par le monde, en apprenant les us et coutumes de sa tribu (son
monde), ce passé lui
ouvrant un avenir de
possibilités, individuelles mais reçues de son monde, le cas échéant en rupture
avec lui. Entre passé et futur, la temporalité de l’être au monde : hors
de soi, son ‘soi’ est reçu du monde comme ‘moi, je’.
[15] Ramené dans cet
éclaircissement au registre grammatologique où Derrida l’avait proposé, chez
Hegel et Freud notamment, puisqu’il ne l’a fait jouer que pour des questions
politiques et éthiques.
[16] Biologies, sciences des
sociétés, du langage et psychanalyse, seulement après sciences de la matière et
de l’énergie.
[17] Peut-être les
scientifiques pourront-ils apprécier la description phénoménologique qui leur
est proposé de leurs découvertes.
[19] Comment avoir décidé de
ce que j’ai appelé « découvertes majeures des sciences du XXe
siècle », demandera-t-on ? C’est le double lien phénoménologique qui
les a repérées, lumière première perçue vers 1985, dans le contexte d’une recherche
sur la sémantique de la linguistique saussurienne.
[20] "Le fonctionnement
de la parole. Remarques à partir des maximes de Grice", Communications,
nº 30, La Conversation,
1979, Seuil, pp. 73-79. Petti texte génial, qui prend son point de départ dans
le fait que, en conversation ou en réunion, il n’y a qu’un seul lieu de parole,
celui qui l’occupe n’est écouté que s’il montre en avoir le droit, que son dire
il est pertinent.
[23] Mais aussi contre la
notion de « auto-organisation » que Prigogine a retenu (vol. 6, p.
63), ou d’émergence : l’autonomie d’un animal est une hétéronomie effacée
(§§ 16-17), reçue d’autres (par génération) et ensuite constamment nourrie du
dehors.
[24] Mais il ne serait pas
d’accord, m’a-t-il semblé dans une conversation avec lui un jour au Portugal.
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