(détermination et indétermination
en Philosophie avec Sciences)
1. De même qu’il n’est pas fréquent que les
philosophes s’interrogent sur la raison philosophique de la définition, il n’en
est habituel que les scientifiques et les philosophes des sciences posent la
question du statut épistémologique du laboratoire, si l’on croit, par exemple,
le Dictionnaire d’Histoire et Philosophie des Sciences de Dominique Lecourt (P U F, 1999), où l’entrée ‘laboratoire’ n’existe
point. Or, il s’y agit des deux inventions majeures de l’histoire gnoséologique
de l’Occident, la première due aux Grecs, l’autre aux Européens. Si l’on
faisait un sondage parmi des scientifiques et des philosophes des sciences sur
la raison d’être du laboratoire, je présume qu’on aurait des réponses du genre
de la nécessité des échafaudages pour les bâtiments, retirés et oubliés après
qu’ils soient finis, un instrument indispensable qui ne suscite pas de pensée
par la réflexion. Je présume, ce n’est qu’une présomption. Toutefois, le
laboratoire se m’est imposé comme crucial en Philosophie avec Sciences et c’est de cela qu’il s’agira ici.
2. La définition
est une opération violente d’écriture opérée sur les récits, les discours
rhétoriques, les opinions, en tant que particuliers qui a retiré le terme à définir de ses contextes, en les réduisant, leurs caractères particuliers, notamment la riche morphologie des
verbes narratifs, et a constitué le texte philosophique en tant que texte sur
des généralités (non pas des événements ni des opinions particulières),
d’essences intemporelles et impersonnelles, sans lieu ni circonstance, sans
contexte donc, et qui argumente sur elles pour chercher des causes et des
effets comme raison d’être des choses.
3. La spéculation médiévale a montré les
limites de la portée de la définition. Le laboratoire de Physique du siècle
XVII lui a ajouté, à la théorie scientifique faite
par des définitions, l’objection d’une expérimentation sur des mouvements mesurés par des techniques de
mensuration conventionnées, selon des dimensions qui se sont multipliées les
siècles suivants ; ce qui avait manqué aux philosophes, l’usages des
mains, autant Galilée que Newton ont su fabriquer eux-mêmes les appareils
qu’ils imaginaient. Malgré ce qu’il ajoutait, le laboratoire ne cessait d’être l’enfant de la
définition, puisque il opère aussi une réduction du
contexte d’où il retire le phénomène qu’il doit analyser , il le retire de la
portée des récits et des opinions à fin de pouvoir le hausser au savoir
gnoséologique intemporel, disons ‘universel’, si l’on entend par ‘univers’ les
laboratoires qui répéteront les opérations expérimentales et les écoles et
bibliographies où l’on enseigne les sciences. On peut dire que ce que le laboratoire
réussit et le rend condition structurale de cette vérité scientifique
universelle c’est la création de conditions de détermination qui n’existent justement
pas dans les contextes habituels de ladite ‘réalité’ dont s’occupent récits et
opinions. Mais ceci implique quelque
chose qui pourra probablement être incommode pour beaucoup de
scientistes et de philosophes des sciences : que en dehors du laboratoire,
ny ayant ps de détermination, ladite ‘réalité’ reste indéterminée, et c’est sur
cela que j’essayerai de réfléchir ici.
Les trois
strates des textes scientifiques
4.
Il me semble que l’on peut discerner trois strates dans la composition des
textes scientifiques. La première, de plus facile diagnostique, est celle qui
se donne comme citation de qui a été l’expérimentation laboratoriale, les résultats des mensurations en physique ou chimique après la
description du processus suivi, les opérations linguistiques de commutation
structurale, les informations d’un indigène à l’anthropologue. Dans le premier
cas, par exemple les mesures de l’espace et du temps de la chute d’une petite
boule au long d’une incise d’une planche par Galilée, ces résultats[1]
n’ont de sens que pour servir de vérification des variables (e et t) d’une équation qui permettront de connaître la
vitesse respective (v= e/t) et l’accélération (a=v/t=e/t2). Les variables étant partie
définitoire de l’équation, qui appartient à la seconde strate, celui de la théorie (c’est cette équation qu’il faut découvrir), il faut dire qu’il n’y a
pas de frontière séparant ces deux premières strates. Mais une équation, dans
sa forme algébrique, ne subsiste pas sans son interprétation en langage
doublement articulé, explicitant que e c’est l’‘espace’ du parcours, t
le ‘temps’, v la ‘vitesse’, a l’‘accélération’,
= ‘égal à’, / ‘division du premier facteur par le second’ et 2 la
‘multiplication du facteur par soi-même’. La seconde strate, celle de la
théorie, est celle des équations physiques et de leur interprétation, de la compréhension
théorique de ce niveau opérationnel, qui correspond au fragment d’une question
physique régionale. Et encore la théorie qui viendra unifier les divers
fragments expérimentaux et leurs équations, ce qui vise à rendre compte de
ladite ‘réalité’ concernant le domaine scientifique en question.
5.
La troisième strate est celle que Les mots et les choses de
Michel Foucault a exhibé magistralement : l’épistème commun à trois disciplines différentes, concernant les vivants, les
langues et le travail, autant aux siècles classiques (entre 1660 et 1780)
autour de la représentation en tableaux, qu’au siècle XIX qui a assumé la
temporalité dans les paradigmes et affirmé la scientificité de ces trois
disciplines comme biologie, linguistique et économie, autonomisées de la
métaphysique à la faveur de la coupure kantienne entre sciences, côté
entendement, et philosophie, côté raison. Étant commun aux trois disciplines et
cependant différent dans sa façon en chaque discipline, cet épistème se
révèle assez clairement comme indissociablement philosophique et scientifique, donc ces sciences des héritières de la définition philosophique. Et
l’on peut ajouter que la théorie physique de Newton, qu’il savait être une
‘science’ nouvelle sans que cela l’empêche de l’appeler ‘philosophie
naturelle’, voire ‘expérimentale’, est-elle aussi indissociablement philosophique
étant donné le rôle de la définition dans la théorie et scientifique par sa
composante mathématique et expérimentale (géométrie et mécanique, a-t-il dit de
sa ‘mécanique’, nouvelle science des forces).
6.
Le rapport entre la physique et la technique a dans le laboratoire un caractère
paradoxal. Si l’on fait la distinction entre celui du physicien, où l’on découvre tel phénomène, et celui de l’ingénieur où l’on invente tel artefact, une voiture, par exemple, on peut comprendre que
celui-ci, d’un côté est polyvalent, ayant recours à plusieurs régions de la
physique et de la chimie, et de l’autre qu’il fait application aux pièces de
son artefact des équations découvertes par le scientifique moyennant les
mesures qu’il calcule selon ces équations. Le paradoxe réside en ceci que les
interprétations théoriques de ces équations peuvent changer sans que
l’ingénieur en soit concerné le moins du monde, en témoigne la révolution
théorique du siècle XX avec ses nouvelles interprétations relativistes (des
vitesses proches de celle de la lumière) et quantiques (pour des dimensions de
l’ordre des particules sub-atomiques) qui n’a pas affecté la ‘vérité’ de la
physique newtonienne, de ses équations qui continuent d’être utilisées en
nombre de laboratoires d’ingénieurs qui travaillent selon des vitesses et
distances terrestres. Tandis que les théoriciens considèrent souvent cette
physique-là obsolète, historiquement dépassée, sa strate laboratoriale,
appareils de mensuration et équations, continue d’être valable, ‘vraie’ sans
adjectifs pour nuancer : aux dimensions terrestres, les équations
relativistes et quantiques résultent dans celles de la physique classique.
Paradigmes,
épistèmes, phénoménologie
7.
La distinction proposée entre strates n’est pas incompatible avec le beau motif
de paradigme de chez Kuhn, avec l’avantage que les épistèmes à la Foucault
rendent de la ‘commensurabilité’ à des paradigmes fort distincts prime d’abord,
soit entre disciplines, soit ensuite entre sciences clairement distinctes, ce
qui suggère que la thèse de l’incommensurabilité ignore la dimension
philosophique des paradigmes. Toutefois, l’un des avantages les plus nets du
motif kuhnien est l’exclusion de l’opposition entre
théorie et expérience, ce qui résultait aussi du rapport établi tantôt entre
les variables des équations et les résultats des mensurations. Il y a un
avantage phénoménologique dans ce refus de dissocier théorie scientifique et
épistème, science et philosophie, c’est que, à une époque où la distinction
claire entre les deux démarches opérée par la critique kantienne ne semble plus
garder pertinence, les sciences semblent assez émancipées des questions
métaphysiques d’autrefois, c’est à l’envers le problème de leurs rapports entre
elles, ladite interdisciplinarité, qui est devenu aigu et douloureux. À notre
époque, il faut aller plus loin que Kuhn, oser pénétrer dans les paradigmes
eux-mêmes (mais pas dans le laboratoire, interdit aux non-spécialistes) pour
essayer de chercher ce qu’il y aura de philosophique chez eux en tant
qu’obstacle à l’interdisciplinarité ; il s’agit de l’opposition dedans
/ dehors, avec les figures du sujet opposé à l’objet,
ersatz européen du dualisme platonicien âme / corps.
8.
On ne peut toutefois entrer dans les paradigmes de façon ‘seulement’ philosophique,
il faut la complicité épistémologique des sciences elles-mêmes, de celle qui
est en train d’être visitée, mais aussi d’un éventail d’autres susceptible de
couvrir l’ensemble des diverses régions scientifiques. C’est ici que le recours
à l’épistème de Les mots et les
choses devient
intéressant, puisque, tout en jouant d’une toute autre façon, il s’est agi
d’analyser l’épistème commun aux diverses sciences du siècle XX, en
interrogeant leurs découvertes majeures : la théorie de l’atome et de la
molécule, la biologie moléculaire et neuronale, la double articulation des
langues (Saussure, Martinet), le rapport entre l’interdit de l’inceste et
l’exogamie dans les structures élémentaires des sociétés des humains
(Lévi-Strauss) et la théorie freudienne des pulsions (le critère de
discernement de ces découvertes comme primordiales est interne à
l’argumentation phénoménologique, pas susceptible d’être posé a priori).
9.
Il suffit de ce listage pour comprendre qu’il s’agit d’une démarche fort différente
de celle de Foucault : en effet, c’est la phénoménologie que Husserl a
ouvert en vue de s’occuper de la « crise des sciences européennes »
et à laquelle Heidegger d’abord, Derrida ensuite ont fait des déviations
importantes qui a rendu possible la découverte d’un accord entre ces cinq types
de science non suspecté des scientifiques eux-mêmes, voire des deux philosophes
inspirateurs. Heidegger est sorti de ce qui clôturait chez Husserl la
‘conscience’ du sujet et de son Ego, en venant à l‘être au monde (que donc, chez Derrida, est institué dans son intériorité à partir de
l’extérieur, moyennant une réduction husserlienne)
et puis à l’historicité des termes philosophiques et à leur imprégnation dans
les textes scientifiques (à l’insu de leurs pratiquants, qui se croient
extérieurs à la philosophie). Derrida a prolongé ces deux ancêtres de pensée
et, en écrivant différence comme différance, a marquée celle-ci (espacio-temporalité de la vie, du langage et de
la technique) en tant que rapport structural à l’autre, attentif au motif
biologique de ‘programme génétique’, ce qui a permis de rendre visible le lieu
de l’apprentissage comme institution de l’être
au monde, qui prolonge la conception et la naissance.
Soit dit au passage que c’est ce motif de la différance qui rend compte de l’importance que l’on attribue ici au laboratoire.
10.
Laissant ceci de côté, pour ne compliquer trop ce texte, il faut dire quand
même que ce motif de phénomène à décrire s’est
montré très fécond, puisque c’est la description des phénomènes de leur domaine
qui devrait être le but même des diverses sciences, la phénoménologie devrait
être ‘leur chose’ ! Car c’est ce rapport méconnu des diverses sciences
entre elles et avec la phénoménologie qui s’est manifesté – dans leurs découvertes
majeures – leur dimension philosophique occultée par la critique kantienne,
c’est qui a permis à chacune de venir occuper une place philosophique dans
cette phénoménologie réélaborée, ce que j’ai appelé Philosophie avec Sciences. Il suffit de rappeler que, dès
l’âme platonicienne et malgré l’hylémorphisme aristotélicien, le ‘sujet’ et la
‘conscience’ européens sont privés de corps et de sexe, de langue et de
travail, de poids et de société, pour admettre qu’une phénoménologie se voulant
à même d’intervenir dans les questions difficiles de notre civilisation, donnée
au jour par la définition et par le laboratoire physique et chimique, doit
récupérer ces dimensions dont le ‘sujet’ a été dépouillé et dont ces diverses
sciences se sont occupés avec beaucoup de succès au siècle qui vient de finir.
Na nouvelle Philosophie avec Sciences rend possible en principe (certes, il reste beaucoup de travail à
faire de gens de compétences différentes) de comprendre l’univers des choses,
décrire ses phénomènes, en unifier les avoirs aujourd’hui si scandaleusement
dispersés.
Scientifiques,
philosophes et la ‘réalité’
11.
C’est cette Philosophie avec Sciences, phénoménologie réélaborée, que je propose être l’épistème des sciences
actuelles. Il faut certes du culot, pourquoi d’ailleurs personne n’en s’est
rendu compte. Si mes premiers mots ont porté, le manque d’attention à la définition et au laboratoire
montre que savants et penseurs, tout en se voulant déchiffreurs de la ‘réalité’,
semblent se confronter avec elle comme des observateurs extérieurs, neutres,
donnés à la ‘pure’ connaissance, à la ‘pure’ pensée. Tous les deux veulent
l’embrasser, ladite ‘réalité’, mais le malentendu est inévitable : les
scientifiques ne comprennent même pas les questions des philosophes, ceux-ci de
leur côté ont tendance à accepter sans critique la version que les
scientifiques ont de leur science, semblent ignorer la tradition philosophique
qui la traverse, chaque science, ils se savent extérieurs au laboratoire et
incompétents pour apprécier ce qui s’y passe. Comment justifier donc mon audace ?
Je vois deux raisons d’ordre personnel, dont la première consiste en ce que ma
première formation a été scientifique (licence d’ingénieur civil, donc physique
classique), la deuxième résulte du manque de carrière philosophique académique,
d’y être venu par le biais de questions (théologiques) étrangères à elle en
partie ; notamment, je suis arrivé aux questions des rapports entre
philosophie et sciences non point par la physique qui y prédomine, mais par les
questions épistémologiques de la linguistique saussuriennes débattues par le
structuralisme français dans les années 60 et où Derrida a affiné ses premiers
fleurets. Or, quand j’ai repris ces questions dans les années 80, le champ
avait été abandonné et il s’est présenté à moi comme le vis-à-vis d’une science
plutôt récente et d’une pensée philosophique fort innovatrice qui avait
traversé cette science-là. Tandis que la philosophies des sciences me semblait une sorte d’affaire
entre deux veufs qui mettent leurs habits ensemble pour se faire compagnie le
soir de leur existence, incapables de perdre les habitudes de leurs longues
vies, je me trouvais fasciné devant un couple vierge capable se changer l’un
devant l’autre. Derrida avait en effet passé par la ‘différence’ saussurienne
pour affirmer son questionnement entre philosophie, oralité et écriture, tandis
que le débat structuraliste que j’ai pu lire s’était émoussé dans des positions
philosophiquement antagoniques inadéquates à ce qu’il y avait de singulier dans
la nouvelle science. C’est après être arrivé à comprendre cet enjeu que la
porte phénoménologique d’accès aux autres sciences s’est ouverte, que le
‘retrait de l’être’ découvert quelques années plus tard chez Heidegger lecteur
d’un chapitre de la Physique d’Aristote est venu
élargir.
12.
Celui-ci avait en son temps lu ce que nous appelons ‘réalité’ comme phusis, ce qui croît et s’épanouit, non seulement les vivants mais aussi les
maisons et villes des humains, leurs œuvres poétiques et rhétoriques.
C’est-à-dire que cette ‘réalité’ a été ordonnée philosophiquement, la phusis en tant que l’être. Si Heidegger a souligné l’importance décisive de
la Physique d’Aristote pour l’Europe, sous un
certain aspect, c’est toutefois Platon qui a gagné, si l’on peut dire :
quand philosophes ou scientifiques explicitent ce qu’ils appellent ‘réalité’ (res), ils énumèrent des ‘choses’ diverses sans aucun contexte. Car le
contexte, cela a été mon premier mot, est ce qui a
été réduit par la définition et par le laboratoire, c’est ce qui reste toujours
de non connu, non pensé (pas de phusis). Et pourtant, quand un scientifique veut analyser un phénomène dans
son laboratoire, en posant une hypothèse théorique, comme on dit, il doit aller
le chercher à son contexte, le ‘nettoyer’ disons, avant de le mettre en
mouvement pour lui mesurer le parcours. Cette hypothèse viendra intégrer la
théorie déjà confirmée, supposée correspondre à la ‘réalité’. Mais tout se
passe comme si l’on oubliait le dernier pas qui complèterait celui d’aller le
chercher dehors, on oubliait de vérifier si la découverte jouait bien… mais
avec quoi ? Ladite ‘réalité’ est disperse et sans contextes connus, avec
quoi fallait-il confronter le résultat laboratorial ? En ce qui concerne
la Physique, les résultats mesurés sont vérifiés dans les variables de
l’équation, la vérification se réalise donc au-dedans du laboratoire. Dehors,
c’est toujours ce que l’on ne sait pas sinon par des récits et des opinions,
qui n’ont pas de valeur scientifique ou philosophique. La loi de la gravité,
par exemple, selon laquelle les choses tombent vers la terre toutes avec la
même accélération, ne peut pas être vérifiée à cause de la résistance de l’air
sur les surfaces des choses. Dans un tube en verre où l’on puisse faire
alterner l’air et le vide, nos yeux voient l’improbable loi dans le second cas,
une plume qui tombe de même qu’une bille de plomb, mais ce tube est un
laboratoire !
Règles et
aléatoire
13.
Ce qui est en question, c’est de savoir comment les règles que les sciences découvrent
au laboratoire fonctionnent au dehors. L’idéologie européenne est que le laboratoire
manifeste le déterminisme de tout l’univers[2] :
une fois que ce soit prouvé de façon expérimentale, c’est universellement
déterminé. Mais donc à quoi bon le laboratoire ? Faisons un détour, d’un
laboratoire de scientifiques, le seul dont j’ai parlé jusqu’ici, vers celui des
ingénieurs de voitures. La question change radicalement, car c’est la
vérification du fonctionnement de l’artefact dans la ‘réalité’ hors du
laboratoire qui y est primordiale, de façon telle que l’on peut dire que, à
l’envers du scientifique, l’ingénieur a les yeux tout le temps hors du
laboratoire, pas dans la ‘réalité’, mais dans la scène de circulation du
trafic : c’est celle-ci, en effet, qui détermine
l’‘anatomie’ d’une automobile (d’un camion, d’un vélo, d’une carrosse) comme un
appareil qui doit pouvoir avancer plus ou moins
vite, accélérer ou freiner, tourner à droite ou à gauche, voire reculer,
avertir les autres voitures, les regarder en face ou derrière, etc. À ceci, il
faut ajouter quelque chose capable de lui donner du mouvement, un moteur, à son tour aveugle par rapport au trafic. En quoi ceci regarde notre
question ? Il s’agit de comprendre que tout ce que dans le laboratoire est
expérimenté rigoureusement selon diverses régions de la physique et de la chimie,
en des conditions de détermination que rendent possible de cerner des causes et
des effets de mouvement, toutes les règles selon
lesquelles l’automobile est fabriqué s’exercent selon l’aléatoire du trafic dont la loi est la théorie de
l’ingénieur,s i l’on peut dire : c’est en vue de cet aléatoire que l’on
fait la voiture.
14.
Si l’on revient aux laboratoires scientifiques, songeons par exemple aux biochimiques
de biologie. Soit au niveau des cellules et de leur métabolisme permanent, soit
du sang qui leur amène les molécules dont elles ont besoin, soit de l’appareil
digestif et respiratoire qui ‘charge’ ce sang-là, soit du cerveau et d’autres
glandes hormonales, soit des organes périphériques qui rendent possible de se
situer dans la scène écologique et des muscles qui s’y déplacent, les
innombrables et minutieuses règles qu’on y découvre
sont au service de a circulation dans cette scène : pourquoi ? Parce
les complexes molécules dont les cellules ont besoin doivent être, entre
autres, des molécules de carbone, qui n’existent que dans les plantes (par
photosynthèse), dans les herbivores ui les mangent en devenant nécessairement
les proies idéales des carnivores. Ce cycle biologique du carbone explique la
loi de la jungle qui détermine les anatomies de toutes
les espèces zoologiques (les grandes différences entre elles montrant qu’une
telle détermination n’est pas déterministe) qui doivent chercher des plantes ou
animaux pour leur autoreproduction et échapper à d’autres qui veulent en faire
leur nourriture. Des règles et de l’aléatoire.
15.
C’est pareil pour les règles d’une langue, phonologie et morphologie, syntaxe
et sémantique, codes textuels selon les paradigmes de leurs corpus : ces
règles – parfois fort subtiles, des dizaines en chaque frase sans qu’on y songe
quand on les utilise sous peine de ne pas parler – agissent de façon presque
toujours correcte jusque chez les analphabètes et les petits enfants avec
l’extraordinaire agilité que l’aléatoire de la conversation demande, où l’on ne
sait jamais bien ce que l’autre va dire et donc qu’est-ce qu’il faudra lui
répondre. Et l’on pourrait continuer avec les exemples des usages d’une maison
ou d’une usine, des usages que l’on a appris mais que souvent présentent des
altérations qui obligent d’improviser, ou bien les lois des tribunaux que les
juges doivent adapter à chaque cs concret, et ainsi de suite. Même la physique
n’y échappe pas, la voiture en sert d’exemple. Aucune pierre ne tombe, selon la
loi de la gravité, certes, si quelque chose d’aléatoire ne la meut pas, pied
qui la pousse ou son sol qui s’ébranle.
16.
Toute ‘réalité’ est indéterminée, ce que les sciences découvrent – dans leurs
laboratoires conçu selon des conditions de détermination – ce sont des règles
qui sont adéquates à cette indétermination. Ce qui signifie que la Philosophie avec
Sciences présente un autre avantage inestimable en
termes de théorie de la connaissance : ce que l’on dit ‘réalité’ cesse
d’être des tas de choses quelconques en vrac pour s’organiser en des scènes de
circulation dont les lois sont connues. Et les
mécanismes singuliers qui s’y meuvent, le font en autonomie selon les règles
que les sciences découvrent selon leurs espèces (molécules, biologiques,
sociétés, langues) : avec Heidegger on comprend que ces règles des scènes,
celles de touts les autres mécanismes, hétéronomie,
sont données à chacun (nourriture, apprentissage)
comme leur autonomie, donation toutefois en
retrait de façon à laisser
que cette autonomie soit réelle. La détermination qui découvre l’hétéronomie au
laboratoire est donc structurellement corrélative de l’indétermination de
chaque autonomie. A sa manière, la Physique d’Aristote,
sa Philosophie avec Sciences, posait aussi l’ousia (essence substance) et ses accidents indéterminés.
17.
La dernière chose à préciser dans cette question du laboratoire n’est pas moindre,
puisqu’elle nous fait souffrir à tous. Il réduit le contexte de ce qu’il permet
de découvrir, si c’est un laboratoire de sciences physiques ou (bio)chimiques,
mais aussi celui de l’ingénieur, qui utilise les résultats découverts tout en
ignorant les contextes qui vont au-delà de ce qu’ils inventent : la
pollution résulte de cet aveuglement réducteur. Si une
voiture chasse des gaz, son laboratoire n’a pas expérimenté leurs incidence sur
la respiration des indigènes, ce qu’un autre laboratoire, de médicine devra
faire ensuite. Ce que l’on dit « effets secondaires », de même qu’en
pharmacie, sont des effets que le laboratoire n’a pas pu considérer, ils ne
faisaient pas partie du teste expérimental. Voici donc la difficulté de
l’énorme question des altérations climatiques : elles arrivent dans ladite
‘réalité’ sans qu’il y ait des laboratoires pour les tester, que des
statistiques. C’est en jouant avec les archives de ces statistiques que l’on
bâtit un ‘laboratoire’ qui procède à faire admettre des convergences entre plusieurs facteurs mesurés. La
difficulté est politique : comment convaincre avec ces arguments
probabilistes ceux dont les intérêts particuliers dominent les réseaux de
spéculation financière et les dirigeants politiques qu’ils captivent avec des
emprunts, intérêts et dettes ? Et convaincre les électeurs ? Combien
de catastrophes seront nécessaires ?
18.
Revenons au paradoxe du § 6. La tradition philosophique issue des Grecs, de
leur invention de la définition, est venue jusqu’à
Heidegger en tant que ‘la pensée pense’, cherchant à connaître ce qu’elle
observe. La ‘labeur’ du laboratoire avec mathématique et instruments de
mensuration a changé cette économie du savoir en ce qui concerne les usages
sociaux, la technê : c’est la technique
scientifique maintenant qui ‘élabore’ la connaissance, qui transforme les usages
sociaux, laissant à la pensée, scientifique y comprise, le statut disons de
compagne interprétative, qui suit derrière l’élaboration de la technique, du
‘système technique’ et financier, ce que Heidegger a appelé Ge-stell et est devenu bien plus menaçant ces dernières décennies. Il échappe
au contrôle des humains, qui sont ‘usés’ en lui comme nouvelle condition
humaine. Je voudrais que cette réflexion montrant que le système technique et
financier n’est pas déterministe mais plein d’indéterminations puisse aider à
chercher des issues en cette si difficile époque.
[1] Il ne les donne pas,
d’ailleurs ; au lieu de nos notations algébriques il faisait ses démonstrations
par de la géométrie.
[2] “Nous devons donc
envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur et
comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant
donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation
respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste
pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les
mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger
atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé,
serait présent à ses yeux” (Laplace, Essai philosophique sur les
probabilities, Web).
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