Heidegger
et Derrida ont rendu possible de reprendre cette question centrale de la Physique d’Aristote, d’esquisser une phénoménologie où les sciences du XXe
siècle ont un rôle philosophique
(le
double bind y remplace l’ousia / accidents)
1. « Il faut émietter le tout », a
proclamé Nietzsche contre Hegel. Voilà que c’est fait, nous y sommes, car c’est bien notre
situation à nous aujourd’hui, condamnés à ne savoir que des miettes. Il n’y a
pas grand monde pour se scandaliser de cette défaite de la pensée, on s’y
résigne sans s’en rendre compte, en comprenant peut-être confusément que cet
émiettement et tous les relativismes qui viennent avec, c’est un effet du
développement des sciences qui se sont multipliées en des spécialités sans
compte, sans contrôle, défi à tout savoir unifié. Face à cette multitude de
savoirs que les philosophes dorénavant ignorent, les philosophies reçues, au
tour du sujet et de l’objet, n’avaient pas de chance de s’en défendre – le
‘sujet’ est fils de l’‘âme’, opposé au corps, au langage, au travail, à la
société, à tous ces ‘objets’ que les sciences nous font connaître –, perdue
semble-t-il la capacité systématique dont Hegel aura été le dernier artisan.
Or, ce fut son ‘tout’ à lui, essai de maîtriser le relativisme au moment où il
embrassait en philosophe l’histoire, ce royaume de la relativité par
excellence, de l’indétermination, ce fut son ‘tout’ qui a été vu par nombre de
gens, à tort ou à raison, comme la source des terribles totalitarismes de la
première moitié du XXe siècle, qui ont été en conséquence amenés à refuser
l’entreprise systématique elle-même et sa détermination.
2. Comment répondre à cette double
méfiance ? Au manque de tradition philosophique satisfaisante pour les
nouvelles questions scientifiques, on ne pourra répondre que par le recours au
savoir offert par les sciences elles-mêmes, les biologies, linguistiques et
sémiotiques, anthropologies, économies, sciences sociales, psychologies avec
neurologies, avoir donc recours au matériel émietté lui-même, aux grandes
découvertes du XXe siècle ; ceci peut être fait si l’on se souvient que
toutes ces disciplines ont eu leur origine dans la philosophie (et géométrie et
astronomie) et dans son invention de la définition
et qu’elles n’ont pu gagner leur autonomie par rapport aux questions
métaphysiques que par la coupure établie par Kant entre philosophies et
sciences : peut-on récupérer cette dimension philosophique des sciences
une fois que cette coupure ait réussi son objectif et manifeste maintenant,
comme son effet crépusculaire, ce scandale des savoirs émiettés ? Et
comment procéder ? Il faudra recourir à la philosophie qui s’est donnée au
XXe siècle comme sa question l’articulation des « sciences
européennes » en crise (Husserl), à travers toutefois ses disciples
dissidents, Heidegger et Derrida, qui ont placé la ‘différence’ avant la
‘substance’ et ont ainsi rendu possible de penser une systématisation ayant
l’indétermination dans son cœur.
3. C’est ainsi qu’il est arrivé, à la lente
expérience de l’écriture qui cherche, que le motif de double lien (double bind)
s’est révélé adéquat à l’explication phénoménologique – alliance de la
philosophie avec sciences – du mouvement de tout ce
qui se meut, de tout ce qui change, soit machine, soit vivant, soit structure
sociale ou textuelle, pour approcher les énigmes de l’évolution, de l’histoire
et de l’invention. Quel étonnement ! on rencontrait une réplique moderne
inattendue de ce qui avait été l’antique Physique
d’Aristote, une philosophie de l’être en mouvement
(d’où il a dérivé une métaphysique de l’être en tant qu’être) qui est devenue
caduque par le progrès des sciences européennes, qui sont nées d’elle et avec
qui elles ont rompu après une longévité d’une vingtaine de siècles. C’est vrai
que ‘mouvement’ et ses équivalents dans d’autres langues actuelles
n’accueillent pas facilement le sens de ‘croissance’ (d’une plante ou d’un
animal) ou de ‘changement’ (de qualité : une matière qui change de
‘forme’, une trans-forma-tion), comme le faisait le kinêsis grec ; n’empêche qu’il semble ne pas avoir eu, hors de la Physique d’Aristote (ni peut-être de l’aristotélisme médiéval, plus
métaphysicien que physicien), aucune philosophie qui ait pris la question du mouvement
des vivants comme sa question centrale, dans la
modernité qui à partir de Descartes et de Galilée a réduit le mouvement au déplacement dans l’extension, dans l’espace (une bonne Encyclopédie comme
l’Universalis, dans les années 74, n’avait pas d’entrée pour ‘mouvement’, renvoyant
à la Cinématique, c’est à dire, à la Physique de Newton).
4. Toutefois, l’analyse de ces mouvements a
rencontré une difficulté, voire une aporie. L’invention de la vie, de la
cellule, a été celle d’un assemblage de molécules rassemblées à partir d’une
mer de molécules équivalentes, une nouvelle unité capable de se reproduire
au-dedans de cette mer de molécules, qui peuvent autant la nourrir que la détruire.
C’est dire que la cellule est une structure d’auto-reproduction, une structure
conservatrice qui n’annonce aucune évolution, bien au contraire :
l’invention de la cellule est la négation de l’évolution à venir. De même, une
espèce évoluée, dont l’endogamie la défends de l’introduction de gènes
susceptibles de changer la structure de l’espèce, qui est donc aussi conservatrice :
que les divers organes et tissus spécialisés fonctionnent comme il faut pour
garantir l’auto-reproduction de l’individu et ne commencent pas d’innover, de
cancérigener. Ou bien encore les sociétés tribales que Lévi-Strauss a étudié,
sont, dit-il, « froides » de résister au changement, « contre
l’État », a renchérit P. Clastres, ce qui n’annonce aucune histoire de
sociétés complexes ; chez celles-ci, maisons, familles, institutions, sont
également des structures d’auto-reproduction quotidienne qui exigent de ces
membres qu’ils se conforment aux usages établis selon une routine disciplinée
et ne se mettent à inventer des comportements surréalistes, chacun à faire à sa
tête. Comment donc conservation structurale et innovation sont logiquement
compatibles, voici la question, qui demandera une
nouvelle alliance entre philosophie et sciences (Prigogine et Stenghers), une
phénoménologie où les sciences actuelles reprennent la dimension philosophique
qu’elles avaient avant la coupure kantienne.
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