1. N’étant pas lecteur habituel de philosophie
politique, je viens de lire avec beaucoup de profit le livre de Roberto
Esposito, Bios. Biopolítica e Filosofia. J’ai été sensible notamment à son diagnostique
critique de la démarche de M. Foucault, dont il se réclame comme l’initiateur
de la problématique, de l’extériorité qu’il garde entre les deux termes, vie et
politique. Esposito joue sur le motif de l’immunité dans son opposition à celui de communauté par le biais du commun munus – les charges publiques à Rome concernant
des donations à la plèbe – pour illustrer le rapport de la biopolitique à la
modernité, suite au pouvoir souverain des siècles classiques qu’elle remplace
ou complète. J’ai été sensible aussi toutefois à l’insuffisance du motif corps dans son texte et c’est ce qui me amène
ici, non point à une critique (je n’ai lu que ce livre de l’auteur), mais à une
question qui pourrait lui rendre service, devenir féconde chez lui.
2. Au motif ontothéologique de corps, j’opposerais le motif heideggérien d’être au monde, du Dasein que Sein und Zeit § 10 dissocie exprès de ceux de ‘sujet’, ‘âme’,
conscience’, ‘esprit’, ‘personne’, ‘homme’, ‘vie’, termes à éviter, ce dernier
pouvant sans doute renvoyer à ‘corps’, si l’on pense au rapport de ce terme à
‘âme’ dans le système conceptuel occidental. On peut, me semble-t-il,
comprendre l’extériorité du Dasein, son être au monde (sans fenêtres, dira-t-il bien plus tard, Questions
IV), comme impliquant la
‘construction’ de son intériorité à partir de ce même monde, de ses usages
appris, autant de leurs outils que du langage qui les dit en des recettes. J’y
reviendrais, mais poserai-je tout de suite que l’absence de ce motif d’apprentissage (et de nourriture, venant aussi de
l’extérieur, au niveau biologique) est un symptôme net du rapport du discours
philosophique à l’ontothéologie issue de l’invention de la définition par Socrate, Platon et Aristote, avec
laquelle Heidegger a essayé de rompre. Si j’ai bien compris, la définition est
un mécanisme d’immunité qui défend les textes gnoséologiques de la polysémie de
la langue des récits et des poèmes: s’il faut bien être d’accord avec Esposito
quand il dit que Heidegger est le philosophe le plus important du XXe
siècle, c’est sans doute par cet essai de rupture d’avec la définition, comme
déjà Nietzsche, sans pour autant quitter le terrain philosophique.
3. Esposito a été sensible à cette inadéquation du
corps à sa problématique,
il le quitte pour le motif de chair de Merleau-Ponty sans que j’en aie bien compris
toute la portée du déplacement. Mais puisqu’il passe par le motif biblique de basar
/ sarx, j’en profite pour
dire que, comme tout le monde, exégètes, théologiens et philosophes, il approche
l’anthropologie hébraïque avec le regard grec que Origène d’Alexandrie, à la
suite de Philon, nous a donné. La chair biblique va sans doute au ‘monde’, comme le
prétend Merleau-Ponty, mais au monde parental au-dedans de la tribu : Adam
quitte son père et sa mère pour s’unir à Eve et devenir une seule chair (Genèse
2,24), laquelle est le lieu de l’interdit de l’inceste (Lévitique, chap. 18).
Il y a dans une tribu pluralité de chairs, de familles, qui s’échangent les
femmes entre elles. Le motif de la chair est très proche de celui de naissance,
que l’auteur prend plus loin à H. Arendt et qui devrait être suivi par celui de
l’apprentissage, motif social, en prolongement de celui de nourriture, motif
biologique. Commençons par celui-ci, en retenant une citation très belle de
Nietzsche in La gaia scienza: “dans la nature il n’existe pas l’extrême angoisse de dominer mais la surabondance, la prodigalité
menée jusqu’à l’absurdité”. Chez les plantes, cette prodigalité est exubérante
en branches et feuilles, fleurs, fruits et semences reproduits à plus de 99,99%
de perte à fin qu’une seule puisse devenir une nouvelle plante. À cette
prodigalité, il faut ajouter que cette semence toute petite deviendra grande,
plante ou animal, au bout d’un processus de croissance plus ou moins long, ‘du
moins sort le plus’, ce qui n’est logiquement possible que parce que c’est
toujours du dehors, de la scène écologique, du monde ou de la chair, qui chez
les animaux viennent les molécules d’autres vivants mangés qui deviendront
leurs molécules à eux. Ce qui caractérise la vie, c’est la fécondité où
l’extérieur donne l’intérieur, première fois.
4. Cette logique revient avec l’apprentissage, par
lequel l’ ‘infans’, sans parole ni action, deviendra être au monde tribal, passif ou réceptif à ce qu’il ne sait
pas avant, actif quand il saura répéter ce qu’il a appris, et le saura spontanément
selon son habileté à lui.
C’est que ses envies (chimie hormonale) chaotiques sont dressées par la logique
des gestes appris, ce sont ces envies domestiquées par les recettes des usages
que l’habileté manifeste. Un ignorant qui devient capable d’habileté selon les
règles de sa communauté, qui change donc, qui changera toute sa vie
indéfiniment car il ne cessera d’apprendre avec l’expérience, à nouveau il
s’agit de fécondité. Or, cette habileté comme souci de la vie quotidienne, c’est bien l’extérieur
qui donne l’intérieur,
deuxième fois, le Dasein heideggerien donné par la communauté de son commun.
5. Cette donation – la fécondité de la phusis – est dissimulée, expliquera le II Heidegger,
les philosophes n’ont pas su la repérer, malgré Héraclite (§ 123). Pour quoi
faut-il la dissimulation? D’une part, parce que la donation est une puissance,
trop forte devant ce qui est petit, elle ne peut se faire qu’au compte-gouttes,
petit à petit, à la mesure de celui qui mange, de celui qui apprend. Les mères,
les professeurs, savent que leur immense savoir ne peut passer à leurs enfants,
à leurs élèves, que peu à peu. Mais aussi et surtout, venue de l’extérieur la
donation doit se retirer à fin que soit l’autonomie de l’étant vivant, être au
monde. C’est la temporalité que nous a donné Heidegger, malgré que son Dasein n’aie probablement pas su lâcher
totalement le ‘sujet’ de départ phénoménologique, ‘mortel’ jamais dit un
‘vivant’ (ironie quelque part de Derrida).
6. Il me semble que c’est ce double phénomène de
croissance, biologique et culturelle, qui a été au cœur du questionnement
d’Aristote, de son motif de la phusis, qu’il a toutefois opposé à la technique, en tant
que celle-ci est mue par un autre, tandis que la phusis serait ce qui grandit par soi-même
(méconnaissance ontothéologique, que les biologistes continuent de partager
‘autopoïétiquement’). Or, on peut montrer comment ce double – l’extérieur qui
donne l’intérieur – est ‘un’: un enfant d’humains qui n’apprendrait rien ne
serait pas humain, le vivant qui a du discours, mais pas animal non plus (pareil
pour les mammifères, oiseaux, etc., mutatis mutandis). Si l’on accepte la proposition des “graphes”
de J.-P. Changeux dans L’homme neuronal, il faudra comprendre que ce que l’on apprend se
graphe, s’inscrit, dans les synapses du cerveau lequel, organe de régulation du
système de nutrition par l’homéostasie du sang qui va à chaque cellule, est
aussi celui qui joue dans le système de la mobilité, entre les organes de la
sensibilité au monde et les muscles, qui mène vers l’action: c’est dire que le
cerveau est simultanément un organe biologique et social. Voici ce qui pourrait avoir un rôle à
jouer en biopolitique.
7. Dans les sociétés à maisons, celles qui ont
prévalu jusqu’au XVIIIe siècle, et bien au-delà hors de l’Angleterre
et des pays qui l’ont suivie, cette double croissance se faisait au-dedans de maisons
autarciques, bien tenues
les envies individuelles par l’interdit de l’inceste à l’intérieur et de
l’adultère à l’extérieur. Le pouvoir ne concernait que les pères des maisons,
la terre cultivée et les troupeaux leur ‘donnant’ de quoi se nourrir et de
leurs ancêtres ayant appris les usages respectifs. Il faudra souligner que, si
la nourriture suppose beaucoup de travail, par contre l’apprentissage en tant
que tel est un phénomène gratuit qui dépend de la curiosité : quoi qu’il en soit des frais scolaires
et culturels dans nos sociétés, ce que l’on apprend et comment on le comprend –
bien, mal, à peu près, de travers – n’est pas susceptible de l’intervention
directe du pouvoir du maître, même un gosse à l’aventure dans les rues apprend
beaucoup de choses qui l’intéressent.
8. Les questions biopolitiques ont dû se poser
donc dans les métropoles cosmopolitiques, dont l’exemple du munus romain, ou bien du “pain et cirque” pour
la plèbe. Esposito part de Hobbes qui a posé la question classique du pouvoir
en Europe, à un moment de charnière historique, celui de la guerre civile
religieuse anglaise et du régicide, moment donc où il a fallu passer de la
couverture religieuse du pouvoir (quand la fécondité était la source de la
richesse) à celle d’un pouvoir civil: un souverain face à ses sujets comme
auparavant les âmes face à Dieu. Le com- de la communauté des maisons cède, semble-t-il,
au com- du contrat
(social) entre deux pères de maison qui mettent ensemble une partie de leurs
avoirs à fin qu’à deux il y ait plus de richesse pour chacun. Il semble que
l’on puisse synthétiser ainsi : pour que notre ‘affaire’ à deux (ou plus)
puisse se faire sans intervention d’aucun pouvoir, religieux ou politique, il
faut que le pouvoir civil puisse garantir la sécurité, l’ordre dont il a besoin
et qu’il ne peut trouver de soi-même, puisqu’il doit s’adresser au marché, à
beaucoup de monde, de façon a priori illimitée. Ce qui se signale est donc le
changement du régime de la richesse, non plus celle des moissons, vendanges et
troupeaux comme auparavant (la ‘bénédiction’ venant de Dieu), mais produite par
une industrie humaine, entre des villes qui se lient par des marchés.
9. Qu’est-ce qui change ensuite pour qu’au XIXe
siècle Foucault puisse repérer la biopolitique en train de se mettre en place?
L’invention de la machine à vapeur qui, avec le pétrole et surtout
l’électricité plus tard, changera le régime énergique des sociétés qui cesse
d’être surtout biologique (animaux de trait, humains) pour devenir surtout
thermique et donc mécanique, la fécondité remplacée par la productivité. Ce qui
aura une conséquence biopolitique unique, les maisons sont cassées dans leur double dimension: l’activité économique
sera le fait d’institutions de travail pendant quelques heures par jour et congé au dimanche, tandis
que la parenté, les familles du couple et ses enfants, se loge dans des appartements d’immeubles. Cette
cassure donnera lieu à une libération inédite de formes de vie dans les villes
où habitent les familles, les enfants et les femmes que jusque-là ne concernaient
que les respectifs pères de maison: la prodigalité de la nature que les usines
des banlieues ignorent maintenant, sauf pour les questions de discipline et
syndicales, se manifeste notamment avec des nouvelles questions de scolarité
(le savoir a cessé d’être interne à l’autarcie des maisons), de santé, arts et
spectacles, divertissements et jeux sportifs, livres et journaux, discussions
politiques, etc. Et aussi les affects chez les jeunes, toute une littérature,
surtout religieuse mais laïque parfois, s’adresse aux garçons, aux filles, aux
fiancés, pour sécuriser les familles, parer aux idées dangereuses pour les
garçons, aux fantasias des romans et feuilletons que les filles lisent. Les
villes gagneront une effervescence cosmopolite de vie (moderne).
10. La vie, donc, le secret des vivants, est la
fécondité et les sociétés des humains ne peuvent que tâcher de maîtriser cette
donation pour éviter de sombrer dans sa prodigalité agressive : c’est le
rôle de la loi, de la politique. Je suis bien incapable d’approcher la
problématique de la biopolitique par mon travail en philosophie avec sciences : la réduction husserlienne et la donation
dissimulée heideggérienne sont venues à nouer les doubles liens phénoménologiques qui rendent possibles
et les jeux des animaux sous la loi de la jungle et les enjeux des tribus sous
celle de la guerre, les doubles liens de ce que j’ai appelé des mécanismes
d’autonomie à hétéronomie effacée (voir le Manifeste du blogue ‘philo.avec.sciences’). J’ai cru toutefois
appercevoir, ici et là, dans l’argumentation de Roberto Esposito sur l’immunité
une approche de la ‘stricture’ derridienne qui, chez moi, gagne la place d’un moteur
énergétique inhibé, donc
aveugle ; aussi,
son dernier chapitre essaie de dépasser la détermination cause / effet que la
pensée occidentale fait régir les rapports entre des ‘substances’, peut-être
pourraient ces tentatives aller jusqu’à comprendre le motif de l’appareil de
régulation qui donne
direction ou sens au mouvement aveugle du moteur, selon les possibilités de circulation qui se présentent, à
chaque animal dans la jungle, à chaque humain dans son unité sociale, à
celle-ci dans sa tribu, à chacun qui discute avec un autre ou écrit un texte.
Toujours le rôle des règles que les sciences respectives retrouvent dans leurs
laboratoires est celui de régler l’aléatoire des diverses circulations, comme
une voiture conçue pour l’aléatoire du trafic sur les routes. Cela pourrait
intéresser les analyses concernant les biopolitiques.
Sem comentários:
Enviar um comentário