quarta-feira, 9 de julho de 2008

LA PHYSIQUE D’ARISTOTE : PHILOSOPHIE AVEC SCIENCES

LA PHYSIQUE D’ARISTOTE : PHILOSOPHIE AVEC SCIENCES

Il s’agit du tout début du chapitre 13 du Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, qui raconte la suite de l’histoire commencée par Socrate et Platon.


“La Physique d’Aristote est, en retrait,
et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée,
le livre de fond de la philosophie occidentale”
(Heidegger) (1)



Le double geste autour de la définition philosophique: séparation et retour aux choses
L’ousia: comprendre le mouvement des vivants
L’ousia et le temps
Physique: philosophie-avec-sciences
"Qu'Aristote n’est pas aristotélicien"
Bibliographie




Le double geste autour de la définition philosophique: séparation et retour aux choses

1. Platon a reçu la définition de Socrate, son inventeur, dit Aristote dans la Métaphysique, mais “pour les seules choses éthiques et non point [comme lui-même l’a fait] pour celles qui ont rapport à la phusis dans son ensemble” (A, 6, 987b1-2). Je prends le double geste opératoire de cette définition et de l’argumentation conséquente - celui de Platon, de la séparation entre les choses terrestres et leur eidos, et celui d’Aristote, du retour aux choses vivantes - comme motif donnant le cadre de mon propos ; ce double geste et ses trois différentes répétitions dans l’histoire de la pensée occidentale - par Augustin et Thomas d’Aquin, par Descartes et Kant, par Husserl et Heidegger - peut éclairer le travail de la déconstruction dans le domaine du rapport entre philo¬sophie et sciences.
2. La définition est une opération d’écriture, une opération violente. Elle consiste dans la dé-limitation du signifié d’un mot, dans la dé-cision d’en exclure la polysémie, sa variabilité contextuelle: son effet serait celui de vouloir faire coïncider le signifié avec le signifiant, à l’instar de la conventionnalité de l’écriture mathématique; il s’agit en quelque sorte d’essayer d’annuler l’articulation littérale du langage, de ne lui laisser que l’articulation syntaxique. On s’en doute qu’il ne suffit pas d’une décision/définition, il faut qu’il y ait simultanément une intervention, également violente, sur le contexte: celle d’en éliminer les verbes et sa riche morphologie d’adéquation aux détails et tournures de ladite ‘réalité’ que les textes rapportent, en ne laissant sur place, au lieu focal de leurs phrases, que la copule (est / sont) (2) et ses équivalents. C’est cette textualité gnoséologique - autour des définitions d’essences et des arguments les concernant - qui a été l’invention de l’école socratique de philosophie, dont on peut trouver la caractérisation dans quelques textes de Benveniste sur la phrase nominale et les auxiliaires ‘être’ et ‘avoir’, laquelle est venue, à son insu, compléter celles qu’il avait explicité sur le discursif (autour du ‘je / tu’, du ‘ici / maintenant’ et du présent des verbes) et le narratif (sans ces indices d’énonciation, autour de l’aoriste des verbes). Le nom courant de cette violence de l’opération de définition est l’abstraction: c’est ainsi que la séparation, venue des grandes oppositions mythiques autour de celle qu’il y a entre le ciel et la terre, s’est instituée jusqu’aux jours d’hui entre le texte gnoséologique - philosophie, logique, sciences - concernant un savoir intemporel, sans lieu et décontextualisé, d’une part, et d’autre part les textes discursifs et narratifs des recettes, mythes, épopées et tragédies, de la littérature concernant le concret, ledit quotidien, accidents et événements, la vie des maisons et leurs cycles toujours recommençant entre naissance et mort (3).
3. L’intervention de la définition et du texte gnoséologique dans le cadre de l’opposition d’inspiration mythique que Platon a emprunté à Parménide entre l’être et le non-être a eu comme effet de découper au ciel les Eidê et en bas les étants qui les reproduisent par mimêsis, en dessinant la première figure de l’ontothéologie selon Heidegger: la rupture entre l’éternel intelligible et le temporel sensible livré à la génération et à la corruption a permis la reprise de l’opposition pythagoricienne entre l’âme et le corps. La vérité de chaque étant d’ici-bas est dans un Eidos (Forme idéale) céleste éternel qui l’engendre et qu’il reproduit tant bien que mal, quoi qu’il en soit de ses progéniteurs (copies eux aussi du même Eidos). Ce geste de Platon-Socrate se manifeste dans sa radicalité parménidienne selon une triple dimension: a) “je sais que je ne sais rien”, qui dit la rupture d’avec le savoir traditionnel par érection d’un savoir tout à fait nouveau (de définitions d’essences et d’argumentation sur elles), geste moderne par excellence, constitutif de la philosophie, rupture y compris avec les philosophes de la phusis précédents; b) alliance de la philosophie avec la géométrie pythagoricienne et l’astronomie, laquelle c) se manifeste dans la séparation parménidienne entre l’eidos éternel (auquel l’âme se rapporte, intelligible ou ‘divine’) et les étants qu’il engendre: sensibles, engendrés et corruptibles, temporels; donc séparation entre les eidê et la phusis et ses cycles. C’est Aristote lui-même qui met en rapport b) et c): “Le mathématicien [...] sépare [les figures qu’il étudie des corps naturels dont elles sont les limites] car par la pensée elles sont séparables du mouvement, sans que cela entraîne de différence et sans qu’il résulte aucune erreur de cette séparation. À leur insu, les partisans des Formes idéales agissent de même: ils séparent les étants naturels qui sont moins séparables que les étants mathématiques” (Physique, II, 2, 193b32-194a2, trad. Stevens).
4. La critique qu’Aristote entame de son maître renverse les trois composantes de ce geste: a) il commence ses démonstrations par l’enquête critique de ses devanciers philosophes, Platon y compris (Physique I et Métaphysique A), y repérant leurs apories pour les résoudre (4) ; b) en reprenant la considération de la phusis, les sciences avec lesquelles il s’alliera de préférence sont celles concernant les animaux et les plantes, ce que nous appelons ‘biologie’ (un tiers de ses œuvres y sont consacrés, disent les spécialistes); c) le côté plus spectaculaire de cette critique reste sans doute la façon dont il retourne aux choses, c’est à dire ramène l’eidos à l’étant (avec l’argument qu’il ne sauraient être séparés, ni l’un engendrer l’autre, car l’idée n’engendre que des idées et les vivants que des vivants de la même espèce), la façon donc dont il annule la séparation parménidienne, conteste l’immortalité de l’âme et en fait la ‘forme’ du corps (tout en gardant donc la différence intelligible / sensible). Avant l’esquisse de la reprise de ce double geste dans l’histoire de la pensée occidentale jusqu’à Husserl et Heidegger, il faut s’attendre un tout petit peu sur la façon dont Aristote a opéré ce retour aux choses, qu’il a élaboré notamment dans sa Physique.

L’ousia: comprendre le mouvement des vivants

5. Soumise au devenir sans doute, la phusis a toutefois des cycles tem¬porels, c’est à dire qu’elle change selon des répétitions ; c’est pourquoi Aristote pourra y trouver un savoir concernant ce mouvement, soit d’une part les engendrements et les corruptions, soit d’autre part les changements (altération des qualités, croissance ou diminution de la quantité, déplacement selon le lieu). Le motif de l’ousia est au centre de cette étude concernant le devenir physique: pour que changement il y ait, elle doit être assujettie à trois principes (archai), nombre que, dans le premier livre, il dégage justement de l’enquête sur les réponses données par ses devanciers à cette question (comme le souligne la remarquable introduction de L. Couloubaritsis). En passant, il argumente que “l’étant se dit de plusieurs façons” (I, 185a22) (5), c’est-à-dire que le mot est polysémique: chaque étant qui change peut être dit / pensé selon plusieurs dimensions, qu’il faut toutefois se garder de penser comme ses parties constitutives physiques (6) (tels les quatre éléments, feu, air, eau, terre). Car, sur ce point, les catégories d’Aristote restent, autant que celles de Platon, fidèles, je cite Derrida, à “la configuration de noein, legein et einai [penser, dire et être] et de cette étrange mêmeté de noein et de einai dont parle le poème de Parménide” (7), mêmeté que l’on pourrait nommer le dire-(qui)-pense-l’être (8). Eh bien, à quoi servent ces trois principes, la hulê, l'eidos et la privation? ils sont nécessaires pour dire et penser le mouvement ou changement de tel étant, dans son irréductibilité d’étant, disons. Exposons-les à travers deux exemples: l’œuf d’où naît un petit poussin, le bronze dont on fait une statue. Il faut, d’une part, un “sub-strate” (hupokeimenon) qui soit garant de l’unité et de l’individualité de l’étant avant et après un changement (9) ; du point de vue de ce principe, l’ousia est dite hulê (‘bois’, littéralement, ‘materia’ en latin): le bronze avant et après la sculpture, ce qui de cet œuf reste dans ce poussin (d’autres œufs donneront d’autres poussins). D’autre part, le changement implique deux contraires: l’un qui donne un eidos selon le logos, une ‘spécificité’ qui permettra de nommer, voire de définir l’étant (le poussin et la statue tels qu’on les ‘voit’) (10), l’autre qui était son absence ou privation (sterêsis) avant le changement (le ‘pas-de-poussin’ dans l’œuf, l’informité du bronze). Celui-ci permet peut-être de comprendre l’imparfait de la littéralité d’une expression aristotélique traduite “quiddité” par les Médiévaux, to ti ên einai, ‘ce quelque chose [qui] était (venait) [à] être’ (11) : équivalente à eidos (et à la différence de morphê), cette expression dirait le mouvement lui-même de cet étant que Heidegger dit “la venue à la présence”. Sterêsis dirait donc l’ousia ‘avant’ le mouvement, le s’en aller de l’ (autre) eidos qui a cessé, tandis que eidos dirait le nouveau visage de l’ousia - ce qui est ‘vu’ de l’étant et permet de le nommer, ce qui lui est spécifique, par définition de son espèce (des coqs et des poules, des statues) - qui a réussi le mouvement, le changement, et qui subsistera stablement en tant que morphê, celle-ci disant cet étant-ci, individualisé dans ses accidents (ce poussin, cette statue).

L’ousia et le temps

8. Que l’ousia se dise en plusieurs sens, cela implique que ce penseur qui s’est tellement servi de la définition inventée par Socrate l’ait fait toutefois de façon fort nuancée (par rapport à ses héritiers occidentaux), ici par circonscription de la polysémie plus que par son exclusion (§ 2): il en a donné une sorte de définition en constellation polysémique, selon les diverses façons dont ousia s’approche de tel ou tel autre motif, sans qu’il ait ressenti le besoin de multiplier les termes pour ces distinctions (19). Ceci est tout à fait remarquable dans les Catégories. Celles-ci l’ont obligé de bien marquer la distinction entre deux des sens de ousia, toutefois il a gardé le même mot: l’astuce a été d’adjectiver l’ousia au sens de l’étant individuel, l’ousia comme hulê-morphê, disons (“cet homme ou ce cheval”), comme prôtôs (premier) et comme deuterai (secondes) les espèces (eidê) et les genres (genos) “dans lesquelles les ousiai prises au sens premier sont contenues” (5, 2a10-16, trad. Tricot). Le genre et l’espèce (ou différence spécifique) étant les deux composantes de la définition de l’eidos, cette ousia seconde correspond clairement à ce que les latins ont traduit par ‘essence’, tandis que la première correspond au latin ‘substance’ (20). Que Aristote ait gardé le même nom (21), c’est un indice de sa fidélité à la mêmeté du dire-(qui)-pense-l’être (§ 5).
9. Que cette traduction en deux noms se soit imposée dans le monde latin n’a été sans doute pas sans conséquence dans la compréhension de la place du temps dans la pensée du Stagirite. Elle est double. D’une part, le temps concerne le devenir, le mouvement dont il est le nombre (22) : l’ousia implique donc le temps d’elle-même, essentiellement, c’est le cas de le dire, puisqu’elle est pensée de la génération, de la venue de chaque étant à la présence, soit au temps présent, où elle durera jusqu’à sa corruption, à sa disparition, et pensée aussi du changement, altération, croissance et diminution, déplacement, tous des motifs essentiellement temporels. Justement ce qui avait empêché Platon de la penser, en restant à un Eidos éternel, à une essence hors du temps, celle que la définition et le texte gnoséologique avaient arrachés au contexte empirique. D’autre part, l’accident - catégorie particulière d’un sujet, qu’il a mais pourrait ne pas avoir (23) -, son nom l’indique assez: attribut stable de tel étant, il provient de quelque chose qui lui est ‘arrivé’, dépend donc de la condition temporelle de l’ousia substance auquel il arrive. Or, ces accidents, toujours singuliers, que les récits et les discours pourraient raconter, sont d’eux-mêmes soustraits à la connaissance philosophique ou scientifique, selon les principes ou aitiai: ils relèvent du contexte que la définition a quitté. Le motif de l’accident est ainsi le raccord possible, institué par Aristote, le raccord possible du gnoséologique aux récits et discours: si les accidents sont accidentaux, il n’y a toutefois pas d’ousiai sublunaires sans accidents, l’accidentalité, elle, est essentielle à l’ousia. Il y donc chez Aristote retour aux choses, mais telles qu’elles sont définies, sans faire retour au contexte auxquelles la définition les arrache.

Physique: philosophie-avec-sciences

10. Les ‘sciences’ sont les discours que essaient de connaître les espèces différentes d’un même domaine ou genre (animal, par exemple) et la ‘philosophie’ le discours qui essaie de trouver l’unité possible de ces discours, au-dessus d’eux donc, au-dessus des différents genres. À la fin du livre II de la Physique, Aristote va jusqu’à dire que “la nécessité conditionnelle (du mouvement) relève de la hulê” (II, 9, 200a14), de l’ousia en tant que hulê, et que “le telos (but) et le ‘ce en vue de quoi’ [...] sont aussi des principes, non de l’action mais du raisonnement (logismos)” (200a22-23, trad. Stevens), et que “le principe (archê) part de la définition (tou horismou) et du logos” (200a35), dans la nature autant que dans les objets de l’art. C’est donc - toujours dans la mêmetê du discours qui pense (physique) et de l’étant (les choses qu’il pense) - le double sens d’ousia, premier et second, qui joue dans cette attribution de tel principe, d’une part, et de tout principe, d’autre part, par le discours du physicien (“le physicien doit mentionner les deux motifs”, 200a32), celui qui travaille par des définitions et des arguments. Quel est donc le statut du discours du physicien Aristote, par rapport à ses autres textes, scientifiques et métaphysiques?
11. Qu’est-ce que c’est, chez lui, une ‘science’? Le premier livre de son traité Les Parties des Animaux, en usant les mots theôria, methodos et epistêmê tou pragmatos (‘savoir de la chose’) pour dire ce qu’il fait, pose la question de savoir s’il faut se prendre à chaque espèce d’animaux (humain, cheval, bœuf) isolément ou bien rassembler auparavant un exposé des traits qui leur sont communs; en faisant ainsi, on évitera de répéter pour chacun les mêmes choses concernant le sommeil, la respiration, la croissance et la décroissance, la mort, etc. (I, 1, 639a1-30). Il s’agira donc d’abord - c’est le geste même de toute pensée, philosophique ou scientifique - d’une économie de raison permettant de comprendre à peu de frais l’immense variété des vivants et des choses. Comment y procéder? Vers la fin du même chapitre: “il faut donc en premier lieu, déterminer par analyse, au sujet de chaque genre (24), les caractères qui sont présentés essentiellement par tous les animaux, et ensuite il faut essayer de découvrir leurs motifs” (I, 5, 645b1-3, trad. Le Blond). Ces motifs seront surtout ceux en vue de quoi tel organe existe, une “action” (25), mais ce “motif final”, chez les vivants, coïncide avec celui de l’eidos ou de la définition de l’espèce. Or, le début du chapitre suivant dit que la tâche de description des parties des animaux (26) a été assurée par son autre traité L’Histoire des Animaux (neuf gros livres, plus un apocryphe), “il s’agit maintenant d’examiner de quels motifs chaque partie a tel caractère propre, en prenant à part chacune des parties décrites dans l’Histoire” (II, 1, 646a8-12). Or, c’est cet examen selon les aitiai qui fait intervenir les catégories physiques, le livre I l’asseoit de façon très claire, en faisant suite à la démarche empirique de l’Histoire (ce mot signifie ‘examen’, ‘recherche’) de description et première classification, ce que l’on pourrait dire anatomie comparée: celle-ci doit maintenant trouver sa raison scientifique. On a vu que le mouvement se faisait selon l’ousia ou selon la qualité, quantité et lieu (§ 5); le premier a un rang éminent, si l’on peut dire: un autre traité s’occupe, à la suite des Partie des Animaux, des parties qui concernent la reproduction sexuelle (La Génération des Animaux). De l’Âme - qui traite du “principe des animaux” (I, 1, 402a6-7), dont les trois fonctions principales: nutritive (nutrition et génération), générale aux plantes et animaux, sensitive aux animaux et intellective aux seuls humains (27) - fait aussi partie du corpus zoologique, de même que d’autres petits textes sur la locomotion, la sommeil et les rêves, la mémoire, la respiration, tous des textes ‘scientifiques’ qui usent les catégories de la Physique.
12. Un tiers de son œuvre relève de ce corpus zoologique, on l’a dit, mais ce n’est pas tout en matière ‘scientifique’ chez le Stagirite. “Philosophie seconde” (Mét., E, 1), à la suite de la théologie ou philosophie première, la Physique, dit P. Aubenque, est “l’introduction théorique à un vaste programme d’investigations cosmologiques, météorologiques et biologiques” (28). Le traité d’astronomie Du Ciel s’occupe du mouvement circulaire parfait des corps célestes et de leurs sphères (29), du kosmos inengendré et incorruptible (pas ‘naturel’, donc), dans ses deux premiers livres et du monde sublunaire ou naturel dans les autres deux. C’est ce que De la Génération et de la Corruption reprend, en traitant de façon tout à fait générale (de la façon ‘philosophique’ qui est celle de la Physique) la question, en termes heideggériens, de la “venue à la présence” et celle du périssement des choses sublunaires, comme s’il s’agissait de la continuation de la Physique, tout en soulignant le privilège du mouvement selon l’ousia par rapport aux autres déjà traités (Physique, V, 1) (30). Le troisième traité, Météorologiques, étudie des phénomènes physi¬ues du monde sublunaire ou entre les deux qui sont plus désordonnés et qui semblent sans finalité: pluies, vents, brouillard, neige, séismes, Voie Lactée, comètes.
13. D’autre part, on peut poser la question du statut des motifs de la Physique, dans d’autres domaines, comme celui de la Poétique, étude de la tragédie. Son chapitre central déploie la “définition de l’ousia” de la tragédie en quatre segments qui, en adjectivant la reproduction (mimêsis), correspondent implicitement (31) aux quatre sens de aition (Poétique, 6, 1449b22-28): respectivement celle de l’eidos (le muthos), de la hulê (la lexis), du moteur causal (la scène) et de la finalité (la katharsis). De même, l’ousia dans ses divers sens et motifs travaille les textes aristotéliciens en éthique, rhétorique et politique, concernant les vertus, les passions et la praxis humaines, les unités sociales - naturelles! - qui sont la maison, le village et la cité.
14. Le statut de la Physique serait donc celui de l’élaboration des motifs généraux des diverses sciences, motifs qui organisent leurs textes; car c’est en elle que sont élaborés, à la seule exception de dunamis / energeia (32), les grands motifs de la pensée philosophique d’Aristote et ensuite de l’Europe. Avec la mathématique et la philosophie première ou théologie, il s’agit d’une “science théorétique qui traite de l’étant qui peut se mouvoir, et de l’ousia [...] non séparable”, précise-t-il (33), telle qu’elle a le but de rendre possible ces diverses sciences.
15. ‘Métaphysique’ signifie “ouvrage à lire après la Physique” (34) : en effet, ce sont les motifs qui ont été posés dans celle-ci qui donnent les critères des débats plus clairement philosophiques de ces 14 textes: ils reprennent les grands motifs de la Physique pour considérer non plus l’étant en tant que phusis, ayant en soi le principe du mouvement et du repos, mais en tant qu’étant; Aristote y discute philosophiquement les motifs de l’ousia (G, D, Z), dunamis / energeia (H, Q), des motifs (A), etc. Il rend compte ainsi de ce dont il critique Platon (A, M, N): d’avoir séparé l’étant et son eidos (ou ousia). Disons que les discussions des spécialistes relèvent aussi de la façon dont ils lisent eux-mêmes la Physique; s’ils opposent, par exemple, les deux sens de ousia (substance et essence), ils auront tendance à trouver des contradictions entre les livres Z et M, à croire que l’essence est un ‘concept’ ou une ‘abstraction’ comme ‘un’, ‘être’, ‘genre’, opposé à l’individuel. On dépend ainsi de l’histoire postérieure, que souvent les spécialistes projettent sur le texte d’Aristote (35). Or, l’une des raisons plus fortes que celui-ci a eu pour avoir écrit ces textes de philosophie (considérant l’ousia et les motifs généraux d’être, un, genre, etc., comme si l’on pouvait les séparer des étants sensibles, à la façon des mathématiques) a été justement le besoin d’éclairer sa rupture d’avec Platon: si on lit la Métaphysique sans la Physique, on retrouve facilement les deux grands philosophes confondus en divers endroits. C’est ma façon de prétendre, sans entrer dans un débat immense pour lequel je manque de compétence, que la Physique est autant au cœur des diverses sciences que de l’ontologie: on ne peut pas les séparer, pas de frontière nette entre l’une et les autres. Philosophie-avec-sciences, voici donc la Physique d’Aristote, recherche des principes concernant l’être en tant qu’ayant en soi le principe du mouvement et du repos: elle est excédée, bien sûr, mais sans frontières nettes, par la recherche métaphysique des principes concernant l’être en tant qu’être.

"Qu'Aristote n’est pas aristotélicien"

16. L’Europe a reçu la philosophie grecque à travers la théologie chrétienne, qui s’est instituée en tant que texte gnoséologique dans le tournant du IIe au IIIe siècles, avec les travaux des alexandrins platoniciens Clément et surtout Origène, et deux siècles plus tard, dans la région latine de l’empire romain, d’Augustin d’Hippone. AU XIIIe siècle, Albert le Grand et surtout Thomas d’Aquin ont réélaboré théologiquement ce qu’ils ont reçu, par voie arabe, de œuvre aristotélicienne. On peut y comprendre comment la Physique sort de la première ligne et rejoint le statut de retrait dont parle l’exergue de Heidegger, comment elle deviendra le livre de fond de la philosophie occidentale sans que l’on s’en rende compte. Contre le néoplatonisme dominant dans la théologie augustinienne, Aquin opère, à la façon de celui qu’il appelle Le Philosophe, un retour au terrestre et au temporel (§ 3, c), aux questions d’autonomie intellectuelle et morale qui seront très fécondes dans l’Europe à venir (36). La phusis et sa causalité (lesdites ‘causes secondes’, en contraste avec celle qui se rapporte à la création divine) récupèrent un rôle dans l’argumentation que la théologie chrétienne n’avait pas considéré jusqu’alors. Selon Gilson, la causalité créatrice sera pensée comme l’octroi de ‘l’acte’ (trad. latine d’energeia) de l’existence (esse) aux essences des diverses espèces, qui se placent maintenant du côté de la ‘puissance’ (trad. latine de dunamis), à un autre niveau métaphysique, disons ‘vertical’, et non point physique, celui des causes secondes, ‘horizontales’. On peut discerner dans la lecture de Gilson (37) – ‘l’essence est ce que définition dit que la substance est’ (p. 45, je souligne) – que le double sens d’ousia est traduits par deux mots différents, est partagé entre le discours et l’être : il semble que, là où Aristote pensait en tant que physicien la question du mouvement de l’étant par la parole-catégorie ousia (autant la ‘substance’ que l’‘essence’), ç’aura été ce partage – dans le dire-(qui)-pense-l’être – qui a introduit un probleme métaphysique, et non plus physique (38), rapporté au motif chrétien de la création (39). Cette fente dans le double sens de l’ousia grecque, la substance et l’ essence ‘horizontales’, a joué pour singulariser l’étant existant par création divine et, peut-on dire, au bénéfice de la substance ‘matérielle’ (et du mot de Génèse 1 : ‘Dieu a créé […] c’était bon’) : cette existence deviendra le ‘singulier’ des Nominalistes - il n’y a qu’eux qu’existent - qui accompliront ainsi un ‘retour aux choses’, dont les Empiristes se réclameront plus tard.
17. D’ailleurs, Occam a élargi la fente ouverte, en niant ‘les essences in re’ – il sépare donc le double sens de ousia des Catégories, que lesdits Réalistes maintenaient liés: le mouvement disparaît définitivement – et en les renvoyant à l’âme des connaisseurs en tant que des ‘noms mentaux’ (d’où la désignation de ‘nominalisme’ de cette école), séparation entre le dire et le penser (40), entre les noms des langues (variables selon les peuples) et le ‘mental’ : c’est où se logera la séparation européenne à venir entre le sujet et l’objet (41). Le jeu entre Platon et Aristote deviendra plus compliqué, la mêmeté du dire-(qui)-pense-l’être est rompue dans une sorte de séparation triangulaire : ‘penser’ en tant que ‘nom mental’ dans le sujet, ‘être’ en tant qu’objet à connaître, ‘dire’ qui deviendra l’instrument sonore (extérieur) (42 de la pensée (intérieure). Ce triangle deviendra la matrice de la représentation mentale du 17e siècle, l'idée, laquelle, à la place du discours, fait le pont entre l’objet (extérieur) et le sujet (intérieur) : d’abord, en se jouant du rôle de Dieu dans l’intimité (Augustin, Luther, Descartes, Leibniz) du sujet, en suite le congédiant (Kant).
18. Toute cette longue histoire philosophique européenne qui a débouché dans la modernité s’est faite à partir d’Aristote (dont les textes ont dominé les écoles européennes jusqu’au XVIIIe siècle, il a été le maître-école de tous les grands savants européens) et contre Aristote (puisque tous ces savants le dénonceront). Une partie importante de la labeur de Heidegger a été de creuser sous la textualité médiévale et européenne (sa thèse de doctorat a été sur un auteur du XIVe siècle) jusqu’à réussir à arracher Aristote à l’aristotélisme : restituer sa Physique comme préalable et essentielle à la compréhension de sa Métaphysique. De ma maladroite façon, c’est ce que j’ai suggéré de lire selon la mêmeté parménidienne du dire-(qui)-pense-l’être, que l’histoire postérieure a séparé, en le platonisant. Ce n’est pas une question de nostalgie, cette séparation n’a pas été une ‘méchante’ chose arrivée à la pensée, préjudicielle, qu’il aurait été mieux de garder l’Aristote tel quel, bien sûr qu'il ne s'agit ici de rien de pareil. Il n’a jamais eu d’Aristote tel quel, que des textes offerts à la lecture, l’histoire de la philosophie a été l’histoire de ces lectures et sans elles il n’aurait pas eu de modernité. Il n’y a pas grand sens d’en être ‘contre’. La modernité toutefois nous fait mal en certains endroits: ses dualismes, déterminismes, réductionnismes, relativismes, sont le symptôme de sa maladie en ce qui concerne notre compréhension des sciences actuelles. Ce fut cette compréhension forte de penseur qui a mû Heidegger, qui n’était pas ‘contre’ la modernité ni contre les sciences. Parmi les tâches de la pensée philosophique, celle de chercher à récupérer les énergies de pensée qui étaient recouvertes et qui pourront devenir fécondes dans le mouvement débuté par Prigogine et Stengers, d’ouverture de la possibilité de renouer une nouvelle alliance entre philosophie et sciences, héritière de celle qui a institué la Physique d’Aristote et qui a duré environ 20 siècles, jusqu’à Galilée, Newton et Lavoisier. Kant en a décrétée la fin, il a ouvert de façon critique l’espace de l’autonomie des sciences européennes, permettant son épanouissement étonnant tout au long des XIXe et XXe siècles. Et maintenant on peut fermer la parenthèse de cette critique séparatrice, en ouvrant un nouvel espace d’alliance - phénoménologique - philosophie avec sciences.



(1) 1968, p.183
(2) En ne marquant que le nombre (qui relève des noms, pas des verbes), la copule ne serait pas, à la rigueur, un ‘verbe’ pour Aristote: en effet, il définit le nom et le verbe par le même trait (“voix composée signifiante dont aucune partie n’est par elle-même signifiante”), à la différence près que le verbe “indique le temps” (meta chronou), pas le nom (aneu chronou) (Poétique, 20, 1457a10-16).
(3) Que Platon, le premier écrivain de la définition et du texte gnoséologique, ait condamné l’écriture dans le Phèdre, dirait et qu’il sait que ses écrits lui échapperont comme ‘intemporels’ et sa rébellion en protestant, en témoignant d’avance, en faveur de la contingence du lieu-moment de cette écriture qui s’arrache des lieux-moments.
(4) “On pourra dire que la science aristotélicienne de l’être en tant qu’être n’est autre que le système général de la solution des apories” (Aubenque, 1962, p. 159).
6. Ces deux types d’exemples sont nettement distingués au tout début du livre II (192b8-23): les étants qui le sont “par nature”, leur mouvement se faisant par “eux-mêmes” (kath’auto) - ce sont les animaux et plantes, leurs parties et les quatre éléments - et tous les autres, notamment les objets techniques, dont le changement est dû à d’autres, leur arrive “par accident” (kata sumbebêkos). Cette distinction est capitale, car la phusis se définit justement par le fait d’avoir d’elle-même le mouvement et le repos, en être le principe et la ‘cause’ (aition), que l’on traduira peut-être mieux par ‘motif’ (12). Développé dans ce livre II, ‘aition’ est dit aussi en des sens différents, et notamment selon les principes dégagés avant: plutôt que quatre aitiai, l’aition en quatre sens (13). Le premier, le “ex où” (ce dont l’étant vient), dans lequel il est engendré principiellement (le bronze d’où la statue), est dit motif selon la hulê; le second est dit selon la spécificité, l’eidos (le logos, la définition) de “le ce [qui] était [à] être”; la troisième façon de dire le motif, qui renvoie au “principe premier du changement ou du repos” (celui qui a pris une décision ou le père d’un enfant) (14) et mérite, lui, d’être dit ‘cause’, est kinoun (le mouvant ou moteur); enfin, le motif en vue de quoi, selon le telos (le but), telle une promenade en vue de la santé. C’est plutôt dans les choses produites par l’art (technê) des humains qu’il est aisé de distinguer ces quatre sens en des ‘étants’ discernables (respectivement: le bronze informe, une image à sculpter, l’art du sculpteur, la statue à mettre en tel endroit pour être admirée), tandis que pour les vivants - où ils sont immanents à l’ousia - les motifs coïncident plus ou moins, notamment entre eidos et telos. D’autre part, la ‘cause’ ou moteur introduit une extériorité dans la conception du mouvement des vivants, défini comme immanent ou par phusis, ce qui pose problème.
7. Pour comprendre comment ce fait le passage d’un eidos qui disparaît à un autre dans le même étant, Aristote doit ajouter à cette quadruple ‘causalité’ une autre paire de motifs: dunamis (15), l’étant en tant qu’il peut devenir tel, changer en tel, et entelecheia, le venir au but (telos) de cette possibilité, celle-ci étant trois fois dite être le mouvement (16). Tout de suite après (201b5-15), l’exemple de l’acte de construction d’une maison est dit energeia (en œuvre, ergon, effectué), nuance de sens par rapport à entelecheia, que je serais tenté d’approcher de celle qu’il y aura entre eidos et morphê (§ 5) (17). Or, au début du même paragraphe, il est dit qu’ “être mû arrive à”, le verbe ‘arriver’ (sumbainei) étant celui qui est la racine de “accident” (sumbebêkos) (18) : il y a des accidents, parce qu’il y a du mouvement imprévisible, tout étant sublunaire en a donc, mais ceux qui existent par l’art des humains sont entièrement par accident, à l’envers des étants par (début § 6), auxquels le mouvement est immanent, kath’auto. Voici ce qui touche à l’essentiel de la physique aristotélicienne: elle cherche à comprendre le mouvement des vivants. Et c’est ce que l’inertie de Galilée et de Newton exclura, à leur tour par des raisons essentiels à leur physique.
(5) “Pollachôs legetai to on”, contre Parménide, qui “considère que l’étant se dit absolument (haplôs)” (186a25). Quatre types de distinctions de sens de l’étant sont possibles: par soi et par accident; être vrai et non-être faux; les catégories; être en puissance et en acte (voir Mét., E, 2, 1026a33-1026b2). On remarquera qu’il y a aussi polysémie concernant la catégorie principale, l’ousia, bien comme l’aition (“motif”). Selon Mét., Q, 10, 1051b24-25, être vrai et non-être faux concernerait le discours (phasis) et non la proposition logique (kataphasis): le motif de l’alêtheia que Heidegger a mis en valeur ne peut être plausible que selon la mêmeté parménidienne dont il sera question tout de suite.
(6) Ce ne sont que des distinctions philosophiques, on y reviendra.
(7) Derrida, 1972a, p. 218. Pour Platon: "pensée (dianoia) et discours (logos) ne sont qu'une même chose, sauf que le discours intérieur que l'âme tient en silence avec elle-même a reçu le nom spécial de pensée" (Sophiste, 263e, trad. Chambry); mêmeté aussi entre le discours et ce qu’il dit: “le discours, dès qu’il est, est forcément un discours sur quelque chose; qu’il soit sur rien, c’est impossible” (idem, 262e).
(8) Puisque chaque lecteur de Parménide ne peut le lire que selon sa philosophie (post-socratique) et ses questions, voici mon hypothèse à partir de mes questions concernant Platon et Aristote. Le monde sublunaire, des choses qui sont engendrées et qui périssent, des passions et des opinions, monde du non-être, dit-il (de l’accidentalité chez Aristote), n’est pas susceptible de pensée au sens fort. Dire-penser l’être, l’intelligible, c’est penser l’Un qui dure toujours en tout, le Même éternel. Cette séparation laïciserait, après Hésiode notamment, la séparation mythique entre le Ciel et la Terre, les Dieux et les humains. L’invention de la définition par Socrate (pour l’enseignement des vertus) permet à Platon (pour l’enseignement des gardiens de la cité) de multiplier les Formes idéales éternelles comme êtres intelligibles, sans mélange entre eux, dont les choses sensibles sont des reproductions imparfaites. Mais face aux écoles des Sophistes qui endoctrinaient les jeunes, les futurs citoyens, de façon ‘fausse’, cette position restait sans défense, leur laissant libre tout le champ du non-être, le Cratyle ayant déjà déconsidéré les noms pour la connaissance des choses, le Ménon l’apprentissage. C’est ainsi la question du discours vrai qui amène au parricide de Parménide dans le Sophiste: il s’agit de la découverte de comment l’altérité rend possible le mélange entre les Formes idéales et entre les choses, suite à la discussion critique des positions de Parménide (y figure un homonyme de Aristote qui signalerait le rôle des discussions avec ce disciple (135c), dans cette évolution de la pensée de Platon). Cette altérité ouvre le chemin de la critique aristotélicienne, de la pensée de l’ousia et de ses accidents, chemin guidé, selon P. Aubenque, par la question de la recherche d’une ontologie compatible avec le discours vrai. Parménide aurait donc cautionné et la séparation dont on va suivre l’histoire oscillante entre les répétitions de Platon et d’Aristote et la mêmeté du dire-(qui)-pense-l’être, celle-ci ayant été gommée par celle-là jusqu’à Heidegger.
(9) La génération et le périssement font exception aux autres mouvements: ici un étant, une ousia, commence d’être (donc une autre, la semence d’un vivant, par exemple, cesse d’être) ou cesse d’être (et une autre commencera). Le De la génération et de la corruption s’occupe spécialement de ces deux mouvements propres aux sublunaires.
(10) Le verbe grec idein, voir, d’où eidos, le visage vu.
(11) “Ce qu’était être”, traduction littérale selon les auteurs de chez Vrin (p. 72, n. 2). Moins littérale, ma proposition est plus heideggérienne. Selon Aubenque, c’est “l’essence individuelle concrète” avec “pleine valeur interrogative” (p. 462) [qui est Socrate? un sage heureux], en contraposition à la question générale “ti esti” (qu’est-ce que?) de la définition socratique [qui est Socrate? un homme].
(12) “La cause’ n’est pas quelque chose qui produit un effet, mais ce dont la recherche nous dirige vers ce à partir de quoi un être est donné, [...] un principe traduit dans un point de vue” (J.-L. Poirier, “Introduction” à Aristote, Leçons de Physique, Pocket, 1990, p. 19, je soul.). Eu égard aux conceptions modernes de ‘cause’, il vaut mieux de garder une autre traduction pour le grec ‘aition’ et pour son sens de ‘donation de mouvement’, génération ou altérations: parmi les divers mots latins donnés par les dictionnaires (cause, principe, origine, raison, occasion, motif), le dernier - ce qui donne le mouvement, le motus - me semble le plus indiqué, avec l’avantage de pouvoir servir à dire et le mouvement des étants et le discours de ‘raison’ (sive causa) qui le pense, l’avantage de donner à comprendre que les catégories de la Physique d’Aristote, d’une façon ou d’une autre, concernent toujours le mouvement.
(13) “En un sens (tropon) l’aition est dite [...], autrement [...], en outre [...], en outre [...]” (II, 3, 194b23-32). Le mot grec ‘trope’ (aussi en Z, 3, 1029a2, pour l’ousia) dit justement le sens ou direction d’un mouvement (des astres, des affaires, des mots ou phrases, des vents, des modes, etc.).
(14) Et pas la mère! La raison semble être l’ignorance des mécanismes de la conception. Puisqu’il ne s’agit pas de génération spontanée, il faut un motif selon l’hulê, qu’Aristote (et probablement les gens de son temps) trouve dans l’analogie (le même nom dans la langue) du sperme mâle des animaux avec la semence (sperma) d’où sortent les plantes: il croit que c’est cette semence masculine toute seule dans la ‘terre’ féminine qui est l’origine des nourrissons.
(15) De la famille sémantique de dunaton, possible: la possibilité ou le pouvoir-devenir-autre, traduction latine par ‘puissance’, impliquant la notion de ‘force’.
(16) III. 201a10-11, 27-29, 201b4-5. Les deux premières fois, hê tou dunamei ontos entelecheia [...] kinêsis estin (l’entelecheia de l’étant en tant que puissance de [...] est le mouvement); la troisième fois, c’est “l’entelecheia du possible en tant que possible” qui “est le mouvement”.
(17) Entelecheia (à la façon de eidos) serait du côté du mouvement, de son ‘but’, tandis que energeia (à la façon de morphê) serait plutôt du côté de l’étant en tant qu’œuvre (artisanale) qui en a résulté. La traduction latine par ‘acte’ a ignoré la différence.
(18) De bainô, placer les pieds, marcher: avec sun- dit littéralement des pieds qui se joignent, des pieds qui se retrouvent devant d’autres, une rencontre casuelle de deux humains, d’où quelque chose puisse arriver, un accord par exemple, ou bien une disgrâce, arriver-avec; sun- avec le parfait bebêka indique ce qui est arrivé ensemble à plus qu’un, ce que nous disons aléatoirement, accidentellement.
(19) Pourtant, il dit que “ne pas signifier une chose unique, c’est ne rien signifier du tout [...] car on ne peut pas penser si on ne pense pas une chose unique” (Métaphysique, IV, 1006b7-10). Mais justement il avait précisé, comme s’il pensait à ousia et aition, que “il est d’ailleurs indifférent qu’on attribue plusieurs sens au même mot, si seulement ils sont en nombre limité, car à chaque définition pourrait être assigné un nom dif-férent” (1006a30-b2, trad. Tricot, citée par Derrida, 1972a, p. 295-6).
(20) Dans le grec courant, ousia c’était les terres, les troupeaux, la résidence, ce qui était transmis en héritage dans une maison, de génération en génération: c’était donc ce qui restait ‘le même’ de la maison, pendant que les gens changeaient. C’est sans doute pourquoi Aristote l’a technicisé pour dire la ‘substance’ (ce qui reste le même d’un animal ou d’un humain au cours des changements de leurs vies), ou l’essence (ce qu’il a en commun avec ceux de son espèce, qui en sont définis tels que lui).
(21) Ce qui se perd dans la traduction, c’est pourquoi je préfère garder ousia; de même que logos, on ne peut traduire sans perte grave. Les auteurs de chez Vrin - “le terme ousia étant polysémique et pouvant signifier tantôt la première catégorie d’étants (ou la substance), tantôt la première catégorie de prédicats (ou l’essence) [...]” (1999, p. 70, n. 4) - ont traduit par ‘étance’. Bizarrement, Aubenque garde ‘essence’ (1962, p. 136, n. 2), là où justement sa thèse essentielle semblerait demander, sinon sinon de garder ousia, en tout cas de ne pas trancher entre les deux sens latins.
(22) Physique, IV, 219b1. D’abord du mouvement des astres célestes: “c’est de quelque chose de continu, que le temps est le nombre, à savoir du mouvement circulaire” (Sur la génération et la corruption, II, 337a24), c’est à dire les jours, les années, les saisons.
(23) “Ce qui peut vraiment être dit de quelque chose, mais pas nécessairement ni habituellement” (Métaphysique, D, 30, 1025a14-15).
(24) Les genres des animaux sont les poissons, les oiseaux, les cétacés (tous des sanguins, vertébrés chez nous), les crustacés, insectes, céphalopodes (non sanguins, invertébrés), puis beaucoup d’autres qui ne sont suscep¬tibles de “grands genres” (les mammifères n’en font pas un, semble-t-il).
(25) Praxis: qui a sa raison d’être dans les effets sur soi-même, au contraire de la technique (technê), qui produit des effets sur un autre.
(26) Tissus (sang, chair, os, etc.) et organes (tête, cou, tronc, 2 bras et 2 jambes, chez les humains, puis la tête composée de crâne et face, celle-ci avec front, sourcils, yeux, etc.); ensuite les parties internes (cerveau, œsophage, poumon, estomac, intestin, cœur, etc.).
(27) “Voilà pourquoi il appartient au physicien de traiter de l’âme”, I, 1, 403a27-28, trad. Barbotin, mais ailleurs il dit “qu’il n’a pas à traiter de toute âme; toute âme n’est pas nature, mais seulement une partie de l’âme” (Parties des Animaux, I, 1, 641b9-10, trad. Le Blond). Dans l’Histoire des Animaux, il distinguait les espèces selon qu’ils “émettent des sons”, “sont muets”, “possèdent une voix; parmi ces derniers, les uns ont un langage articulé, les autres non” (I, 1). Ce langage articulé (logos) dira ainsi l’une des différences de l’espèce humaine par rapport à d’autres, mais dans ce contexte zoologique, il y a d’autres différences; Les Parties des Animaux conteste les dichotomies platoniciennes, en disant qu’il faut les “déterminer par plusieurs différences” (I, 5, 643b13-14), ce qui empêcherait les oppositions exclusives: “qu’il soit impossible d’obtenir aucune des espèces individuelles par division du genre en deux, comme certains l’imaginent” (643b26-28, trad. Le Blond).
(28) “Aristote”, Enc. Universalis, 1974, 2, 399c.
(29) La Terre étant elle aussi sphérique.
(30) De même que les parties des animaux concernant la génération ont été étudiées dans un traité à part des autres Parties des Animaux.
(31) Cf. P. Ricœur, La Métaphore vive, Seuil, 1975, p. 55, qui cite O. B. Hardison.
(32) Mais s’agissant aussi de motifs décisifs du mouvement, ils sont ‘physiques’ d’eux-mêmes, quoique élaborés dans un des livres de la Métaphysique: il n’y a pas de frontière nette entre ces deux études de l’étant en tant que phusis et l’étant en tant qu’étant.
(33) Métaphysique, E, 1, 1025b26-27. Physique avait anticipé que le philosophe pourra “envisager comme étant séparées de la matière” “des déterminations inséparables, en fait, de la matière” (I, 1, 403b15-16, 14).
(34) B. Dumoulin, Les œuvres philosophiques, Dictionnaire, III, P. U. F., p. 54.
(35) Par exemple, à propos de la définition de 'universel' dans De l'interpretatione, 7,17a39-40, A. de Libera, dans La querelle des universaux, De Platon à la fin du Moyen Age, 1996, Seuil, écrit ceci: "[...] un fait est clair: aucun lecteur sensé ne devrait, à lire ces lignes, en retirer l’impression qu’Aristote est aristotélicien”, (pp. 29-30); c’est lui qui souligne, comme s’il s’agissait d’une incongruïté.
(36) Dans l’histoire de la théologie chrétienne il est aisé de repérer le jeu des oscillations entre les positions augustiniennes (Luther, par exemple) et thomiste (le catholicisme du concile de Trente).
(37) Le Thomisme, Vrin, 1947, chap. “Existence et réalité”.
(38) C’est remarquable qu’autant ledit chapitre de Gilson que le début de De ente et essentia de Thomas d’Aquin introduisent les motifs aristotéliciens sans aucune référence au mouvement (qui est posé comme accident par Aquin, en ligne avec la qualité, citation de Gilson, p. 47, note), posés donc de manière purement métaphysique. Comme si l’on lisait Aristote avec des lunettes platoniciennes, son ousia venant à être com-prise à la façon d’un eidos intemporel.
(39) La question de l’existence avait déjà été posée, peut-être autrement, par les philosophes arabes de Cordoue et par Maïmonide (Gilson, 1947, pp. 55-57).
(40) Cette séparation a été possible aussi à cause de la traduction latine du double sens du logos grec par deux mots, ratio (la raison, qui relève de la pensée et du calcul) et oratio ou verbum (le discours, relevant de la rhétorique et de la grammaire).
(41) ‘Mentalization’ de l’essence : le ‘concept’, ‘l’idée’, de la philosophie eu-ropéenne classique. La difficulté de ces questions historiques, c’est qu’elles passent en grande partie par les textes et questions de la théolo-gie médiévale, dont les spécialistes n’ont souvent que des intérêts théologiques ou historiques : il est rare que des philosophes non-spécialistes s’y réfèrent, on saute d’habitude des Grecs aux Européens du 17e siècle.
(42) À la façon du signe stoïcien: le lekton (signification), la chose et le nom, respectivement.

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