segunda-feira, 11 de agosto de 2008

Construction et déconstruction du MONOTHEISME EUROPÉEN

Du Monothéisme comme exception
Bible: la séparation de Dieu
Philosophie: la définition sépare
Universalité et traduction
Sans monothéisme pas d'Europe
Technique: le retour du séparé
La mort de Dieu
Les croyants
Appendice I - Le Pentateuque a commencé par le Deutéronome
Appendice II - Comment Platon a rompu avec Socrate dans la République


Le Monothéisme européen,
on en est habitué,
et cependant il ne va pas de soi.

Deux figures, fort étrangères l'une à l'autre,
co-habitent en lui.
Un Dieu Guerrier, des vieux mythes des Hébreux,
intervint dans l'histoire de ce petit peuple
de par des prophètes,
puis devint silencieux.
Un Premier Moteur,
pensé par un philosophe grec qui ne croyait plus aux mythes,
donne son impulsion au mouvement des astres,
mais reste immobile et autarcique,
sans rien savoir de ce qu'il y a en dehors de lui.

Tout opposait ces deux figures célestes, que rien ne rapprochait.
Si ce n'était un certain parallèle philosophique
entre deux écritures:
celle du prophète anonyme qui écrivit le livre dit Deutéronome, dont les autres livres du Pentateuque s'ensuivirent,
celle de l'école socratique de philosophie.
Ces écritures sont toutefois aussi fort différentes,
l'une,
écrite à beaucoup de mains pendant plusieurs siècles,
étale des récits mythiques et historiques,
l'autre,
plutôt gnoséologique et se méfiant du temporel,
cherche à saisir ce qui reste le même
en-deçà des changements que les récits racontent.

Une geste formelle commune aux deux écritures
- qui répond de ce que Heidegger a nommé ontothéologique -
peut rendre compte de cette hautement improbable rencontre entre prophètes hébreux et philosophes grecs
aux sources du Monothéisme européen.



Du Monothéisme comme exception

1. Le Dieu monothéiste de l'Occident est une exception histo­rique, issue de la rencontre - improbable - dans la théologie chré­tienne de l'écriture du Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible hébraï­que) et de la Physique d'Aristote. On tâchera ici d'in­diquer quelques grands traits philosophiques de sa constitu­tion, qui pourront aussi ren­dre compte de sa postérieure décons­truc­tion moderne, dite sécularisa­tion ou 'mort de Dieu'.
2. Il faut d'abord refuser ce que l'on peut appeler l'obscuran­tisme des Modernes qui ont voulu "expliquer" la religion (des Autres), structure essentielle de toute société humaine jusqu'à ré­cemment, par des peurs ancestrales, ou par une pré-logique plus ou moins infantile, ou par quelque projection imaginaire feuer­ba­chienne ou tout autre man­que dont nous seuls serions affran­chis. Ce type d'explication des socié­tés autres est plutôt in­dice d'igno­rance, y compris concernant nos so­ciétés à nous. On ne comprendra ceux qui nous sont étrangers que là où ils sont des proches, quand leur étrangeté aura des similitudes structurales chez nous.

Bible: la séparation de Dieu

3. Aucune société ne peut survivre qu'en transmettant d’ancêtres en descendants le système des usages qui lui a permis d'arriver là: la re­production de ce système dans son territoire pourrait même servir à dé­finir cette société. Ces usages - à origi­ne perdue dans le temps, testés comme valables par l'existence même, plus ou moins féconde, de la société, ces usages dont la ré­pétition stricte et demandant de l'habileté est sa raison de (sur)vivre - tiennent leur efficacité 'actuelle' des ancê­tres que la mort a em­porté et que des êtres surnaturels et immortels - très variables, selon les sociétés - suppléent. Leurs mythes d'autre part répètent que la fécondité surabondante et précieuse (des champs, des troupeaux, des femmes, des maisons) n'est jamais susceptible de maî­trise par le travail des humains. En effet, la bénédiction escomptée par la répétition des rituels (à relire scru­puleusement, selon l'étymologie du mot latin 'religio', relegere) recèle en elle la malédiction. L'enfant qui naît est la plus grande bénédiction d'une maison: né dans un bain de sang (le sang versé indique la mort), il mourra un jour et travaillera dur la terre pour que celle-ci le comble de ses fécondités; le chap. 3 de Genèse in­ter­prétera ce mélange de vie et de mort (la mortalité, les dou­leurs de l'accou­chement, la peine au travail) comme des châti­ments d'une transgression originelle: le mal venait donc des hu­mains. Dans la béné(malé)diction on a ainsi séparé le bien et le mal. Comme Platon le fera aussi, tout autre­ment bien sûr, en po­sant l'Idée éter­nel­le de Bien.
4. Cette séparation du Bien et du Mal est indissociable de celle du Dieu des Hébreux dans le Pentateuque, écrit, selon des travaux ré­cents, bien plus tard qu'on ne le croyait, sous la pous­sée du grand mouvement prophétique (l'argument décisif: aucun des prophètes, dès le siècle VIIIe av. J.C. au VIe, d'Amos et Isaïe à Ezéchiel, ne cite Abraham, Jacob, la promesse, ni Moïse, l'allian­ce au désert, la loi). Le premier livre à avoir été écrit, vers 640 av. J.C., a été ce­lui du Deutéronome (chap. 5-29), qui, environ 350 ans après l'instauration de la monarchie da­vidi­que, fictionne l'octroi de la Loi au désert et l'alliance entre Yahvé et les ancêtres du peuple hébreu, avant leur entrée en Palestine: la loi éthique du Bien, à être accomplie par chaque Israélite de tout son cœur, y est po­sée comme antérieure aux usages ancestraux concernant la béné(malé)diction de la terre, laquelle revient donc au seul Yahvé (tandis qu'ailleurs, la règle est celle du polythéisme des dons, les bons et les mauvais). Cette alliance ouvre sur une ré­forme de justice sociale qui place l'obligation d'assistance aux veuves, or­phelins et émigrés, à ceux qui n'ont pas de maison, au cœur de l'al­liance: "qu'il n'y ait donc pas de pauvre chez toi" (15,4). En plus du droit com­mun (chap. 19-25), elle instaure une sorte de droit 'constitution­nel' de l'alliance (chap. 12-18) qui centre le culte juif dans le seul Temple royal de Jéru­salem et abolit tous les sanc­tuaires régio­naux. Le 'mono' de mono­théisme est ainsi en rapport avec celui de monar­chie (tandis que dans les religions indo-euro­péennes, selon Dumézil, la fonc­tion souveraine et sacerdotale compose avec celle des guerriers et avec celle des pay­sans). Les autres livres du Pentateuque, écrits après l'exil de Babylone, re­mettent en ques­tion ce rapport Dieu/Roi, Yahvé le Séparé (ou le Saint) se haussant très net­tement au-dessus de la Monarchie, de la Terre et de sa fé­condité, des pre­miers Ancêtres, des autres Nations, de­venant en­fin le créateur du Ciel et de la Terre. Cette première page de la Bible, si célèbre, a été l'une des dernières à avoir été écrite, et c'est toute notre difficulté de com­préhension, comme si l'ensem­ble avait été écrit à rebours, "le Dieu de ton Père" (Gn 46,3 et Ex 3,6) étant effacé d'avance par cette figu­re, anthropologi­quement impossible, deve­nue fami­lière à tout lecteur de la Bible, celle d'un Dieu-sans-peuple qui s'en choisit un à partir du chap. 12 de Genèse, et qu'en Exode re­part à zéro avec Moïse.
5. La réforme deutéronomiste n'ayant pas abouti, Israël ne cessant d'être sous la domination successive des grands empires, de Babylone à Rome, le mouvement autour de Jésus hérite d'une perspective messiani­co-apocalyptique qui délaisse le côté politi­que de la promesse prophéti­que et croit, selon les tous premiers textes chrétiens, que la fin des temps approche, avant la fin de la géné­ration contemporaine (Marc chap. 13, I épître aux Thessa­loniciens, chap. 4, 13-18). Cela n'étant pas arrivé, d'autres textes (Luc, etc.) essayent d'asseoir une espérance plus longue, mais qui ne sera possible que par le travail de Paul de déjudéisa­tion de son message (quittant le Temple et la Loi) pour pas­ser de la dias­pora juive au monde hellénistique: oubliant tout le récit palesti­nien de Jésus, il ne prêchera que la mort et la résur­rection du Christ et l'amour à outrance, le partage ecclésial entre des 'fous' et des 'pauvres'.

Philosophie: la définition sépare

6. Il faut maintenant faire attention à l'autre pilier du Dieu occiden­tal, la philosophie grecque de l'école socratique. Les livres II-IV,VIII-IX de la République de Platon rompent avec le Socrate du livre I sur la justice, en développant, après la débâcle de la démocratie athé­nienne, une fiction de cité juste que les livres V-VII,X compléteront plus tard par son ordonnance autour de la théorie des Idées éternelles et de l'âme innée et immortelle. L'Idée de Bien deve­nant dans les derniers textes, notamment le Timée, le Démiurge façonnant le cosmos, il semble y avoir ainsi un parallèle saisissant entre les deux écritures, celle des prophè­tes hébraïques et celle des philosophes grecques, et de leur por­tée vers le Bien d'une so­ciété juste. Mais il faudra la Physique d'Aris­tote pour établir le parallèle métaphysique avec la création biblique qui prévaudra. La définition, d'une part, séparera chaque étant vivant - dé­fini dans son ousia (substance-essence) - de la Physis (Nature), c'est à dire, de la Terre, de sa puissance (cachée) de fécondité: qui le donne et le nourrit; d'autre part, elle deman­dera, par le biais de la causalité gno­séologique, qu'un Premier Moteur soit au principe de tout étant, mais tellement sé­paré qu'il ne connaît même pas ce monde sous-lunaire dont il est l'origine.

Universalité et traduction

7. Or, il se trouve que Juifs et Grecs sont des peuples endoga­mi­ques qui ne se mélangent pas aux autres, païens ou barbares; ce seront des défaites guerrières qui pousseront les uns à la Diaspora, les autres à l'Hellénisme, où le Christianisme se déve­loppera comme troi­sième grande étape de cette histoire du Dieu occidental, celle de l'universalité (ou catholicité) au-dessus des langues et des autres usages particu­liers de chaque peuple. Ce mouvement de traduc­tion se trouve d'une part dans l'écriture par des écrivains juifs du nouveau Testament en langue grecque, il est raconté d'autre part dans le mythe des langues de feu de la Pentecôte, quand une foule d'étrangers écoute Pierre prêcher dans leurs langues à eux (Actes des Apôtres, chap. 2). En termes de la philosophie grecque, cette uni­versalité est toutefois apo­rétique avec le carac­tère historique, donc contin­gent, de l'événe­ment Jésus et de toute la Bible (l'histoire, en phi­losophie, c'est de l'accidentel); l'aporie sera 'résolue' dans les dogmes trinitaire et christologique, qui, toutefois, ti­rent Jésus du côté du divin (voir le Credo, d'où l'historique est presque dispa­ru), tandis que l'Église exhibait fort bien le côté humain de son histoire, en contraste avec une "foi" dont le dis­cours a su utiliser les motifs grecs pour se détemporaliser, s'éter­niser.

Sans monothéisme pas d'Europe

8. En Occident, cette Église devient romaine, à la place de l'empire agonisant. C'est très impérialement, en effet, en contraste avec l'apôtre Paul (Ie épître aux Corinthiens, chap. 1, 17-25), que nos ancêtres païens-barbares seront christianisés de façon plus ou moins violente (plus tard, la machine capitaliste s'univer­salisera elle aussi impérialement).
9. La théologie chrétienne, d'abord platonicienne et, de par Augus­tin d'Hippone, adéquate à un christianisme de moines, guer­riers et pay­sans, a subi une transformation décisive au XIIIe siècle, notamment par l'écriture de Thomas d'Acquin, qui a réussi à rendre Aristote le maître-école de l'Europe à venir. C'est à sa Somme Théologique que l'on doit l'ultimation du monothéisme philosophique, l'instauration d'un De Deo uno à côté du tradition­nel De Deo trino, duquel Occam développera des conséquences augustiniennes.
10. On peut en effet comprendre son nominalisme comme le lieu tex­tuel où tout ce travail bimillénaire d'écriture et de pensée aboutit, dans le dessin enfin à l'état pur de ce que Heidegger a appelé ontothéologie. Le Premier Moteur y fait un, indiscer­na­blement, avec le Dieu créateur de la Bible: il est la cause pre­mière et dernière de tout vivant, de toute chose, qu'il connaît di­recte­ment sans concept ni essence, dans sa singu­larité; et puis, et sur­tout peut-être, il est éternellement présent à l'âme de tout chré­tien, plus profondément que dans l'Horeb du Deutéronome où il fallait Moïse en médiateur, de même que la représentation philo­so­phique dans l'âme, et bientôt dans le sujet, deviendra possible, sans passage obligatoire par la média­tion empirique et sensi­ble: c’est notre ‘idée’ familière, l'intention, le concept, la signi­fica­tion du signe sans le langage.
11. C'est cela l'ontothéologie la plus extrême, celle de Luther, illus­trée tout aussi bien chez un Descartes, un Malebranche, un Berkeley. Cela veut dire qu'on ne serait pas l'Eu­rope sans cela: la philosophie grecque, sans laquelle la Modernité serait inconceva­ble, nous a été transmise par la théologie chré­tienne, ses motifs majeurs par la prédi­cation paroissiale. C'est pourquoi on ne peut pas être naïvement 'con­tre' l'idéalisme, 'con­tre' le christianisme, 'contre' Dieu, nous en som­mes les héri­tiers, en mélange avec d'autres ancêtres plus récents. Tou­tefois ce motif d'héritage ne vaut que 'contre' l'idéalisme de la repré­sen­ta­tion européenne, il présuppose le poids historique des mots philo­sophiques dans nos langues.
12. Or, c'est la représen­ta­tion qui a rendu possible la rupture de la physique de Galilée et de Newton d'avec l'aristotélisme, ruptu­re où se jouent plusieurs facteurs. D'une part, cette 'pré­sence' de l'éternité di­vine permet que le temps linéaire, tout en restant du côté de l'acciden­tel, puisse être pris comme une dimension mesu­rable à l'instar de la mesure traditionnelle de la terre (qui avait donné son nom à la géomé­trie) ou de l'espace, lequel cesse d'être le lieu des choses, devient ex­tension. Ils se prêtent ainsi au tra­vail du mathémati­que, de l'algébrique, dont l'inven­tion, à la même époque, de la notation en fait une écriture universel­le, sus­ceptible de jouer dans chaque langue sans en être tou­chée, gar­dant indemne son caractère essentiellement opératoire. Temps et espace se prêtent tout autant à la mensu­ration de l'expéri­menta­tion technique par ces vrais artisans qui sont les deux grands physiciens. Chez eux, l'universel et le contingent se noueront in­dissociablement: comme s'il s'agissait d'un déplacement très re­tors où l'aporie théologi­que trouvait une vraie 'solution', mais sé­cularisée, comme Kant, ce philosophe plus newtonien que Newton, l'a compris le premier. Tout en res­tant dans la matrice de l'onto­theologie, ce sont bien pourtant ses angles structuraux qui sont congédiés: en ce qui concerne Dieu, l'âme, la chose-elle-même-substance-essence, la raison pure, critique, n'en sait rien.
13. Congédié, ce triumvirat avait toutefois rendu un autre type de service inestimable à cette si ingrate science moderne: en ren­dant jadis la dignité d'une âme aux femmes et aux esclaves de la fin de l'empire, c'est leur travail, le travail de leurs mains, qui a aussi été dignifié, comme jamais chez les Grecs-qui-philoso­phaient, ni chez les nobles-guerriers. La bourgeoisie des bourgs (dont Marx fait l'éloge que l'on sait dans le Manifeste) relève de cette dignification chrétienne du travail bien fait comme soin des choses, des instruments, de leur usage, sans quoi Galilée et New­ton n'auraient été possibles (Archimède, par exem­ple, n'a rien écrit sur sa science d'ingénieur parce qu'utile, donc vile et merce­naire).

Technique: le retour du séparé

14. La technique des machines, issue des sciences physiques et chi­miques, est le retour inattendu du séparé des deux écritures de jadis, universelle-et-historique à la fois. Universelle, car elle se répand dans tous les pays, en faisant fi de leurs langues et diffé­rents usages, rem­plaçant ceux-ci et tendant à l'uniformisation que l'on sait, en exhibant toutefois, dans leur 'made in USA' ou 'made in Japan', dans leurs marques, modèles et modes, son caractère essentiellement historique. Retour inattendu, car la séparation du Dieu biblique comme celle des âmes intellectuelles était guidée par des préoccupations éthiques et ont laissé dédaigneusement dans les maisons les usages techniques que le sacré de la répéti­tion ancestrale protégeait, disons. Les détours occi­den­taux dont on a signalé quelques uns ont ainsi abouti à une transfor­ma­tion généralisée et galopante des usages comme l'on n'avait jamais vu. Et c'est où se sont produit les plus grandes ruptures des Moder­nes d'a­vec leurs ancêtres: la mort de Dieu, on l'aura com­pris. On pourra peut-être y déceler trois vagues. Celle concernant le monde intellectuel: la réforme de l'enseignement au début du XIXe siècle, y introduisant les jeunes sciences et en chassant Aristote de son rôle séculaire. Celle concernant l'exode rural vers les nouvelles indus­tries de ceux que l'on dira prolétaires (sans rien d'autre que leur 'prole', leurs enfants à nourrir), coupés des usages des villages abandonnés. Celle enfin de l'après guerre, des années 50 et 60, quand les voitures et toute sorte de machines et électrodomesti­ques ont changé de fond en comble les usa­ges quotidiens et promu femmes et jeunes au rang de citoyens. Dans ces trois cas, le fils ne fait plus comme son père, la fille comme sa mère, le sacré ances­tral en subit le coup le plus fort.
15. Nous n'en sommes toutefois pas si différents que cela, car notre culture elle aussi, nos usages, c'est un héritage que nous n'avons pas inventé, que nous avons reçu de nos ancêtres, mais historiques mainte­nant, dont on connaît les noms et les lieux d'origine, parfois ils sont encore vivants, voire plus jeunes que nous, ces ancêtres. Une voiture que je conduis, un poème que je lis: je répète en pilote les gestes que l'ingénieur a proposé, je 'suis', le temps de sa lecture, le même texte que le poète a écrit. La différence donc c'est que nous faisons l'histoire de notre cultu­re, au lieu des mythes d'au­trefois. Même pour la langue, usage majeur qui n'a aucune autre justification que son ancestralité, elle est reélaborée constamment avec nos littératures et les traduc­tions ve­nues d'autres cultures, avec les changements des savoirs qu'elle char­rie.

La mort de Dieu

16. La tradition politique est un héritage aussi. La démocratie, sans doute, venue des Grecs, mais il y a plus. Si le plus proche an­cêtre de Marx est Hegel, le marxisme n'aurait été possible là où il rompt avec l'hégélianisme, dans la révolution elle-même, sans les deux vieux tex­tes de réforme sociale, le Deutéronome et la Ré­publique, sans leur souci de justice, sans le "qu'il n'y ait pas de pauvre chez toi" du pre­mier et l'abolition de la propriété privée du second, quoi qu'il en soit des 'opinions' de Marx sur eux. Que les impasses politiques de ces textes aient pu durer plus de vingt siècles jusqu'à ce qu'ils trouvent enfin un grand héritier lors que les conditions techniques et politiques sont devenues favorables n'est que l'une des énigmes de cette histoire humaine d'héritages. Qui semble confirmée par le fait qu'aucune des grandes civilisa­tions asiatiques soit arrivé à la modernité sans passer par l'im­portation de la technique occidentale; leurs écritures de rupture avec le sacré mythique n'auraient pas réussi à dépasser le niveau des expériences spirituelles d'un chacun.
17. Tout se passe ainsi comme si le Dieu monothéiste avait été le re­lais entre le sacré ancestral d'antan et notre culture moderne et techni­que. Car il a été lui-même l'un des fruits des écritures hébraïque et grecque, c'est à dire de gestes qui étaient déjà mo­dernes, qui faisaient une rupture critique d'avec la mythologie ancestrale, l'un sous forme de narrative historique globale, l'autre sous forme gnoséologique; l'un des paradoxes de l'histoire racon­tée ici c'est que la raison astronomique et physique de Galilée ait du mettre en question ces premières grandes 'raisons moder­nes' de jadis qui l'avaient pourtant rendu possible: parce que le chris­tianisme, moderne dans sa genèse, est devenu sacré, reli­gion du Moyen-Âge, et qu'Aristote n'était pas adéquat aux ma­chines.
18. La mort de Dieu c'est donc la laïcité moderne, la sécularisa­tion. Les églises chrétiennes elles-mêmes ont été poussées, non sans forte résistance, aux 'aggiornamenti', c'est à dire à tâcher de remplacer les vieux mécanismes de réception et éducation reli­gieuse des enfants par des institutions de culture moderne de la foi, en tenant donc compte de la nouveauté des temps sécularisés. La foi chrétienne semble acculée à être intellectuellement culti­vée pour pouvoir durer et témoigner, à ne plus pouvoir compter avec le paradigme de la chrétienté sociologique qui soutenait, par exemple, les preuves thomistes de l'existence de Dieu, ancrées dans une civilisation de maisons agricoles, terminant toutes par une incise du type "et ceci nous le disons Dieu".
19. Dieu n'a pas été, comme on disait naguère, le 'bouche-trous' des causes nécessaires que les scien­ces venaient remplacer: car s'il y avait quelque chose à boucher, c'était du côté de l'immotivé, de l'aléatoire, des événements; Dieu aura été plutôt l'empêcheur de la con­tingence, du ha­sard, du sans-pourquoi, sans-rai­son-né­ces­saire, le premier et la fin, celui qui arrête le jeu, la multiplicité des dons, la béné(malé)diction de la Terre.

Les croyants

20. Comment peut-on penser que la question se posera doréna­vant pour les croyants? Ils sont des témoins. Toute parole, à sa source, relève du témoignage: 'je te parle, crois-moi'. C'est sur l'expérience de foi des témoins qu'il faudrait tabler, liée à une pratique de parta­ge et de solidarité qui, pauvre par ces moyens, se révèle d'elle-même bien fé­conde au-delà de cette pauvreté. Expérience à articu­ler avec une lecture exigeante de l'histoire du christianisme, sans la­quelle on tomberait dans les pièges des sectes charismatiques dé­boussolées. Cette histoire mon­tre que le christianisme relè­ve, lui aussi, de la béné(malé)diction: d'une tradition de sainteté, de mystique, de pensée théologique, d'es­thétique, d'action sociale, etc., très forte et féconde, d'une part, de rigidités mo­rales et d'orthodoxies religieuses terribles, dont l'In­quisition offre le visa­ge le plus hideux, d'autre part. Encore une fois, devant cette his­toire, on ne peut être ni tout à fait 'pour' ni tout à fait 'contre'.
21. On pourrait peut-être poser cette question: pour faire droit au meilleur de ce que le christianisme a produit comme sainteté et exigence éthique, comme fécondité inouïe de moyens d'action très démunis, ou bien encore ses phénomènes mystiques qui ont poussé l'humain au-delà de ses limites plus peut-être que toute autre expérience, pour compren­dre ce côté prodigieux de la tra­dition qui se réclame de Jésus Christ, faut-il croire en Dieu? La suspension de cette croyance (à l'instar du Boudhisme), et donc aussi de celle la résurrection des morts, laissées comme le noyau dur de la foi départageant les croyants des non-croyants, ne pourrait-elle permettre d'enrichir notre compréhension des pos­sibilités humaines? Le témoignage des croyants rejoindrait le concert si diversifié des témoins de la vie et de la justice, sans que personne ait le premier ou le dernier mot. Dans un certain sens, on peut dire que c’est cette suspension de l’existence et de l’essence de Dieu que l’œu­vre philosophique de Lévinas tend à rendre possible. Voici comment il dit ce que Dieu fait à ses témoins: "Il est Bien en un sens éminent très précis que voici: Il ne me comble pas de biens, mais m'as­treint à la bonté, meilleure que les biens à recevoir" (De Dieu qui vient à l'idée, p. 114).

Appendice I - Le Pentateuque a commencé par le Deutéronome

22. Il faut savoir qu'il y a deux Bibles, l'hébraïque et la chrétienne. Il ne s'agit pas de l'Ancien et du Nouveau Testament: ceci est la Bible chrétienne. La Bible hébraïque c'est autre chose, difficile sans doute à comprendre par un chrétien: c'est la Bible des Juifs d'aujourd'hui, c'est à dire, la Bible 'sans' le christianisme. Ce 'sans', il faut le lire à l'anglaise, comme Derrida le fait quelque part (par rapport à autre chose): 'without'. C'est à dire qu'il ne manque rien à la Bible hebraïque, elle est la Bible 'avec' (with) l'absence (out) du christianisme. Sans doute que le nouveau Testament, en ajoutant sûrement des choses importantes à la Bible hébraïque, lui aura toutefois enlevé d'autres choses, l'a appauvrie; du coup, il s'en est appauvri également. Restituer, autant que possible, cette Bible hébraïque, est donc nécessaire pour entendre sa textualité spécifique. La tâche est aujourd'hui facilitée, après les travaux de la nouvelle exégèse chrétienne autour du Pentateuque (Tora ou Loi) depuis le milieu des années 1970, protestante et de langue allemande surtout, comme d'habitude, qui questionne la genèse de l'écriture des cinq premiers livres de la Bible.
23. La thèse qui a dominé depuis la fin du 19e siècle, due notamment à J. Wellhausen (1844-1918), est celle des quatre documents: le yahviste (J), l'élohiste (E), le deutéronomiste (D) et le sacerdotal (P). Les cinq livres auraient été écrits dans l'ordre actuel (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), malgré les ajouts postérieurs (le Lévitique, par exemple, serait entièrement postérieur): a) le J à partir de Salomon, moitié du 10e siècle av. J.-C.; b) le E après la première génération de prophètes écrivains (Amos, Osée, Isaïe), deuxième moitié du 8e siècle; c) le D à l'époque du roi Josias, deuxième moitié du 7e siècle; et enfin le P après le retour de l'exil, fin du 6e siècle, qui aurait assuré la clôture finale. C'est cette hypothèse qui est en train d'être bouleversée ces dernières 30 années.
24. Soit un exemple. Gn 12.1-5, après la présentation du père d'Abram et de ses frères, dit: 'Yahvé dit à Abram: 'quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom, qui servira de bénédiction'. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lors qu'il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent' (traduction Bible de Jérusalem). C'est un texte célèbre, d'une très grande force: il suffit de songer au plus élémentaire savoir anthropologique, où la religion de chaque peuple a pris la forme qu'elle a dans un rapport indissociable avec la transmission de ses usages de génération en génération, d'ancêtres en descendants. Il est autant impensable un peuple sans ses Dieux que le cas ici, celui d'un Dieu sans peuple (la vocation de Moïse, en Exode 3, a une configuration pareille). Ce Dieu prend l'initiative de séparer la maison d'Abram de son Dieu (cf Gn 31.53) et de lui promettre une descendance énorme, telle celle qui est la population du royaume de Salomon. Un Dieu sans rapport à des ancêtres fait le projet de se créer un peuple à lui, dont Abram aurait été le premier ancêtre, qui a dû couper les ponts avec ses ancêtres à lui. C'est donc une remarquable pièce d'ingénierie théologique!
25. Grand étonnement! Ni Amos, ni Osée, ni Isaïe (1-23,28-39), ni Michée, ni Jérémie, aucun des grands Prophètes écrivains du 8e au 6e siècle ne connaît Abraham, ne cite son nom. Le premier à le faire, Ézéchiel (33.24), le fait en termes critiques concernant la confiance des Israélites restés au pays lors de l'exil dans le mythe de leur ancêtre: le prophète ignore donc totalement la promesse de Yahvé que l'on vient de lire, elle n'était donc pas écrite de son temps. C'est pareil pour tout ce qui racontent les cinq premiers livres de la Bible: ces prophètes ignorent la création, Adam et Ève, le déluge, Abraham, Isaac et Jacob, la sortie d'Egypte, l'alliance du Sinaï, Moïse. Quand il y en a des références, elles sont critiques, négatives (Os 12.3-5, 13 pour Jacob), ou fort différentes (Ez 14.14 e 20, Jer 15.1, Os 12.14, Jz 11.15-27, 2 Reis 17.7-23, Dt 6.20-24 et 26.6-9, Ez 20). Étonnante ignorance, celle des Prophètes. Ou c'est la nôtre? C'est bien nous, lecteurs (anciens et modernes) qui sommes équivoqués: la théologie de ces récits mythiques du Pentateuque (soit celle des discours mis dans la bouche de leurs personnages, soit celle des conclusions du narrateur, soit encore dans leur composition) n'a été possible qu'en dépendance de la théologie des Prophètes eux-mêmes. Ce furent eux qui ont produit le travail théologique qui a rendu possible la rédaction postérieure de ces premiers textes de la Bible, bien plus tardifs que ne le pensait Wellhausen. Il faut donc penser que ces traditions existaient déjà, tout au moins dans un stade oral, elles avaient une fonction religieuse, mythique, et ont été critiquées théologiquement par les Prophètes, dont il en reste des traces. "Il faut comprendre le prophétisme classique, écrit A. de Pury en résumant la pensée de H. H. Schmid, non pas comme un retour à une religion prémonarchique (comme le pensait Von Rad), mais comme le questionnement de la religion nationale et royale au nom d'une conception nouvelle du rapport entre Yahvé et Israël" (Pury, A. de (ed.), Le Pentateuque en question. Les origines et la composition des cinq premiers livres de la Bible à la lumière des recherches récentes, Labor et Fides, 1989, p. 60). Ce sont donc les Prophètes qui sont au début de la Bible hébraïque, la Loi ou Tora est venue à leur suite. La première Loi à avoir été écrite a été la deuxième, le deutéro- (seconde, en grec) -nome (loi), sans doute à l'époque de Josias (640-610 AC), quelques 50 ans avant l'exil de Baylone. C'est une fort extraordinaire scène fiction d'un grand discours de Moïse (pour l'essentiel, les chapitres 5-6, 11-26, le reste est postérieur) dans le désert de Moab, au-delà du Jourdain, en face de Canaan, scène supposée avant l'invasion selon le commandement de Josué, que le livre avec ce nom raconte tout autant fictivement. Tout le reste du Pentateuque a été écrit après l'exil, voire la rédaction sacerdotale après le retour.
26. La belle conclusion: on peut appeler, de façon générale, prophétique le mouvement de tous ces écrivains de la Bible, textes prophétiques proprement dits et textes narratifs et legislatifs. Et ces Prophètes offrent un parallèle saisissant avec les Philosophes, les auteurs des textes philosophes grecs.

Appendice II - Comment Platon a rompu avec Socrate dans la République

27. Les érudits discutent sans fin le rapport de Platon à Socrate, mais je crois qu'il peut être assez bien posé dans ses grandes lignes par une visite rapide à la composition de la République, visite que nous ouvrirons par une métaphore. Le prêt-à-vêtir n'est devenu courant qu'après la guerre de 1939-45, jusque là les mères des familles nombreuses, dont la mienne, devaient souvent augmenter les vieux gilets en laine de ses gosses, l'art de ce tricot étant d'enjoliver la couture entre la vieille laine et la récente pour qu'on ne la remarque pas. Il en va de même quand un auteur reprend un texte fini pour y rajouter des nouveaux chapitres: l'art de Platon, qui, selon Denys d'Halicarnasse, révisait souvent ses dialogues, est si consommé que, même aujourd'hui, les commentateurs ne remarquent pas toujours les artifices de broderie qu'il a utilisés. Son tricot littéraire est lisible dans l'épisode - raconté au début du livre V (449b-450c) et repris au début du VIII (541b-544b), avec un résumé des trois chapitres rajoutés - des deux auditeurs de Socrate se parlant à l'oreille et l'obligeant ensuite à reprendre la question de la communauté des femmes. On peut ainsi distinguer dans la République au moins trois rédactions: d'abord celle du Livre I, sur la justice, qui faisait pendant à certains des premiers dialogues dits socratiques et aporétiques, sur les vertus (piété, courage, tempérance) ; puis les Livres II, III, IV, VIII et IX, dont l'unité est claire: proposition d'un nouveau modèle pour la polis avec un projet d'éducation des citoyens, suivi de l'évaluation négative des quatre types de constitution que les cités ont connues historiquement; enfin, les Livres V, VI et VII répondent à la question de la possibilité de cette ville idéale et de l'abolition des maisons de leurs gardiens en proposant les philosophes comme chefs de gouvernement et le projet de leurs études, autour de ce qui deviendra l'ontologie, la théorie des Formes idéales comme fondation du modèle de cité proposé, dont le Livre X reprendra des conséquences concernant l'imortalité des âmes.
28. L'intérêt de ce plan est qu'il permet de saisir les trois premières grandes étapes de la pensée de Platon. a) Dans la première, il est plus ou moins proche du Maître et du non-savoir affiché par celui-ci, de sa façon de 'critiquer', disons, les traditions et les enseignements appris d'autrui sous forme de répétition, de sa façon d'utiliser la définition sans proposer d'issue à la question éthique débattue, car celle-ci doit venir de l'exercice de pensée et du changement de vie de chacun des auditeurs, de l'exercice même de la vertu dont on débat. Il y a donc une sorte de 'scepticisme' par rapport à la tradition (attitude moderne par excellence, que Descartes reprendra dans son doute méthodique) qui n'en est pas un (chez Descartes non plus), puisque contre le 'relativisme' de ces contradicteurs. b) La seconde étape rompt avec l'ambivalence de cette attitude, en se proposant une tâche de pensée politique inédite: observer "la naissance d'une cité" (369a-b) pour en repenser le modèle, la constitution. Cette deuxième rédaction de la République semble convenir assez bien à l'auto-portrait de Platon comme penseur de la cité, de la politique, au début de sa 7e lettre: elle raconte sa rupture d'avec la manière socratique - métaphorisée dans le changement d'optique, de l'échelle des lettres (368d) - dans le passage du questionnement de la vertu de chaque humain à celui de la cité. D'où lui est-il venu, ce nouveau projet? Des divers efforts de réforme politique démocratique à Athènes deux siècles durant et de la constatation de leur échec, échec que la condamnation du très juste Socrate rend définitif, qui l'oblige donc de tout repenser, de repartir à zéro. La thèse essentielle, plus que l’abolition de la propriété privée, consistait dans l’abolition des maisons elles-mêmes, dans leur double dimension, celle de la parenté et celle de l’activité économique. c) La troisième rédaction concerne ce qu’on appelle d’habitude le platonisme, c’est l’invention même de ce qui est devenu pour nous la philosophie: du premier livre au second, l’éthique s’élargissait à la politique, dans le troisième les deux s’élargissent à l’ontologie.
29. Il s’y agit, sinon d’une première rupture de Platon avec l’école parménidienne, du moins de son détournement. D’une façon très générale, on peut dire que les sages pré-philosophes parmi lesquels s’inscrivait l’éléate Parménide, étaient le pendant grec de la mouvance de la grande innovation d’écriture et d’éthique qui s’est manifestée en Asie dans le Ier millénaire avant notre ère: Zarathoustra en Perse (700-630), Lao-Tseu (640-517) et Confucius (551-479) en Chine, Bouddha en Inde (543-479), ont dégagé, en marge des sociétés à maisons et de leurs religions, des écoles d'exercices ‘spirituels’ tournés vers d’autres envies que celles de l’honneur à la guerre et de la richesse, d’autres désirs que ceux de la table et du lit, vers une éthique autre que la morale des maisons destinée à s’assurer la bénédiction des Dieux. La “voie de la vérité” de Parménide, opposée à celle du mensonge, tranchait d’elle-même entre le Bien et le Mal, faisait le départage - éthique, spirituel et intellectuel à la fois - entre cette expérience marginale de l’être et de la pensée, d’une part, et celle de la multiplicité mêlée de non-être (contingences des choses, corruptibilité des corps, capacité de dissimulation des humains), qui est le lot des opinions humaines, pas susceptibles de vraie pensée: la pensée de ce qui est immutable dans ce qui change. Or, tout en maintenant cette dualité entre l’intelligible et le sensible, Platon, fort sans doute du savoir géométrique hérité des pythagoriciens et devant former intellectuellement ceux qu’il destine à gouverner la cité, inaugure, contre Socrate et contre Parménide, le programme positif du savoir sur les choses sensibles - surtout les humains et leurs occupations - en leur posant des modèles immuables et éternels, les Eidê ou Formes idéales, ‘effets’ chez lui du travail de la définition. Vue d’un autre côté, cette troisième étape de la République renoue toutefois avec les deux antérieures et les accorde: la théorie des Formes idéales suppose toujours que seule l'âme d'un chacun peut venir, par réminiscence, à la sagesse, d'une part, et d'autre part, en étant au cœur du platonisme, cette théorie se donne comme la justification de la place prépondérante de la pensée philosophique au gouvernement de la nouvelle cité. L'unité de la politique, de l'éthique et du savoir ou 'science', voilà le grand dessein de Platon, dont les dialogues contemporains de la troisième rédaction (Cratyle, Gorgias, Ménon, Banquet, Phédon, Phèdre) travaillent des motifs divers et la République exhibe le plan d'ensemble .
30. Soit encore une brève allusion à la 4ème étape, entamée par le Parménide: c'est celle de l’évaluation - critique et défense - des Formes idéales, Socrate y étant délogé de la place principale (reprise seulement dans le Théétète et le Philèbe) au bénéfice du vieux Parménide, qui argumente avec un homonyme d'Aristote, comme si Platon indiquait par là que cette dernière étape de sa pensée était le fruit des discussions avec son jeune disciple («c’est une observation que j’ai faite l’autre jour en t’écoutant discuter ici même avec notre ami Aristote», Parménide, 135c). Toujours est-il que les textes suivants, Théétète, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Lois, se tourneront volontiers vers les réalités terrestres en elles-mêmes, si l'on peut dire, et non plus du seul point de vue de leurs rapports aux Formes idéales, celles-ci étant relayées par quatre genres de l’être: deux principes, l'Illimité et le Limité, leur mélange et la source de celui-ci, le dieu ou l'Idée de Bien (Philèbe, 23d), qui avait déjà d'ailleurs la primauté dans la République (VII, 517b-c). C'est comme si cette problématique faisait un pas de plus, qui reste sans doute platonicien, dans la rupture d'avec Socrate et Parménide, mais maintenant dans la direction d'Aristote, de la philosophie de la physis à venir (on trouvera développée la lecture du rapport de Socrate et Platon dans l'essai de lecture un peu plus loin).
31. L'intérêt de cette façon de comprendre la République en tant que texte matriciel de la pensée de Platon, c'est de permettre d'avoir accès à sa forte systématicité, malgré le 'puzzle' de ses nombreux dialogues. C'est la différence entre Platon et Aristote (et leur rapport de maître / disciple) qui est aussi bien étayée: où le premier asseoît sa pensée sur la réforme de la polis, de la cité, le second déplace sa base vers la physis, la nature, à laquelle cité et maison (que la Republique avait aboli) sont rattachées, en tant que réalités 'naturelles'.
32. Or, cette extraordinaire fiction d'une polis idéale, utopique, est équivalente à la scène fiction de l'alliance au désert du Deutéronome, les deux textes ayant comme but majeur d'établir un lien étroit entre éthique et politique. S'il est vrai que la Bible hébraïque et la Philosophie socratique sont les deux piliers de la pensée occidentale, c'est une savoureuse bonne nouvelle que les bases, les fondements de ces piliers, soient des textes qui pensent la société, soient l'alliance de la pensée avec la justice.

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