segunda-feira, 11 de agosto de 2008

LE JAPON, UNE SOCIÉTÉ NON MONOTHÉISTE

Ce texte est le dernier chapitre d’un inédit (écrit entre 1992 et 1995) concernant l’histoire de la séparation occidentale de la Terre et du Dieu monothéiste, dont les deux textes précédents donnent un aperçu.




Un archipel en retard qui améliore la technologie importée
Pas de définition, pas d'absolu
Communauté et liberté
Évitera-t-on l'occidentalisation?


1. Quel intellectuel occidental n'a-t-il pas rêvé de comprendre l'étrangeté, l'énigme de ce pays à culture si différente de la nôtre, fermé exprès pendant presque trois siècles pour se rouvrir d'un bond il y a peu plus d'un siècle (1), se moderniser très rapidement et nous dépasser au niveau même de la tech-nologie qu'il nous a emprunté, tout en gardant cet aura étrange d'une autre civilisation, d'une riche tradition dont nous sommes tout à fait exclus, alors qu'ils semblent exceller à comprendre la nôtre? Et puis, il est le seul, parmi les grandes civilisations asiatiques, la Chine et l'Inde, la Perse ou Iran et la Turquie, le seul à l'avoir réussi de bonne heure, comme si ce qui est obstacle et résistance à la modernité chez les autres ne l'était pas au Japon, tout en le demeurant pour notre compréhension à nous. Si chez nous la modernité, la technologie, ont remplacé nos vieux usages et changé les traditions de fond en comble, est-ce que le même n'est pas arrivé chez eux, n'ar-rivera-t-il pas bientôt? Ont-ils tendance à devenir comme nous, individualistes et anarchistes, ou resteront-ils collectifs, comme les groupes de touristes japonais qui débarquent chez nous semblent le suggérer? Depuis des années que ce type de questions harcelait ma curiosité, voici que le moment venu d'essayer de trouver quelques pistes de réponse (quelle immense bibliographie ne faudrait-il pas lire?), j'ai la chance de tomber sur la traduction portugaise récente d'un livre tout à fait remarquable de Taichi Sakaiya (2). Je l'ouvre, je le lis, j'en suis bouleversé. La réalité dépasse la fiction. Le Japon est une société qui défie toute conception occidentale de société, celle que j'ai présentée ici y comprise. Il peut dès lors jouer un rôle de vérification de ma proposition concernant le Monothéisme occidental. Puisqu'il est une société non monothéiste.

Un archipel en retard qui améliore la technologie importée

2. Je commence par une citation relevant l'inadéquation des lois de l'économie occidentale à cette société orientale. "L'expérience du Japon moderne, surtout après la guerre, est pleine d'exceptions à ce qui, à niveau mondial, est considéré un corpus de lois économiques. Par exemple, le Japon a réussi une croissance économique rapide en même temps que les dif-férentiels des rendements diminuaient de façon considérable. Les entreprises ont grandi et leurs employés sont devenus plus loyaux envers elles. L'éventail salarial réduit et le système d'emploi à vie n'ont pas fait diminuer la compétition pour la promotion dans les entreprises. Malgré les différences entre les rendements et les positions basées sur des diplômes académiques plus élevés, qui sont moindres que dans n'importe quel autre pays, la compétition dans les tests et examens est intense. Quand les niveaux de rendement augmentent, les tra-vailleurs ne ralentissent pas le rythme du travail. L'urbanisa-tion croissante est suivie d'une diminution des taux de crimi-nalité. Une transition vers le secteur des services dans l'activi-té économique ne produit pas une augmentation de l'économie souterraine" (3). Sakaiya est un économiste qui revient sur la géographie, le climat et l'histoire de son pays pour en comprendre l’économie, donnée par la Terre et les ancêtres d'un archipel de quatre grandes îles sur la côte Est de l'Asie: "le Japon de la fin du XXe siècle a été façonné dans ce type de société [monoculture industrielle] par le climat et le terrain des îles, par l'histoire et par les longues traditions de la culture que le milieu ambiant lui a prodigué" (p. 73).
3. Semblable à l'Angleterre (4), pour une part: protégé par la mer, le Japon n'a jamais été occupé militairement, la seule tentative d'invasion, des Mongols au XIIIe siècle, ayant échoué par des tempêtes maritimes, mais il est assez proche du Continent pour en avoir des rapports suivis. Différent cepen-dant, d'autre part, car il a toujours été en retard par rapport à la Chine, phare des civilisations asiatiques. Et voilà l'une des caractéristiques japonaises: c'est un pays essentiellement importateur qui a le génie d'imiter et d'améliorer la technologie importée. Sakaiya en donne plusieurs exemples, dès le riz, importé de la Chine au siècle I de l'ère chrétienne. Avec un curieux rythme: d'abord ils copient exactement, 40 ans après, c'est réussi en mieux. Ils ont construit au VIIIe siècle la statue de cuivre (par la méthode de déposition) la plus grande au monde, 40 ans après avoir appris cette technique. Les deux fusils ramenés par des Portugais, en 1543, étaient devancés 40 ans après par les Japonais qui en 1600 en avaient déjà plus que l'ensemble de l'Europe. De même pour la soie (entre 1868 et 1901) et l'industrie du coton (1885 à 1925), après la réforme vers la modernité de Meiji. Et ce que l'on sait aujour-d'hui, les voitures et l'électronique. On peut retenir deux autres caractéristiques, complémentaires entre elles rapportées à cet inimitable art d'imiter, qui sont le fait d'être une société fort homogène, où le collectif prime nettement sur l'individu, d'une part, la grande précision et qualité du travail minutieux et dans le détail, d'autre part. D'où leur viennent ces qualités, se demande Sakaiya?
4. Dans un sol fertile et avec un climat chaud et humide, la culture du riz a été sa première grande importation (la Chine le cultivait depuis presque un millénaire); très exigeant en chaleur, eau et travail, c’est un céréale typique de l'Asie et de ses moussons, de ses grandes densités de populations, la dureté du travail étant compensée par une grande régularité des rendements. Il demande une forme collective d'exploita-tion, l'ensemble du village y étant asservie, car d'être exclu du riz et de l'eau c'est d'être condamné à la faim. D'autre part, Sakaiya souligne l'inexistence de traditions de grand bétail au Japon (chevaux, bœufs, moutons), qui exigerait une grande force physique pour le dompter, et seraient l'une des conditions de l'esclavage ailleurs (selon l'auteur, et c'est fort astucieux, ces traditions ont permis aux peuples de bergers d'ail-leurs de trouver moralement correctes les dominations de force sur d'autres peuples). Sa géographie facilitant les com-munications et les marchés, le Japon a gagné le caractère homogène et collectif (et non militarisé) qu'il a encore aujourd'hui . Il semble ainsi probable que le Japon n'aura pas été une société à maisons si nettement distinguées et opposées aux voisines, comme celles de la Méditerranée et du Proche-Orient, avec leurs autres cultures et l'élevage du bétail. N'ayant pu trouver des indications sur l'organisation de la pa-renté, on peut présumer que les communautés villageoises in-tégreraient en quelque sorte les maisons. D'autre part, encore aujourd'hui il n'y a presque pas d'étrangers habitants au Japon, peu de Japonais émigrent (6), il n’y a pas de différences ethniques ni linguistiques; il s'agit d'une société à très forte endogamie, marquant nettement les différences par rapport aux étrangers, devenant facilement xénophobe (7). C’est-à-dire que l'on s'attendrait à un collectivisme du pire aloi, mais Sakaiya donne beaucoup d'exemples montrant qu'il s'agit de toute autre chose. Et c'est où cela devient vraiment intéressant.

Pas de définition, pas d'absolu

5. Commençons par le shinto, la religion traditionnelle de leurs ancêtres, auquel le bouddhisme est venu se mêler au VIe siècle. "Combien de bouddhistes y a-t-il au Japon? 120 millions. Et de shintouistes? 120 millions. Quelle est la population du Japon? 120 millions" (p. 115). En effet, la règle est que le mariage soit shintouiste et les funérailles bouddhistes. Il n'a pas de livres sacrés, pas de préceptes ni de commandements, pas de listage non plus de "choses mauvaises" à éviter. [Les kami, entités sacrées, littéralement "supérieurs" - soleil, lune, typhons, montagnes, fleuves, mers, animaux sauvages, etc. -, sont innombrables, peu identifiées de façon certaine (par un épithète), se cachant, ambiguës, pouvant être dangereuses ou violentes, devant donc être conciliées par des rites pour éviter des tsumi (souillure), pour éviter "en somme la transgression de certaines limites, non toujours formellement interdites ni précisées, mais chargées d'un potentiel magique redoutable...". Il faut s'en purifier (par des nettoyages rituels) ou faire des abstinences] (8). Il n'y a pas de système de valeurs ou croyances absolues, dit Sakaiya, le shinto peut donc coexister avec d'autres valeurs. Il s'explique ensuite sur les rapports entre les 'deux' religions aux diverses époques de l'histoire du Japon, comment le prince Shôtoku (début VIIe siècle) a réussi à les concilier de façon durable, tout en donnant "au Japon la première 'liberté religieuse' du monde" (p. 124), le secret ayant consisté à ne pas les aborder comme des systèmes exclusifs (9). Ce à quoi les Japonais semblaient prédisposés par le shinto, par ce manque de frontières précises, par rapport soit aux kami, soit au bien et au mal.
6. Le Japon a connu à la fin du 12e siècle la surposition de deux systèmes de pouvoirs, à travers un réseau de fonctionnaires - ombre lié au bakufu (10) Yoritomo, qui venait de prendre le pouvoir militaire et qui siégeait à Kamakura, mais tout en laissant à Kyoto l'empereur, sa cour et ses fonctionnaires, continuer de faire les cérémonies de celui qui fait semblant de détenir le pouvoir, personne par ailleurs n'étant dupe de ce qui se passait: ce système d'empereur vide, si l'on peut dire à la façon de Barthes, a continué à travers deux autres bakufu (à partir de 1338 et de 1603) jusqu'aujourd'hui. Des fonctionnai-res perçoivent des impôts auprès des paysans des villages, la loi stipulant 60% de la moisson; voici cependant qu'ils peuvent descendre jusqu'à 30%, une marge étant donc laissée pour des subterfuges ou des négociations entre les uns et les autres, la condescendance du fonctionnaire lui accordant du pouvoir sur d'autres aires d'influence non prévues dans la loi. Les lois et les contrats ne doivent pas être très précis, pas à interpréter à la lettre non plus, car à chaque fois on entame des stratégies selon les contextes et leur changement. Impensable dans des sociétés issues de migrations ou de conquêtes, où il y a beau-coup de mélanges, l'homogénéité japonaise permet un tel fonc-tionnement, vu que les présupposés sont communs à tous, tous savent à quoi s'attendre, apprennent dès tous petits à s'y exercer, selon une même éthique qui laisse proches les gou-vernés et les gouvernants, les seigneurs et les paysans. En même temps, on peut changer d'avis avec le temps, le critère des valeurs n'étant que l'opinion de la majorité, dans le groupe social auquel on appartient.
7. Dans un entretien avec Tezuka, professeur de littérature allemande à Tokyo, Heidegger cherche à saisir les diffé-rences entre les esthétiques japonaise et européenne. Le dialo-gue se passe en 1953-54, le Japon n'est pas encore le géant de l'économie mondiale, sans quoi sans doute d'autres questions seraient venues. Son interlocuteur se plaint du manque de concepts, "car depuis la rencontre avec la pensée européenne, une incapacité de notre langue est venue au jour. [...] Il lui manque la force de définition grâce à laquelle des objets peuvent être représentés les uns par rapport aux autres dans un ordre clair, c’est-à-dire dans des relations mutuelles de hiérarchie et de subordination". On devine la déception de Heidegger: "pensez-vous sérieusement que cette incapacité soit un défaut qui appauvrisse votre langue?" (11). Car ce 'défaut' est bel et bien la description de l'ontothéologie - "aucun japonais ne croit à l'existence d'un Dieu absolu", remarque Sakaiya de son côté - que Heidegger n'a cessé de questionner dans la pensée occidentale, ce qui lui est survenu comme 'métaphysique' s'achevant dans la technique moderne; c'est cette 'incapacité' et ce 'défaut' que Heidegger chercherait justement à retrouver en questionnant l'esthétique japonaise. Autrement dit, la société japonaise que l'on est en train d'évoquer serait une société sans les séparations des définitions, de Dieu, de l'âme et du cœur, de l'éthique par rapport au droit, sans la représentation, sans sujet/objet, sans tout ce système conceptuel dont nous avons suivi les implantations hébraïque, grecque et européenne; il s'agit en bref d'une société sans ontothéologie, non monothéiste. Comment est-ce possible qu'un pays qui ne définit pas, ne représente pas les objets clairement, ne les hiérarchise pas, comment peut-il être à la pointe du progrès? Ce serait une sorte de réserve philosophique - on n'oserait pas dire un laboratoire - offerte à notre lecture, une 'vérification' possible de la vraisemblance, par inversion, par négatif, comment dire?, une vérification quasi-expérimentale du voyage philosophique proposé ici. Ce fût en tout cas le sentiment, inédit chez moi à niveau philosophique, que la lecture de Sakaiya m'a procuré. Extrême-Orient, le Japon serait l'Extrême-Autre-de-l'Occident. Et c'est comme cela que mon cher vieux Maître R. Barthes l'a découvert émerveillé: "de tous les pays que l'auteur a pu connaître, le Japon est celui où il a rencontré le travail du signe le plus proche de ses convictions et de ses fantasmes, ou, si l'on préfère, le plus éloigné des dégoûts, des irritations et des refus que suscite en lui la sémiocratie occidentale" (12).

Communauté et liberté

8. Le concept de corps communautaire proposé par le philosophe anthropologue J. Gil (13) peut nous suggérer comment une société très fortement collective peut être traversée par des singularités (non individuelles, au sens moderne occidental du terme), il permet ainsi de concevoir un éventail large de formes historiques de sociétés, dont celle du Japon qu'il faudrait suivre au long de son histoire. Sakaiya en multiplie les exemples, dans le passé comme aujourd'hui; ce qui se montre dans cette façon de faire, c'est comment le caractère collectif de la société japonaise ménage une zone de fluidité, d'indéfinition de frontières - comme le shinto déjà - qui laisse de l'espace autant aux décisions d'en bas qu'à l'intervention demandée du responsable, mais aussi aux conflits, aux straté-gies, sans besoin de chefs pour trancher (14). Il s'agit donc d'un espace de liberté réelle pour chacun et d'efficacité à la longue; dans les entreprises, par exemple, cette marge implique une lenteur plus grande dans les décisions, chacun à son niveau ayant son point de vue à faire valoir, mais quand le processus est fini, il s'agit une décision solide. Or, dans cet espace de liberté, ce à quoi chaque Japonais tient plus que tout, c'est à la reconnaissance des autres de sa communauté - son village ou son département d'entreprise -, de ses pairs plus que du grand public (15); la popularité, réservée aux artistes et politiciens, déchaîne l'envie des proches et est à éviter au maximum: c'est pourquoi il n'y a pas de visages japonais connus, pourquoi ils n'ont pas de 'leaders' (16), la difficulté de prendre une décision devant une émergence étant l'une des faiblesses du système. Aussi leur performance dans le travail de détail et d'aboutissement relève de l'obtention de la reconnaissance du groupe, elle est la preuve de son éthique et de sa compétence. Signature aussi de sa liberté dans le collectif. On ne pourra pas dire que le système social japonais est un collectivisme; collectif sans aucun doute, il est foncièrement démocratique, non totalitaire, puisque ménageant l'espace de liberté d'un chacun. Beaucoup de paradoxes - du point de vue occidental - s'éclairent de ce point de vue. Mais d'autre part, Sakaiya souligne que cette appartenance au collectif, au communautaire, implique pour ainsi dire un esprit de clocher, avec beaucoup de rivalités entre villages voisines, entre entreprises, entre les départements de la même entreprise ou ministère, entre les ministères aussi. Ce qui pose des problèmes de coordination gouvernementale: même pendant la guerre, "l'Armée, la Marine, la Police et les bureaucrates de l'économie luttaient constamment entre eux pour le pouvoir" (p. 18). Il n'y a pas de plan national, ni d'objectifs nationaux, ce qui montre que la réussite japonaise n'a pas été possible que par des négociations incessantes, des influences, de la proximité entre les entreprises, les banques, les bureaucrates des ministères, etc., par "l'orientation administrative" implantée dès 1941 (§ 12).
9. Voici une hypothèse possible. La civilisation japonaise ignorerait donc le registre logocentrique de la vérité comme adéquation du discours et de ladite 'réalité', 'réalité-en-soi', elle n'aurait pas de croyance au pouvoir de la parole et du discours, du logos: pouvoir de révélation divine chez les Hébreux, pouvoir de la définition pour le dévoilement, la découverte du réel, chez les Grecs, pouvoir d'expression du sujet, de son intimité vraie, par la confession, la spontanéité, chez les Européens. Sakaiya parle de la façon japonaise de ne pas parler franchement, de ne pas s'exprimer directement, mais par ellipses, par "l'atmosphère", par "discours indirect" adressé à bon entendeur (17), les intentions ne se communicant pas par les mots, mais par les attitudes et des techniques de "transmission de poitrine à poitrine". Il faut donc apprendre à connaître les autres si, par exemple, on va entreprendre des affaires avec ou travailler ensemble, il faut se donner du temps, passer des heures à bavarder et à jouer pour cela, pour connaître leurs partenaires et parvenir à faire groupe, à faire communauté: "...spirituellement libres, sans une ancre [d'absolu, comme en Occident] à quoi se cramponner, les Japonais cherchent surtout l'interaction avec les autres humains", dit Sakaiya. Cette interaction aux autres, c'est mon hypothèse donc, serait construite, à la façon des dentellières: réseau des gestes, des étiquettes bien codées de la politesse, travail minutieux, perfectionniste dans le détail, comme nous disons (pour eux ce ne sera pas du détail, parce que tout dans leur ouvrer l'est). Plutôt que de 'communication' ou de 'reconnaissance', faudrait-il alors parler de travail, travail de constitution à la fois de la communauté et de chacun de ses participants, ce serait pourquoi la loyauté envers celle-ci est tellement stable: la rigueur solidaire du travail des mains, celui des mots d'entente non expressive, des mets de table, des étiquettes de vie, et ainsi de suite, un travail d'initiés et qui va en changeant selon les communautés elles-mêmes, les époques, ce serait là la stabilité même de la communauté. Mais alors c'est pour cela aussi que ce travail est fait: autant sinon plus que comme 'production', il serait aussi essentiellement du jeu. Du travail, parce qu'inscrivant dans la matière, comme on dit, la transformant, y compris les humains; du jeu parce sa 'finalité' reste immanente, comme 'vie de la communauté' elle-même. En requérant une initiation, ici comme ailleurs, ceux qui sont admis et inclus se séparent forcément des autres, les excluant dehors. L'absence de frontières, de limites précises au-dedans des communautés, c'est aussi ce qui est une frontière pour les étrangers (18).
10. Ce n'est pas simple à comprendre, cela va de soi, la lecture de Barthes, une sorte d'esthétique philosophique, à la fois précise et précieuse, se faisant par contraste avec nous-mêmes. C'est inévitable: l'étrangeté de ce monde nous renvoie à une autre compréhension du nôtre. Par exemple, mon voyage ici n'a pas su dire comment l'âme greco-chrétienne avait joué pour la constitution de l'individu moderne. Fiction à la fois religieuse et intellectuelle (19), elle s'atteste, gagne de la visibilité sociale, par exemple chez les dames romaines chrétiennes qui s'affichent de la maîtrise de leur mari ou de l'autorité publique de Rome par la confession du Christ comme leur Maître (20), comme dans la geste des saints, des gens pieux et charitables, dans l'aveu sacramental, et ainsi de suite. Mais quel rapport a-t-elle avec l'individu moderne? Voici ce que le Japon nous montre: une société moderne, d'individus donc (emploi hors de la famille et salaire, donc liberté respective d'acheter au marché ce qu'on veut, discipline et savoir appris à l'école et spécialisation professionnelle, pouvoir de se déplacer, d'être informé, etc.), mais sans la tradition européenne de l'âme qui 'fonde' (21) et 'coupe', sépare les uns des autres par une 'intériorité pleine' et 'secrète' (22). Il réside peut-être ici l'une des raisons du dialogue de sourds entre les Occidentaux et les Japonais: les uns voudraient que les autres disent clairement ce qu'ils pensent et veulent, ce qu'ils ont dans l'âme, dans le cœur, qu'ils ne dissimulent plus; les autres n'ont point du tout la conviction qu'ils sont en train de cacher quoi que ce soit, ils invitent avec courtoisie à jouer le golf, à causer des heures de suite, ils font ainsi leur travail - jeu, font du lien avec, il suffi-rait de comprendre ce travail - jeu qui se montre à bon entendeur.

Évitera-t-on l'occidentalisation?

11. J'ai tâché d'interpréter, en tenant compte de ma proposition concernant l'histoire de l'Occident, la remarquable lecture de l'histoire du Japon de Sakaiya. Mais il y a un aspect qui semble faire difficulté: leur disponibilité presque totale à l'importation semble nier que chez eux la société soit d'abord l'héritage de leurs ancêtres. En effet, j'ai proposé que le rap-port aux ancêtres relevait, chez les Hébreux, du souci de répétition des usages hérités comme chance de survie de la société de génération en génération, dans des sociétés qui ne changent guère, ou très peu, et qui doivent se défendre de voisins envieux. Or, il se trouve que ceux-ci ne menacent point le Japon dans ses îles, au contraire lui procurent des possibilités de mieux survivre, par exemple en cultivant du riz, d'autres technologies plus tard. Le même critère qui incitait les Hé-breux à se protéger du changement des usages reçus, a incité les Japonais à les changer; où les uns craignaient de périr, les autres ont vu le moyen de progresser. Mais d'autre part, ils n'ont point délaissé leurs ancêtres, car le geste d'importer des inventions des plus avancés qu'eux, et de les améliorer par la suite, est devenu leur héritage aussi : ils ont en effet gardé de leurs ancêtres des critères de tri par rapport à l'importé. Sakaiya y insiste souvent, en donnant comme explication qu'ils "ne pensent pas les cultures comme des systèmes", ils sélectionnent, n'en reçoivent que ce qui leur semble compatible avec leur culture héritée (23). C'est arrivé avec le bouddhisme qui est rentré avec certaines technologies aussi. Mais c'est arrivé de façon spectaculaire avec le christianisme au XVIe siècle, qui s'y est développé très vite, les conversions allant bon train (là encore avec de la technologie). Et voici que le mouvement est arrêté de forme brutale, la religion interdite et le pays fermé pour plus de deux siècles (développant la technologie acquise mais devant vivre dans la frugalité). Sans doute d'autres facteurs ont dû jouer, mais il est très tentant de penser que le Japon (selon Sakaiya) a très vite compris que le caractère dogmatique et exclusif du monothéisme catholique ('universel' par absorption et excommunication de l'hérétique) serait sa sentence de mort (24), foncièrement incompatible avec le caractère collectif de la société: cela aurait pu être un devenir collectiviste du Japon, comme celui que l'on sait de la Russie chrétienne. Car il se peut très bien qu'il n'y ait de collectivisme que là où des formes sociales collectives vont de pair avec la représentation ontothéologique (25).
12. L'Occident, rechassé une première fois, revient au XIXe siècle, paré maintenant d'une technologie militaire maritime qui a fait peur et provoqué ensuite et l'envie et le soin d'éviter une défaite possible. Les Japonais reprennent donc l'habitude ancestrale d'importer de la technologie sans égard aux formes culturelles. Justement, la technologie vient maintenant 'dé-substantialisée', si l’on peut dire, à la fois universelle et historique, elle se prête à l'importation. Mais, discret au début, le capital en fait partie, c’est-à-dire le marché et la concurrence, l'enrichissement des uns et l'appauvrissement des autres, l'individualisme. Sakaiya pense que c'est ce qui a fomenté des fortes tensions politiques dans le Japon du début du siècle et précipité la victoire des nationalistes, qui sont devenus les alliés des nazis pendant la guerre, avec une idéologie patriarcale autour de l'empereur qui est disparue après la défaite. Mais, vers la fin du livre, il ajoute un facteur décisif survenu en 1941, en plein effort de guerre, qui, lui, non seulement n'est pas disparu, mais reste le secret de la prospérité énorme du Japon actuel (mais aussi des soucis de Sakaiya pour l'avenir). C'est ce qu'il appelle "l'orientation administrative", avec trois caractéristiques: la standardisation de tout produit pour l'incitation de la production industrielle de masse; un système d'éducation nationale qu'il faudrait peut-être appeler collectiviste, de l'évocation que Sakaiya en fait, de sa façon d'éradiquer autant les défauts que l'individualité d'un chacun (et qui n'a de sens que pour de la production de masse); et la cen-tralisation du gouvernement et de la bureaucratie, des administrations des entreprises, des institutions de 'mass media' et des activités culturelles significatives, tout cela centralisé à Tokyo, aux régions étant dévolu le travail manuel. Ce serait ce qui a permis au Japon de devenir un géant de l'économie, sans doute, mais une monoculture industrielle, spécialisée dans la production standard de masses, incapable d'idées nouvelles pour d'autres orientations. Or, dans la Toile Globale qui s'implante actuellement, vendre des idées serait le secret de la réussite (26).
13. Sans doute, le risque existe, je ne suis pas économiste. Et pourtant. D'où l'évalue-t-on, ce risque? Il me semble que du discours économique occidental, dont Sakaiya avait souligné l'inadéquation partielle au Japon, citation par laquelle j'ai commencé ce texte. Si Reich lui-même craint fort que la Toile Globale laissée à sa seule logique ne précipite la sécession de la société américaine, en créant une sorte de neo apartheid, il va de soi que ce risque serait pire encore au Japon. Sakaiya insiste très souvent que les Japonais ne sont capables que de faire des voitures et des appareils électroniques de masse, pas capables de les distribuer et vendre ni d'aucun type de distribution, celle de l'information y comprise, incapables donc de ce qu'on appelle les 'services'. Incapables, c’est-à-dire: ils le font bien, même très bien, mais très lentement. Par exemple connu, ils excellent à faire des paquets pour des objets moindres, et cela n'est pas rentable. Peut-être parce que c'est du jeu. Or, s'il se trouve que l'électronique nous amène enfin du temps libre pour jouer plus que pour travailler dur comme jusqu'ici, n'est-ce pas une très bonne tradition que les Japonais ont déjà, celle de mêler travail et jeu dans leur façon même de constituer communauté, de se faire eux-mêmes comme membres communautaires? Si j'ai raison dans cette équation travail=jeu=communauté, c'est peut-être là la chance du Japon, de ne point imiter le productivisme occidental, dont nous souffrons très fort, mais de continuer avec ses zones flot-tantes d'indéfinition, de marge de liberté au cœur de la communauté, de savoir se jouer dans la patience avec le temps, de garder cette sagesse de rester déréglés par rapport à ce que l'Occident appelle lois de l'économie. Mais réussiront les futurs Japonais, ayant passé par l'épreuve scolaire, qui leur enfonce la représentation dans la tête et les pousse à une concurrence de rare violence, réussiront-ils à préserver cette liberté communautaire qui les a gardé dans l'extrémité jusqu'ici? Le Japon saura-t-il résister - de sa force, bimillénaire et fort originale, de contention quasi-autarcique - aux effets anti-communautaires de la dissémination de la technologie?
[1] Dès 1639 jusqu'à la période Meiji, en 1867-68, où commencent les ré­formes, après que les Japonais ont mesuré leur retard par rapport aux pays occi­den­taux.
[2] SAKAIYA, T., 1993, What is Japan? Contradictions and trans­formations (trad. port. de A. P. Curado), Kodansha America Inc. C’est un économiste qui a travaillé dans le célèbre Ministère du Commerce et Industrie Internationaux (MITI, où il fût le responsable de deux Expositions, Osaka 1970, Okinawa 1975), qu'il a quitté ensuite pour l'écriture, fiction autant qu'essai. Cet essai-ci reprend la question 'qui est le Japon?' (Nihon to wa nanika) pour l'expliquer à travers son histoire.
[3] P. 151. La récente corruption (dont il se plaindra plus tard) ne relève pas, ajoute-t-il, de l'économie souterraine.
[4] Où a débuté la révolution industrielle, probablement à cause des conditions internes créées parce que elle n’a pas été attaquée depuis le XIe siècle.
[5] Dans les années 30, les emplois dans les usines n'étaient pas encore très sûrs, les gens revenaient souvent dans son village pour le riz quand le travail manquait, une complicité 'collective' s'établissant entre le village - famille et l'entreprise. Le Japon a ignoré autant l'esclavage que les cités-États entou­rées de mu­rail­les. Sakaiya analyse les raisons historiques du nationalisme et du milita­risme des années 30 et 40, et bien aussi des phases plus guerrières de l'histoire japonaise.
[6] À l'envers des Chinois et des Coréens, ils s'y intègrent très vite, la lan­gue est oubliée à la 3e génération.
[7] T. Kozakaï, Les Japonais sont-ils des Occidentaux?, L'Harmattan, 1991, ana­lyse la façon dont ses compatriotes voient leurs rapports avec les non Japo­nais, à l'aide des méthodes de psychologie sociale. Il essaie de montrer com­ment la présence de "Blancs - Blanches" dans la publicité japonaise constitue­rait une référence, un "Japonais idéal", que l'on envie de loin tout en gardant les distances dans la réalité.
[8] R. Sieffert, "Shinto", Enc. Universalis, 14, pp. 949-950 (je souligne). Ils gar­dent tou­jours, Sakaiya en souligne l'excès, la hantise de la propreté.
[9] Sakaiya parle du bouddhisme comme monothéiste, mais il semble dif­ficile de le prendre comme tel, au sens occidental. Le prince japonais au­rait no­tamment emprunté au bouddhisme ses 12 niveaux hiérarchiques pour son Règlement des fonctionnaires d'État à statut personnel, non hé­réditaire (A. Mori, "Bouddhisme japonais", Enc. Universalis, 3, p. 486).
[10] Régime qui combinait une structure de gouvernement militaire avec l'ap­pui des seigneurs féodaux.
[11] "D'un entretien de la parole, Entre un Japonais et un qui demande", Acheminement vers la parole, Gallimard, (1959), 1976, p. 88 (je souligne).
[12] L'empire des signes, Skira-Flammarion, (1970), 1980, contre-cape.
[13]Métamorphoses du corps, La Différence, 1985, pp. 154-157.
[14] Le jeu des envies peut être très violent: la communauté joue de telle fa­çon qu'il faut s'en arranger. Par exemple, au 16e siècle les révoltes de paysans étaient résolues par des négociations et des compromis qui te­naient compte des réclamations; ensuite, les responsables de la région (ministre du seigneur et magistrat), qui ont été dans les négociations, sont forcés au suicide rituel, mais aussi les chefs des paysans, car à l'époque on estimait que les deux par­ties devaient être châtiées, fautives ou pas. Le ré­sultat a été que les révoltes ont diminué, les deux parties ayant intérêt à négocier avant le conflit ouvert.
[15] Après avoir souligné que les Japonais ont peur de la mort plus qu'ail­leurs, Sakaiya raconte que les derniers kamikazes, à la fin de la guerre, ont expli­qué qu'à 90% ils ne voudraient pas se porter volontaires, mais la pression de l'entourage était telle qu'ils n'ont pas osé refuser. Il semblerait donc que le hara-kiri serait le geste normal de celui que le groupe a désa­voué de façon décisive (par exemple, les chefs d'un clan qui vient de connaître la défaite militaire devant un autre).
[16] En quoi ils semblent bien différents des autres traditions asiatiques. Un phénomène des plus surprenants pour un occidental dans ces traditions, que l'on retrouve aussi en certains pays islamiques, c'est le leadership politique des veuves ou des filles de leaders politiques décédés; il semble montrer com­ment l'organisation sociale garde la primauté des maisons, comment la mo­dernité n'a pas encore entamé la perception publique de la politique, surtout peut-être quand il s'agit d'élections. Or, de cela il n'est aucunement question au Japon, qui n'est pas pour autant beaucoup plus 'moderne' dans son système politique, semble-t-il; c'est sans doute parce qu'ici il n'y a pas de leaders.
[17] C'est piquant de voir Heidegger, dans son dialogue avec Tezuka, se faire surprendre par celui-ci en plein délit d'occidentalité, cinéphile par sur­croît. C'est à propos de Rashomon, premier et célèbre en Occident filme ja­ponais après la guerre. "Peut-être l'avez-vous vu?", demande Tezuka. "Par bo­nheur oui. Malheureusement une seule fois. J'ai cru y éprouver ce qu'il y a de fasci­nant dans le monde japonais, ce qui vous emporte en plein se­cret [...]", c'est la réponse qui méritera un reproche de son interlocuteur, qui trouve le film "bien trop réaliste", c’est-à-dire que "le monde japonais en général était cap­turé dans l'objectivation de la photographie, qu'il était proprement forcé à prendre la pose devant elle...". Tezuka est un Japonais heideggérien, son Maître comprend la leçon: "si je vous ai bien compris, vous aimeriez dire que le monde d'Extrême-Orient et le produit technique­ment esthétique de l'indus­trie cinématographique sont mutuellement in­compatibles". "C'est exactement cela" (pp. 101-102).
[18] C'est bien ce qui semble arriver dans les rues de Tokyo, dont on sait qu'el­les ne portent pas de nom, l'adresse n'étant pas donnée au visiteur, donc non plus les moyens d'y aller directement, sans le détour de la de­mande aux in­digènes, les seuls qui savent s'y déplacer. À l'extrême opposé des avenues numérotées de New-York (mais aussi de la "ville chinoise" de Kyoto, selon Barthes), voici des imprécisions qui servent de frontière plus efficacement qu'une douane.
[19] Comme tout concept philosophique: j'essaie de suggérer la force de vérité de ces 'fictions' dans notre civilisation occiden­tale.
[20] A. Rousselle, "Gestes et signes de la famille dans l'Empire ro­main", in A. Burguière, C. Klapisch-Zuber, M. Segalen et F. Zonabend (eds.), Histoire de la Famille, vol. I, Mondes lointains, Mondes anciens, 1986, A. Colin, p. 265
[21] On dit que la langue japonaise ne connaît pas le pronom personnel 'je'. Ko­zakaï n'est pas d'accord, il y a au moins une dizaine (boku, ore, onore, etc.), mais aussi souvent le sujet s'exprime avec des mots disant des rôles sociaux (différence d'âge ou de sexe, degré de familiarité, profession, rang hiérar­chique, etc.), par exemple, un professeur parlant à son élève dira, non pas 'je pense que...', mais 'professeur pense que...' (p. 176). Les diffé­rences commu­nautaires prévalent sur la 'personne'. Un autre exemple: dans la phrase Ko­domo-ga kino koko-e ko-nakatta-desho-ka (un enfant ne serait-il pas venu ici hier?), le final ce sont des particules: na(i) négation, ka un raccord, ta un perfectif, des(u) une marque de politesse, yo conjec­tural, ka interrogatif; "une facilité surprenante pour employer des énon­cés très longs et complexes, mais en même temps, le système permet aux énoncés elliptiques, très fré­quents aussi, d'avoir une efficacité peu com­mune"(Fujimori B., Enc. Universalis, 9. p. 350). Et Barthes, inimitable: "en ja­ponais, la prolifération des suffixes fonctionnels et la complexité des en­clitiques supposent que le sujet s'avance dans l'énonciation à travers des précautions, des reprises, des retards et des insistances dont le volume fi­nal [...] fait précisément du sujet une grande en­veloppe vide de la parole, et non ce noyau plein qui est censé diriger nos phrases, de l'extérieur et de haut, en sorte que ce qui nous apparaît comme un excès de subjectivité (le japonais, dit-on, énonce des impressions, non des constats) est bien davan­tage une manière de dilution, d'hémorragie du sujet dans un langage par­cellé, particulé, diffracté jusqu'au vide" (p. 12, je soulig­ne).
[22] L'une des efficaces de l'âme aurait été justement celle de 'créer' le corps, le corps propre. Le bouddhisme semble un bon exem­ple de comment on peut avoir de l'esprit et pas de corps, puisque pas d'âme non plus (ni de Dieu per­sonnel, tout cela faisant système: l'ontothéologi­e).
[23] T. Kozakaï insiste aussi sur cette sélection, en en parlant comme d'un "système immunitaire".
[24] Les Japonais seraient même plutôt disponibles, attirés par l'absolutisme catholique.
[25] Il faudrait savoir comment les choses se passent en Chine, qui ignore aussi la définition et ressemble pour une part au Japon, tout en étant fort différen­te en ce qui concerne les rapports de pouvoir et la hiérarchie so­ciale.
[26] Selon R. B. Reich, The Work of Nations, 1991.

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