segunda-feira, 7 de abril de 2014

À propos de Cosmopolitiques par Isabelle Stengers


(1997, ed. La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond)
 
Un très bel effort que je comprends mal
Deleuze et Derrida
La définition et le laboratoire
Deux projets assez différents
Des sciences d’influence ?
Prigogine en phénoménologue


Un très bel effort que je comprends mal
1. C’est un très bel effort, original en philosophie des sciences, je suppose (je n’en suis pas lecteur habituel), d’une philosophe (I. S.) qui, à la suite d’une formation en chimie, est venue collaborer avec Ilya Prigogine, offrant à ce Nobel en chimie 1977 le versant philosophique de La nouvelle Alliance. Métamorphose des Sciences (Gallimard, 1978, 19862) et Entre le temps et l’éternité (Fayard, 1988). Il s’agit de sept volumes de poche d’environ une centaine et demie de pages, chacun développant une question de ce qu’elle appelle une écologie des pratiques scientifiques, entre elles et envers de pratiques non modernes. L’ensemble déploie un très grand savoir qui souvent me dépasse, mais je dois avouer que c’est sa proximité d’avec Prigogine qui m’a attiré.
2. «Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l'histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs, et l'aventure exploratrice de la nature», disaient-ils dans La nouvelle Alliance. C’est le sens de la démarche de I. S., qui, tout en s’orientant souvent par la pensée de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, refuse les dualismes, réductionnismes et déterminismes des philosophies européennes des sciences, l’opposition entre le sujet (en dehors de la nature) et l’objet (de la nature) que les sciences se donnent. Voici que, dans une optique plutôt phénoménologique, entre Husserl, Heidegger et Derrida, je me trouve très proche de ces refus et d’une recherche d’alliance de cette phénoménologie avec les découvertes scientifiques majeures du XXe siècle, en suivant une démarche où Prigogine a un rôle essentiel, quasi philosophique entre Heidegger et Derrida[1]. Cette proximité me rend attentif à l’importance de la démarche, une certaine distance toutefois m’empêche d’y adhérer, me rend incapable de faire le compte rendu détaillé que l’œuvre indiscutablement mérite, car malheureusement, malgré nombreux points d’accord, je suis la plupart du temps incapable de comprendre la portée de l’argumentation. Il s’agira plutôt de discuter quelques points de divergence, quoi qu’il en soit de l’aversion de Deleuze, qui dans ses séminaires, quand des débats s’amorçaient, préférait aller à d’autres choses (et il n’avait pas tort). Puisque je ne puis pas présenter le texte, j’en profite pour situer quelques axes de ma démarche que la lecture de I. S. me permet de souligner.
3. Le premier volume, « la guerre des sciences », donne le point de départ qui sera repris au dernier, en dégageant deux contraintes sur les scientifiques : l’exigence devant le phénomène à étudier, l’isoler et le purifier (sic), et les obligations de rendre compte de la valeur de leur démarche expérimentale, de ce qui en est proposé, de sa publication face aux autres aires que les leurs. Ces contraintes, ce sont des ‘attitudes’, épistémologiques, éthiques ? L’exigence me semble correspondre à la réduction qui implique la place du laboratoire dans toute pratique scientifique, j’y reviendrai[2], les obligations renvoient peut-être à la recherche de « paix » comme horizon des confrontations dans cette écologie des pratiques scientifiques, un certain style de publication des résultats obtenus, de curiosité, qui sait, vis-à-vis de ceux travaillant dans des aires proches.
4. Les volumes deux à cinq respectivement « l’invention de la mécanique : pouvoir et raison », « thermodynamique : la réalité physique en crise », « mécanique quantique : la fin du rêve » et « au nom de la flèche du temps : le défi de Prigogine » – sont un récit de l’histoire de la Physique (que j’ai eu de mal à suivre) qui cherche à y situer les impasses écologiques de la mécanique, liées à « la création physico-mathématique » par Lagrange au XVIIIe siècle (puis Hamilton au XIXe) d’équations générales qui auront introduits dans la physique réductionnisme et déterminisme, en changeant la physique, selon I. S., si j’ai bien compris : avant, il n’y avait que des « cas particulier » au laboratoire de Galilée (II, p. 50-51). On arrive au 5e volume à la question de la flèche du temps que Prigogine a suscitée avec son motif des « structures dissipatives », que dans La nouvelle Alliance avait été présenté notamment à partir des transformations chimiques du métabolisme cellulaire qui ne pouvaient être comprises à leur niveau moléculaire, plus ou moins chaotique, mais seulement au niveau supramoléculaire, d’une stabilité instable. Il faut dire que, à mon étonnement, le volume sur Prigogine ne parle ni de la « production d’entropie » ni de l’alimentation des systèmes dissipatifs par l’extérieur, deux points majeurs de ma compréhension de sa grande trouvaille physico-chimique, qui ne viennent qu’au volume suivant concernant les vivants (tandis que ce sont ses exemples en physique et mathématique qui me sont étrangers, c’est la biologie qui m’a intéressé chez lui, malgré qu’il s’en approche strictement en chimiste, sans aucune référence à la biologie).
5. Ces quatre volumes concernent les sciences que I. S. caractérise comme sciences de laboratoire, tandis que le 6e  « la vie et l’artifice : visages de l’émergence » se rapporte aux sciences de terrain (« la géologie, la biologie évolutionniste, la climatologie, la météorologie, l’éco-étologie, etc. ») « qui ne peuvent, comme telles, être ‘purifiées’, réduites aux conditions du laboratoire » (VI, p. 40). Toutefois, elle doit tout de suite après parler du « matériel et de la compétence qui spécifient les questions » de ces scientifiques (p. 42), ce qui me semble impliquer, non pas l’absence de laboratoire, mais une différence assez nette par rapport à ceux des sciences à expérimentation mensurable. On y reviendra, mais je soulignerais qu’il y va, dans cette différence, de la question du rapport entre laboratoire et hors du laboratoire, de la possibilité de dessiner ladite ‘réalité’ hors labo d’une description relevant des découvertes des sciences elles-mêmes.
6. Le volume 7e enfin « pour en finir avec la tolérance » se rapporte au troisième type de sciences selon I. S., les sciences humaines ou de la contemporanéité, celles qui se réfèrent à ce qui pourra mettre en risque la façon dont sa pratique est décrite, les exemples retenus étant surtout de l’ordre des psychologies et des psychothérapies. Un excellent exemple, en psychologie des ménagères : « un savoir un peu plus fiable sur ce qu’est une ménagère n’a-t-il pas d’ailleurs trouvé l’amorce de ses conditions de possibilité dans les pratiques féministes, qui ont fait exister la ménagère comme problème ? » (VII, p. 55). On pourrait songer aussi à des sociologies et à des économies qui tiendraient compte des mouvements sociaux rapportés aux conditions du salariat et du chômage, en plus de leurs laboratoires à statistiques.

Deleuze et Derrida
7. Sans doute que cette démarche ne pourrait se faire sans un choix entre les sciences à travailler, en plus de la physique, les références vont à la biologie évolutionniste, à l’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan et à la psychanalyse, à l’économie et à l’anthropologie quelques allusions aussi. Un silence absolu toutefois concerne la linguistique, qu’il ne me semble pas qu’il soit fortuit, car Deleuze qui a écrit un magnifique texte dans le dernier chapitre de l’histoire de la philosophie dirigée par F. Châtelet, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », où il montre connaître celui-ci très bien et donc le rôle pilote de la linguistique saussurienne dans cet événement philosophique français caractérisé par l’alliance entre philosophie et sciences sociales et humaines, raison donc qui ferait attendre que cette science ait une place dans le projet des Cosmopolitiques, fût-ce pour la critiquer Deleuze donc a proclamé sa méfiance vis-à-vis du motif structuraliste de signifiant, préférant approcher le langage, de façon d’ailleurs fort suggestive, à travers les « logiques du sens ». Il faut dire que j’ai un rapport paradoxal avec Deleuze j’estime son Nietzsche et la philosophie comme l’un des plus beaux livres de philo que j’aie lu (avant d’avoir lu quoi que soit de Derrida), il m’arrive parfois, quand j’en ressens le besoin, de trouver mes délices en écoutant quelques morceaux de son Abécédaire Deleuze que je l’admire donc beaucoup, mais sans avoir jamais été capable de penser à partir de ses motifs à lui. Peut-être pourrait-on approcher sa pensée comme un essai de penser avec des ‘concepts’ philosophiques fabriqués ad hoc en vue de comprendre des événements singuliers, en évitant les ‘concepts’ issus de définitions générales qui ont été reproduits le long de l’histoire intellectuelle de l’Occident, valables en dehors de tout lieu et moment, de toute circonstance, le ‘singulier’ étant dévolu à l’accidentel que ni la philosophie ni les sciences ne connaissent pas, ‘par définition’. Cosmopolitiques témoigne de la fécondité de cette pensée, malgré que je sois incapable d’évaluer l’effort ainsi déployé et ce sera par le silence sur la linguistique que je commencerai, car il est le symptôme, à mes yeux très clairement, de la différence entre les deux penseurs de référence ici et entre le projet de Isabelle Stengers et le mien.
8. En effet, c’est dans ma thèse de doctorat, sur l’épistémologie de la sémantique de la linguistique saussurienne à la lumière de la grammatologie derridienne, que j’ai rencontré la question de la Philosophie avec Sciences, tellement la linguistique était au cœur du propos grammatologique et celui-ci éclairait les questions discutées sans issue dans les années 60 (parole et langue, signifiant et signifié, etc). Or, héritier de Heidegger en ce point, Derrida s’en prend aussi, pas aux ‘concepts’ mais aux ‘mots’ des oppositions que la définition, une opération violente d’écriture, a fabriqué et se sont reproduits jusqu’à nous (aucun discours moderne n’est intelligible si on les efface). À cette différence près, il côtoie, disons, Deleuze dans le grand refus de ces oppositions, notamment l’héritage platonicien qui, au Moyen Âge, a contaminé aussi l’aristotélisme qui devenait dominant. Cette façon d’être à côté ‘critique’ de Deleuze et de Derrida s’est manifesté souvent, dans ma lecture de I. S., par des points d’accord, là où des oppositions classiques étaient dépassées. Mais les façons dont ces moments sont réussis, les logiques qui s’y jouent, sont bien différents, assez pour que leur intelligibilité m’échappe dans l’argumentation elle-même. Et ce fut souvent triste de ne pas comprendre ce qui me paraissait n’être pas si éloigné, frustré que l’admiration que le projet de Cosmopolitiques a suscité en moi ne m’ait conduit à aucune évaluation de sa portée possible. C’est ce qui justifie que je propose quelques contrepoints, des tiers pourront peut-être arriver à saisir ce qui est en question dans ces deux manières, deux projets à portée différente, comme j’essayerai de montrer.
9. Derrida prend l’exact contre-pied du refus du ‘signifiant’ par Deleuze : « il n’y a pas d’hors-texte », pas d’accès à ladite réalité autre que celle qui est dite dans tel ou tel texte ou discours ; ce sont donc les textes, dans leur poids historique, qu’il lit dans leur singularité d’écriture, de lecture. Qu’est-ce qu’un texte ? Un livre fermé n’en est pas un, un texte n’est que dans l’opération temporelle de son écriture ou de sa lecture par quelqu’un dont les yeux suivent les lignes en comprenant les règles de la langue qui les rendent lisibles. Mais cette linéarité, autant de l’espace typographié que du temps de l’opération, est trompeuse : aucun mot, aucune phrase, n’a de sens que par le jeu de ses différences par rapport à ce qui a déjà été lu et à ce qui sera lu plus tard, ce qui complique la temporalité de la lecture de rétentions du déjà lu et d’ajournements en suspense de ce qu’on lira et que l’on ne sait pas encore. Différance, a écrit Derrida pour dire le jeu de cette économie qui est autant répétition – des règles de la langue, égales pour tous – qu’excès singulier de ce texte à ces répétitions : « différence et répétition », pour le dire selon un titre de Deleuze. Ces différences lues, autant de typographie (ou de voix, dans l’oralité) que de sens selon les polysémies, autant de phonologie que de morphologie, syntaxe et sémantique, ce ne sont pas des ‘substances’ (des raies ou des sons) mais des différences entre elles, ‘rien’ qu’un jeu de différences mais qui n’existe que dans ces ‘substances’ particulières ; la trace ou différance ou archi-écriture est cette énigme indécidable : économie de répétition (sociale) et son excès (individuel)[3]. Par exemple, des substantifs ou des verbes gagnent dans le texte un sens polysémique qui affecte la chose ou l’action qui est dite, la menant dans le jeu des différences textuelles d’où le lecteur est renvoyé vers d’autres textes (ou bribes) qui s’en rapprochent, jeu d’intertextualité que nous sommes. C’est pourquoi Derrida ne cherche pas ce que le texte raconte, représente, désigne, ne traverse le textuel vers son ‘référent’, comme on dit, ni vers les ‘idées’ ou les ‘intentions’ de son auteur, mais il cherche à comprendre comment le texte est tressé pour pouvoir dire ce qu’il dit, ce qu’on y lit, quels nœuds logiques le tordent, y introduisent des contradictions ; souvent il trouve dans des endroits minuscules, des notes de pied de page ou des petites digressions, ce qui lui permettra de déconstruire l’écrit, de rejoindre quelque chose de la singularité de son geste d’écriture autrefois.
10. La déconstruction est un double geste. D’abord, l’opposition – ici l’oral ou la pensée (la vie, la présence) versus l’écrit (la mort, l’absence) – est renversée par l’affirmation du second terme, subordonné, disqualifié dans la tradition ; ensuite, il y a un déplacement vers un motif – trace ou différance ou archi-écriture – qui soit la source commune des deux termes opposés. Dans les textes alphabétiques, le jeu des différences d’une langue est à peu de choses près le même dans la bouche que par le crayon (on peut le lire aisément à haute voix, c’est ainsi que l’on apprend à lire), c’est-à-dire que le langage oral est, lui aussi, une ‘écriture’, il s’apprend par son inscription cérébrale chez l’apprenti, ‘passif’ dans cette réception qui le rend ‘actif’[4], parleur, penseur, sans qu’entre passif et actif on puisse décider, énigme par excellence de chaque humain, membre de sa tribu et singulier dans son idiosyncrasie. Derrida a ainsi déconstruit, en rajoutant à l’ontothéologie par Heidegger, le logocentrisme, le privilège de la pensée, de l’oralité, de la voix vive au proche de l’âme, du sujet, de l’intérieur, sur l’écrit, le technique, le papyrus extérieur qui reste après la mort de celui qui l’a écrit : le privilège du sujet sur l’objet, en somme, du dedans sur le dehors. Dans le cas des sciences, le privilège de ce qui se passe au laboratoire sur ce qui se passe en dehors, on verra.

La définition et le laboratoire
11. La définition est une opération violente d’écriture, ai-je écrit (§ 8). Sa violence consiste en retirer, abs-traire, arracher la chose définie de son contexte dans ladite réalité, délimiter le mot qui le dit de la morphologie grammaticale si riche de polysémie ; que c’est une opération d’écriture[5], est démontré par ce qu’elle a effectué : un nouveau type de texte concernant le savoir, le texte qui argumente sur des essences intemporelles et hors sujets et leurs circonstances d’écriture, réduit leur contexte[6], les accidents des substances, précisera Aristote. Il a été le premier grand penseur à définir sans cesse, en inventant des ‘sciences’ diverses à partir des motifs définis dans sa Physique, la philosophie avec sciences qui a prévalu jusqu’au XVIIIe siècle, qui a été, selon Heidegger, « en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond de la philosophie occi­dentale »[7]. Qu’autant Deleuze que Derrida aient déjoué l’opposition entre littérature et philosophie, aient dépassé, chacun à sa façon, cette réduction opérée par la définition, c’est dire comment ils se sont retrouvés proches devant ce vieux dualisme qu’il faut appeler ‘littéral’, la lettre abaissée au nom de la pensée, de l’esprit, le ‘signifiant’ linguistique au nom du ‘signifié’, privilège du sens que l’on prétend sauvegarder dans la définition, pour le reprendre tel quel dans d’autres textes gnoséologiques, comme ‘idée’, ‘concept’.
12. L’autre grande invention gnoséologique de l’Occident après celle-ci héritée de la philosophie des Grecs, a été le fait des Européens du XVIIe siècle, de Galilée, Newton et les savants leurs contemporains, celle du laboratoire, à l’origine des sciences modernes[8]. Enfant de la définition qu’il continue d’utiliser dans ses théories, il lui ajoute toutefois des techniques de mensuration qui ne sont possibles que moyennant un geste qui répète la définition, celui d’arracher ce qui est à mesurer dans une expérimentation temporelle[9], l’arracher à son contexte dans ladite ‘réalité’ : le laboratoire crée ainsi des conditions de détermination absentes du contexte qu’il réduit en enfant de la définition (donc, faut-il dire, Galilée se trompe face à Aristote : la ‘nature’ n’est pas susceptible de mathématique, elle reste hors du laboratoire, la réduction de celui-ci confirme le Stagirite).
13. Voici que je me trouve ‘critique’ de I. S., qui restreint le laboratoire aux sciences à mesure et équations mathématiques (il est définitoire de science, il faut le délimiter dans les sciences dites de terrain et humaines, dans ce qu’on appelle méthodologies, qui visent toujours, avec plus ou moins de bonheur, réduire les singularités du contexte du phénomène analysé) mais elle ne tient assez compte, me semble-t-il, de son rôle en physique. Dès Galilée qu’il y a réduction par le laboratoire de ce qui est le contexte réel, naturel, si l’on veut, des phénomènes expérimentaux, en tenir compte (il n’est pas un échafaudage) implique savoir ce que fait son opération. Les variables d’une équation algébrique[10], ses inconnues, sont ‘vérifiées’ par les résultats des mensurations[11]. Ceci se répétera dans tout autre laboratoire et pourra bien plus tard permettre que des ingénieurs utilisent des équations physiques (ou chimiques) pour mesurer leurs artefacts. Il va de soi que ce qui saute aux yeux des savants et des philosophes des sciences, c’est la théorie conceptuelle qui rend possible cette équation et les expérimentations respectives, qui, elle, est de l’ordre de la définition philosophique, sans toutefois que les oscillations historiques des théories n’empêchent l’adéquation des équations et des mensurations (souvent, ce sont des perfectionnements des techniques de mesure qui sont à l’origine des tournants théoriques). A. Koyré a pu trouver une équivalence entre Galilée et Platon, justement parce que le savant italien, de même que Newton, tout en inventant de nouvelles sciences, se voulait ‘philosophe’ de la nature, n’y tenait compte des incidences du laboratoire dans sa ‘pensée’. Comme si le geste de prendre un phénomène à son contexte pour l’amener au laboratoire, en réduisant son contexte ‘naturel, c’est à dire les divers rapports de ce phénomène à tout ce qui le rend possible, ne demandait pas après l’analyse du mouvement en laboratoire[12] un geste de retour au contexte à fin d’y évaluer ce que l’on venait de comprendre. Il y a là une grande différence par rapport à l’ingénieur qui invente une voiture ou un vélo, gardant tout le temps les yeux sur la loi du trafic où ils vont circuler. Il y aurait ici peut-être lieu de discuter si la ‘purification’ comme exigence devant ce qu’il faut analyser ne peut être compris justement comme le soin devant la nécessaire réduction opérée par le laboratoire, le soin en suite d’en évaluer le retour. Mais tout se passe, me semble-t-il, comme si le physicien (ou le chimiste) restait au laboratoire et se posait en philosophe[13]. Par exemple, quand on a conclu que la nature est déterminée, car on l’a appris au laboratoire, il semble que l’on ignorait que celui-ci a créé des conditions de détermination. Et le réductionnisme serait aussi une extrapolation, méconnaissance encore de la réduction structurale. On n’est pas loin de la fiction de Descartes à la suite du Cogito : « puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait au­cun monde, ni aucun lieu où je fusse [...] » (Discours de la Méthode, chap. IV). Puisque ‘je pense’ sans corps, les animaux qui ne ‘pensent’ pas, pense-t-il, ne seront que des automates.
14. Le ‘sujet’ est l’héritier de l’âme, Descartes de Platon. Il s’oppose, se pose sans corps, ni monde, sans langage non plus (les langues sont ‘particulières’ devant la raison universelle), sans société (elle sera pensée à partir du contrat entre deux volontés). Il faut donc, maintenant que ces dimensions de l’humain ont été plus ou moins bien traitées scientifiquement par des sciences, remplacer ce sujet / objet par des « êtres au monde », dans leurs tribus et langues, dans leur biologie et sexualité[14]. J’ai été frappé, en lisant un livre savant de biologie évolutionniste, comment y est considéré l’environnement (le ‘milieu extérieur’) : autant le climat que les prédateurs ! Comme si ceux-ci n’étaient pas des vivants soumis à une même loi de leur autoreproduction, celle-ci les obligeant ‘biologiquement’, ‘anatomiquement’, à manger d’autres vivants, soit des plantes (qui reçoivent du carbone par photosynthèse) soit d’autres animaux, par la raison qu’il n’y a pas d’autre moyen de trouver les molécules à carbone dont on a besoin : la généralisation de l’autoreproduction implique la loi de la jungle comme loi générale des vivants et condition de la sélection naturelle. C’est que chaque animal est vu par les biologistes à partir de lui, comme un ‘sujet’. De même, la neurologie ne semble pas arriver à comprendre que l’ego, le cerveau, se construit biologiquement au monde par apprentissage. Ailleurs on prend les sociétés comme des ‘populations’ qui…, ce qui, si c’était le cas, aurait comme effet que, environ de 50 en 50 années, la société serait toute autre, ses gens remplacés par d’autres. Dans tous ces cas, on privilégie le ‘dedans’ sur le ‘dehors’, l’autonomie sur ce que l’on appelle ‘l’environnement’. Or, l’apprentissage étant un souci sine qua non de toute société, c’est dans ses ‘us et coutumes’ que l’on oblige d’apprendre que doit consister une société, étant entendu qu’ils n’existent que dans la population et subsistent, malgré les inventions nouvelles, au-delà des générations. De même, il faudrait que le fait que les indigènes qui sont d’abord des animaux qui doivent se nourrir, devrait faire partie de la définition de société. Mais au fait, y en a-t-il, une définition de société valable pour les tribus et les sociétés cosmopolitiques ? Par exemple, le système des us et coutumes qu’une population organisée en des unités sociales se transmet au jour le jour et au fil des générations.
15. Voici ce qui permet de prendre la question de la modernité, des modernes et des non modernes, qui hante les Cosmopolitiques : cette définition toute simple de société permet quelque lumière sur cette question ? Seule nos sociétés récentes sont modernes, cosmopolitiques ? Et nos Grecs, nos Romains, chez qui nous avons puisés de nombreux usages et règles sociales, politiques et de droit, qu’en étaient-ils ? À les lire, on se rend compte qu’ils étaient assez fières de leurs civilisations devant ce qu’ils appelaient ‘les barbares’. Ceux-ci, Lévi-Strauss l’a assez bien théorisé, étaient des sociétés qui refusaient le changement, « contre l’État » (Pierre Clastres), ils tenaient à retenir le tout social, c’étaient des sociétés holistiques. À l’envers, le cosmopolitique, ce sont des sociétés qui inventent de nouveaux us ou coutumes, qui discutent, évaluent l’héritage et y choisissent (sens du mot ‘hérésie’, donné aux écoles de philosophie et autres spiritualités orientales), réaménagent leurs ancêtres. C’est cela le geste de la modernité, les Modernes contre les Anciens, soit en littérature, religion, politique… La tolérance, que I. S. semble détester, est quand même, me semble-t-il, une façon de remédier à la violence de ce conflit par la sagesse de comprendre les différences, en les situant dans leur contexte. Il y eût en Occident un cosmopolitisme autour de la Méditerranée, dont le dernier choix ‘moderne’, celui du christianisme comme religion de l’empire, a engendré de longs siècles holistiques, avec cette singularité d’une religion commune au-dessus des différentes anthropologies, différents ancêtres, usages et langues, se combattant souvent entre elles, la Renaissance et la Réforme rouvrant le cosmopolitisme de notre modernité : naissance de l’Europe.

Deux projets assez différents
16. Je crois pouvoir dire ainsi la différence entre les Cosmopolitiques et la Philosophie avec Sciences. I. S. cherche, en philosophe des sciences, à susciter une perspective écologique entre des pratiques scientifiques, pensées à partir de leurs laboratoires ou équivalents, dans les rapports qu’elles ont les unes avec les autres dans les « milieux », à « l’extérieur » ; sa pensée est axée sur ces pratiques et leur propose des comportements cosmopolitiques (exigence et obligations), à la fois politiques et écologiques. Pour le réussir, elle relit l’histoire de la Physique et reprend quelques aspects des sciences biologiques et des sciences humaines. Ce que j’ai fait relève de la phénoménologie à la suite de Husserl, Heidegger, Prigogine et Derrida, d’une part, des découvertes scientifiques majeures, d’autre part, en tenant compte de la façon dont la phénoménologie – philosophie avec sciences et non pas philosophies des sciences – peut éclairer ces découvertes, lesquelles ont éclairé réciproquement et simultanément cette phénoménologie : c’est le motif de double lien[15] qui a créé le vis-à-vis des cinq disciplines scientifiques[16] et de la phénoménologie. Ceci concerne toutefois non pas les sciences en elles-mêmes[17] mais ladite ‘réalité extérieure’ vue comme des scènes qui reproduisent leurs assemblages (vivants, unités sociales, textes ou discours, psychismes), leur donnent existence, nourrissent et font circuler comme des mécanismes autonomes à hétéronomie effacée. À la façon d’Aristote, ces scènes articulées entre elles correspondent à cette ‘réalité’ qu’il appelait phusis, qui est comprise scientifiquement hors des laboratoires, à partir des découvertes scientifiques elles-mêmes, ce qui, autant que je sache, n’avait jamais été envisagé. Les astres et les graves y ont un statut moins évident, c’est pourquoi on n’y commence pas par la physique ni par la chimie, mais par la biologie ; on revient à la fin à la physique pour ‘adapter’ aux ‘inertes’ les motifs trouvés chez les sciences concernant les vivants (voir « Force et énergie, c’est quoi ? »)[18] ; toutefois c’est à une machine, la voiture automobile, qu’on est allé chercher le modèle simple de double lien avant l’autoreproduction et c’est à l’entropie de Prigogine qu’on est allé chercher un motif phénoménologique  pour compléter la grammatologie de Derrida. Les sciences ont été séparées de la philosophie par Kant – aux sciences l’entendement, à la philosophie la raison spéculative – et cela a sans doute été très important pour dégager les théories scientifiques des problématiques métaphysiques (au risque, certes, des positivismes). On peut toutefois penser que cette séparation est arrivée au bout (l’autonomie de leur pratique suffisamment assise et la nouvelle grande question étant celle de leur interdisciplinarité) et que l’on puisse fermer cette parenthèse kantienne et reprendre cette dimension philosophique des sciences qu’elle avait suspendue, réduite, de façon à ce que leurs découvertes majeures[19] puissent avoir un mot rétrospectif à dire dans la critique phénoménologique de leur paradigme. Disons qu’il s’agit de faire un pas au-delà de Kuhn : interdits que nous sommes, les profanes, de rentrer au laboratoire, il faut quand même regarder les théories des scientifiques pour y déjouer l’opposition sujet / objet issue du vieux dualisme, autant de l’âme que du sujet, qui exclu le corps et le monde.
17. Cette approche pose la question phénoménologique du retour aux choses. Un liquide et un solide sont de grandes quantités de molécules qui se tiennent liées les unes aux autres, de même qu’un organisme animal lie des cellules, un texte lie des mots, une unité sociale lie ses indigènes selon un paradigme d’usages, une société lie des unités sociales, la terre liant tout cela, solides, liquides, gaz, vivants, tout en restant liée au système planétaire. Peut-on les penser, ces liaisons, à partir des découvertes des sciences au XXe siècle, penser ce qui en elles permet de comprendre les mouvements de ce qui est ainsi lié ? Peut-on discerner, à la suite d’Aristote, dans le caractère auto-mouvant, évolutif, historique, de cette phusis, les environnements ou contextes de ses mouvement comme les scènes (Ereignis, selon Heidegger) de leurs ‘événements’, singuliers par définition ? Et comprendre comment ces scènes donnent ces événements tout en effaçant cette donation à fin de les laisser être, ces événements ? Or, ce qui est ainsi effacé est justement l’hétéronomie, les règles que les sciences ont découvertes, la donation devant permettre l’autonomie de l’assemblage selon ces règles, d’un animal, d’un texte, et pour cela cacher, retirer, la –nomie, le pouvoir de loi de la donation, disons. La mère qui donne l’enfant et le laisse aller à l’autonomie progressivement, l’enseignant à l’école de même, toute nourriture et tout apprentissage se jouant selon cette logique de donation et retrait : donner et laisser être l’étant. Heidegger et les sciences !

Des sciences d’influence ?
18. C’est, me semble-t-il, assez inattendu de voir classer les sciences dites ‘humaines’ comme des « sciences d’influence », à la suite peut-être du titre du très beau livre de Tobie Nathan, L’influence qui guérit, que I. S. cite comme référence importante dans son septième volume et avec qui elle a publié un livre, Médecins et Sorciers. ‘Influence’ suppose un flux , un liquide qui coule, ‘fluvius’ en latin ayant donné ‘fleuve’ ; c’est un mot médiéval pour dire les forces que les astres étaient censés exercer sur les destins humains, un mot d’astrologie. Chez nous, il dit le pouvoir de quelqu’un sur un autre pour le faire changer sans utiliser des moyens physiques, et c’est sans doute le sens qu’il a ici, en contraste avec le pouvoir des médecins via des médicaments chimiques : en bref, un pouvoir de parole. Telle sera la psychanalyse, de même que l’ethnopsychiatrie de T. Nathan : « l’entreprise de modification de l’autre », « une influençologie, qui aurait pour objet d’analyser les différentes procédures de modification de l’autre » (L’influence qui guérit, p. 24-5). Sans doute ne s’agit-il pas de ‘suggestion’, le mot ‘analyser’ dans cette citation, justement celui que Freud a retenu pour sa discipline, semble suffire pour éloigner l’hypothèse ; en effet, T. Nathan, clinicien de migrants dans la banlieue parisienne, a bien cherché dans leurs régions d’origine, africaine surtout, à connaître les rituels de guérison des sorciers pour que l’on sache que l’analyse y a un rôle important : ce qu’il conteste par le mot ‘influence’, c’est que les psychologues croient à leur neutralité de guérisseurs, que la ‘maladie’ soit dans la ‘nature’ de celui qui se plaint d’avoir mal, que la psychologie ait classé des maladies ‘naturelles’ au psychisme, hystériques, paranoïaques, schizophréniques…
19. Mais ‘influence’, pouvoir sur l’autre sans moyens physiques, que de la ‘parole’ (fluide non physique ?), est-ce mieux ? Ce que font les sorciers avec qui il a appris à rapporter sa pratique aux rituels mythiques de leurs anthropologies, on peut dire que ce sont des rituels de guérison, Jeanne Favret-Saada nous l’avait appris dans les années 70, elle aussi, de même que la psychanalyse a son rituel à elle, son divan, ses rites et rythmes, son laboratoire. Lévi-Strauss a bien montré dans ses quatre Mythologiques que les codes des mythes amérindiens répétaient et réservaient la logique de leur « pensée sauvage », qui est aussi, ajoutons-y, leur métaphysique, qui structure les indigènes de même que chez nous autrefois le catéchisme et aujourd’hui l’école. Pourquoi le mot ‘rituel’ ? Il s’agit de séquences de gestes et de paroles répétant le jeu des mythologies sur les gens, en jouant sur les assises des us et coutumes, avec ce soin de bien répéter que le mot religion a gardé, du latin relegere (Benveniste), relire scrupuleusement les rubriques du rituel. Et donc, que T. Nathan, sans y croire comme indigène, puisse répéter ces rituels et guérir ses migrants, cela montre que c’est dans ces gestes et paroles, plus que dans le guérisseur, que réside la force qui guérit, pas dans une ‘influence’ quelconque de celui-ci. C’est parce que ceux qui arrivent dans sa clinique sont tissés par des rituels des us et coutumes de chez eux qu’il peut à son tour  y toucher quelque nœud qui lui fait mal, dans son psychisme. Bref, il faut prendre le langage au sérieux, comprendre qu’il est dans le sorcier autant que dans le souffrant et qu’il ne s’agit donc pas de A devant B, l’un influençant l’autre, mais des deux dans la même matrice anthropologique que T. Nathan a eu l’immense intelligence d’apprendre à jouer, en quittant, le temps d’un rituel, sa matrice à lui, ou peut-être mieux, en apprenant à l’articuler avec sa matrice de thérapeute.
20. Sans doute que la psychanalyse (les psychanalystes) mérite(nt) bien de critiques, mais on peut la défendre comme ‘science qui guérit’ avec son rituel, si le témoignage de ceux qui ont passé dans son laboratoire confirme qu’il y ait des ‘guérisons’ (ce que je ne peux pas faire, malgré un an et demi de séances). Il va de soi qu’elle a un champ restreint de clientèle, des ‘bourgeois’ capables de réfléchir sur soi, sur son discours spontané. La neurologie (Eccles, Changeux, Vincent, Edelman, Berthoz, Jouvet, Damásio, Kandel…) a, elle aussi, du mal à tenir en compte le langage (passé en silence tout le temps), elle subit l’opposition sujet / objet tout comme les biologies, en voulant comprendre le développement du système neuronal sans tenir compte de comment il est façonné par l’apprentissage, langage, mythes, us et coutumes. Un livre récent de António Damásio, L'autre moi-même - Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions (Odile Jacob, 2010), permet de rendre compte de l’irréductibilité méthodologique entre neurologie et psychologies, entre les laboratoires respectifs, la première se trouvant avec ses méthodes devant des réseaux immenses de neurones liés par des centaines de synapses qu’elle approche par des moyens électriques et chimiques. Que sont les neurones ? Des cellules dont la spécialité est d’être affectées les unes par les autres moyennant ces synapses, le réseau entier étant autant auto affectation de ‘l’animal’  que hétéro affectation par les autres : cette double affectation est son savoir de soi comme être au monde, ce que Damásio appelle mental (mind), les neurones en tant que seul chacun accède aux siens, seul chacun ‘sait’ ce qu’il en est. C’est extraordinaire comment les neurologistes cités plus haut n’ont pas été capables de comprendre cette façon génialement simple de voir la différence cerveau / mental, que l’on continue de prendre, pour la défendre ou la rejeter, comme les restes de l’opposition entre l’âme et le corps. Changeux, pour qui j’ai grande estime, a répondu ‘oui’ à la question d’une journaliste au Portugal, celle de savoir s’il faut s’attendre à pouvoir un jour lire la pensée dans un cerveau. C’est juste le contraire, le propos de Damásio révèle l’irréductibilité méthodologique entre neurologie et psychologies : le neurologiste n’approche le ‘savoir’ neuronal d’autrui que par ce qu’il en dit, par exemple M. Jouvet, réveillant un dormeur au stade du sommeil paradoxal et devant lui demander s’il rêvait. Or, ce sont les dires et comportements respectifs que les psychologies analysent dans leurs laboratoires.
21. Quel est donc la scientificité propre de la psychanalyse, que I. S. et Nathan renvoient à « l’influence » du psychanalyste ? Son laboratoire est le divan et la consigne de celui qui se pose en écouteur : ‘dites tout ce qui vous passe par la tête, sans me cacher rien, même si c’est quelque chose de stupide ou d’obscène’. Quel est le sens de cette consigne ? Elle vise d’éviter, autant que faire se peut, les deux mécanismes que F. Flahault[20] a montré être décisifs dans l’apprentissage du langage. L’axiome de pertinence d’abord : il ne faut pas dire des choses non pertinentes, sous peine de se faire une réputation de fou ou d’idiot, d’asocial. En conséquence, il faut retenir ce qui vous vient spontanément à la tête, apprendre à le dissimuler. C’est cette double capacité sociale, de pertinence et de dissimulation, à l’origine de notre ‘vie intérieure’, comme on dit, que le psychanalyste demande de suspendre : une exigence inouïe, que personne ne serait capable de tenir dans la scène de la vie de tous les jours, en famille ou dans son emploi, c’est-à-dire, hors laboratoire. À quoi cela aboutit ? À un torrent de choses souvent sans grand lien, tout comme les rêves dont Traumdeutung reste la grande leçon de lecture. Or, dans ce discours relaxé il arrive parfois des hésitations – oublis, lapsus ou d’autres actes manqués, autocensure, silences, dénégations, des rires ou des pleurs –, des resistances à dire qui signalent un clivage, une marge fracturale, une frontière à ne pas dépasser entre ce que l’on dit et ce qui n’arrive pas au dire. Or, c’est dans ces répétitions et résistances diverses que la sexualité se  manifeste en tant que sexualité censurée, interdite, teinte parfois d’agressivité, sexualité incestueuse et les jalousies respectives, bref, la sexualité s’y manifeste comme liée à la loi sociale. Censurée pas d’abord par rapport à l’analyste mais avant tout à la conscience vigilante du patient lui-même, qui a du mal à croire qu’il y a ces ‘choses’ en lui sans qu’il le sache. L’interdit de l’inceste, dont Lévi-Strauss a souligné le rapport à l’exogamie, à l’alliance entre familles comme nœud constitutif du social, a été découvert par Freud comme ce qui, loi venue du dehors qui retire le bébé du sein de la mère pour en faire un être au monde, est à l’origine de l’inconscient, un savoir douloureux qui est retenu de façon à éviter la répétition de ces douleurs infantiles en sublimant les énergies vers les usages sociaux, en dynamisant les psychismes humains. Les choses se passent toujours de façon singulière, les thérapies de T. Nathan ont demandé de réinventer les rituels de laboratoire pour toucher des nœuds psychiques autrement anthropologisés, la psychanalyse restant une affaire thérapeutique de bourgeois. Que Freud l’ait théorisée comme un one body psychology et fait de l’Œdipe un universel douteux, cela montre qu’il n’a pas su / pu, lui non plus, évaluer la ‘sortie’ hors du laboratoire vers la scène journalière, qu’il est resté pris au piège scientiste du déterminisme qui est la maladie infantile de cette non sortie, ignorance de la réduction de son dehors qui est la raison d’être du laboratoire. Mais qu’elle est belle, son « interprétation des rêves » : qui en a donné une interprétation autre qui puisse se mesurer à celle-là ? Qui hors de lui sait ce qui est le rêve? Bien sûr, je parle en philosophe qui aime comprendre.

Prigogine en phénoménologue
22. Il s’agit maintenant d’indiquer la place essentielle de Prigogine – celui de La nouvelle alliance et de Entre le temps et l’éternité, signés avec Isabelle Stengers – dans ce travail, une place phénoménologique entre science et philosophie, si je peux dire : il s’agit de sa découverte de la production d’entropie et des structures dissipatives qui en résultent. Avec une advertance initiale : il ne tient pas compte, lui non plus, de la place structurale du laboratoire dans l’élaboration scientifique, ce qui a sans doute pesé dans la tendance relativiste de son discours, qui a probablement irrité beaucoup de monde de la communauté scientifique[21]. Voici une façon possible de présenter ce motif de production d’entropie. L’entropie de Clausius, du second principe de la Thermodynamique, négative, est la qualité dégradée de l’énergie qui ne sert plus à rien, par exemple la vapeur de l’eau qui bouille, le gaz qui se dissipe dans l’atmosphère après explosion. On pourra donc dire positive l’entropie de l’énergie susceptible de travailler, de produire quelque chose, par exemple le mouvement d’une voiture. Après le stade dissipatif de l’explosion dans le cylindre du moteur, le piston lie fortement cette énergie contre les parois du cylindre, pouvant ainsi la fournir liée en tant qu’énergie de travail à l’appareil de la voiture, une énergie susceptible d’oscillations du point mort jusqu’aux hautes vitesses, donc d’adéquation à l’aléatoire des situations du trafic sur la route. On dira donc que l’on a trois stades entropiques de l’énergie d’une voiture : en expansion chaotique, liée ou inhibée et capable de travail. Le troisième est manifestement instable mais paradoxalement stable, de façon tout à fait différente de la pure dissipation. Je propose que ce stade instable oscillant entre des seuils correspond, dans les phénomènes biologiques où Prigogine l’a théorisée en termes de structure dissipative, au motif de homéostasie : structure en équilibre instable entre deux seuils. Cette homéostasie, au niveau supra moléculaire dans la cellule (« stade homéostatique du métabolisme cellulaire », disait J. Monod)[22], est issue du chaos moléculaire du métabolisme : du chaos à la stabilité instable, voici le travail de production entropique. Or, de même que la voiture exige d’être sans cesse alimentée par des explosions d’essence, en termes de biologie animale l’homéostasie demande de la nourriture venant tout le temps de l’extérieur, d’autres vivants qu’il faut manger (contre la théorie de « l’autopoïesis »)[23]. Les deux homéostasies, cellulaire et celle du sang qui nourrit toutes les cellules spécialisées d’un vertébré, forment un cercle homéostatique que l’on peut dessiner ainsi : les cellules reçoivent (passives) la nourriture moléculaire comme condition de leur activité dans l’organe respectif, laquelle est nécessaire pour la chasse et la nourriture conséquente qui rendra possible que toutes les cellules reçoivent (passives) la nourriture moléculaire comme condition… C’est ce cercle, entropique et homéostatique, qui se reproduit cas pour cas et dans l’ensemble de l’évolution : expliquer celle-ci par les seules mutations de l’ADN consiste en une décision théorique, définitoire, qui casse le cercle. Si l’ADN régule la synthèse des protéines et si des hormones de la faim, suscitées par les taux de l’homéostasie du sang, poussent vers la chasse, ni l’un ni les autres ne connaissent rien de la scène écologique où il faut chercher sa proie toujours dans l’aléatoire : pas de déterminismes, donc. Contre l’égoïsme des gènes de Dawkins (cité, vol. 6, p. 91), c’est cette double homéostasie qui doit ‘évoluer’, les gènes en font partie sans ‘décider’.
23. Cette économie entropique peut se rapporter à la différance derridienne : la vie d’un animal est l’ajournement au jour le jour de sa mort, tandis que celle-ci nourrira un autre : Derrida écrivait la vie la mort, pour éviter de les opposer. Prigogine rend claire cela, les deux entropies, la sienne et celle de Clausius, ne s’opposent pas non plus[24].
24. Au niveau social des humains, l’apprentissage pose à nouveau cette façon de passer de l’énergie hormonale dissipée infantile, du chaos des gestes soumis à des pulsions chimiques ignorantes, à l’habilité spontanée des usages de l’unité sociale, habilité qui peut devenir si personnelle qu’elle peut susciter l’envie d’autrui. On peut généraliser à tout apprentissage ce que Heidegger a appelé de cercle herméneutique, comme si celui-ci était impossible et l’entropie était le secret de cette impossibilité inhérente à l’apprentissage. Il suffit de suivre un enfant de deux à trois ans qui apprend à parler dans une instabilité de croissance, alimentée par les paroles de ceux qui l’entourent. Ou bien apprendre à marcher, à nager, le vélo, la cuisine, jouer le piano… On peut aussi généraliser le motif de paradigme de Kuhn à l’ensemble, lui aussi instable, des usages d’une maison (ou d’une usine) où des hommes, des femmes, des enfants, s’occupent des diverses tâches, quotidiennes ou annuelles, selon leurs habilités et possibilités, de façon à garantir leur nourriture et sécurité, la reproduction des unités, de leur ensemble de génération en génération. Ce paradigme est lui aussi instable – les discussions n’y manquent pas – et pourtant sa stabilité est essentielle, c’est la raison du souci permanent, en toute société, de l’apprentissage des petits qui viennent à la vie.
25. On pourrait poursuivre sur l’histoire des inventions de nouveaux usages, agriculture, artisanats, écriture littéraire et spirituelle, philosophie et droit, les écoles et leurs débats, le laboratoire de physique, les machines modernes et l’électricité, les révolutions politiques, le marché et les monnaies. Il s’agit en tous les cas d’inventions issus de chaos d’usages qui ont demandé de trouver et développer la stabilité des instabilités qui sont, par définition, toute nouveauté engendrant surprise par rapport aux instabilités établies à force de persévérance dans ce qu’on appelle institutions. Des répétitions, des oscillations, des transmissions, des reculs et des avancées, des crises et des euphories : en termes d’une société, l’homéostasie est nommée conjoncture. Je pense qu’il y a trois motifs qui aident à penser cette structure–oscillation : la sublimation de Freud, le supplément de Derrida, l’entropie positive de Prigogine, les trois arrivant à l’homéostasie, l’avantage du motif prigoginien étant, me semble-t-il, sa clarté phénoménologique et son rapport à la physique-chimie et à la biologie qui rend plus facile son extension à d’autres domaines.
26. La découverte de Prigogine a été celle du secret de toute évolution, de toute histoire, inventions et découvertes qui s’établissent, le secret donc de la flèche du temps. Comment à partir d’une situation chaotique, menace de dégradation, implosion ou explosion, entropie type Clausius, la vie peut ajourner la mort, la désintégration ; comment, de façons diverses selon le niveau de réalité, se produisent nouvelles stabilités avec des règles adéquates à des circulations aléatoires, donc instables. L’entropie n’est pas que ‘non’, elle est ‘oui’ et ‘non’ et ‘oui’.




[2] Voir la citation de I. S. au § 5.
[3] Où la définition a toujours ‘dé-cidé’, intelligible / sensible.
[4] On y reviendra plus loin. Les neurones reçoivent du dehors la logique sociale de la langue, c’est donc le système actif de sa régulation organique qui est pris, mentalement au sens de Damásio (§ 21), pouvant dire ‘j’écoute’, ‘je vois’, ‘je ressens’, ‘je pense’.
[5] Que le chinois, par exemple ignore, voir un texte dans ce blogue.
[6] La dénomination par les mots des langues opère une première réduction, qui permet de dire avec le mot ‘cheval’ tout cheval singulier.
[7] Questions II, Gallimard, 1968, p. 183.
[8] La double invention de la définition et du laboratoire scientifique semble condition nécessaire et pas suffisante de la compréhension de la singularité de l’Europe comme créatrice de la civilisation moderne à partir de l’héritage – philosophie grecque et droit romain – reçu dans son berceau médiéval chrétien.
[9] On y mesure le temps, ce que la géométrie n’avait jamais osé, elle qui toutefois se charge encore de l’argumentation de Galilée.
[10] L’algèbre a été inventée après Galilée, bien sûr.
[11] On peut prétendre, à partir de Galilée (du temps, on ne connaît que « des différences et des proportions ») et de Newton (sa toute première définition est celle de « quantité de matière » qu'il dé­signe par « les mots de corps ou de masse » ; « cette quantité, ajoute-t-il, se con­naît par le poids des corps », donc par des mensurations ; de la matière, le phy­sicien ne connaît que sa quantité ; le tout premier mot de sa préface avait d'ailleurs été pour dire que, à l'inverse des anciens, « les Modernes ont enfin, depuis quel­que temps, rejeté les formes substantielles et les qualités occul­tes ») que la toute première désubstantialisation a été en Europe accomplie par la Physique : équations, dont les variables sont vérifiées par les résultats des laboratoire, dans les équations il n’y a que des différences.
[12] Il est toujours question de mouvements au laboratoire, de temps donc, grande nouveauté par rapport aux essences intemporelles définies.
[13] Si j’ai bien compris le second volume de Cosmopolitiques, ç’aurait été Lagrange et puis Hamilton qui auraient ‘inventé’ des équations sans rapport avec la mensuration et donc poussé dans le sens d’une théorie physico-mathématique (philosophique, ajouterai-je), ce qui a rendu possible des physiciens théoriques comme Einstein et son équation célèbre, E=m.c2, non susceptible de vérification au laboratoire.
[14] Husserl a essayé de dépasser le dualisme sujet / objet par le motif de l’intentionnalité de la cons­cience, mais, partant de la perception, il est resté sur une impasse, temporelle notamment, d’où Heidegger est ‘sorti’ en quittant la ‘conscience’ pour l’être au monde, « ek-sistant » à l’extérieur ; on peut ajouter qu’il est ‘construit’ par le monde, en apprenant les us et coutumes de sa tribu (son monde), ce passé lui ouvrant un avenir de possibilités, individuelles mais reçues de son monde, le cas échéant en rupture avec lui. Entre passé et futur, la temporalité de l’être au monde : hors de soi, son ‘soi’ est reçu du monde comme ‘moi, je’.
[15] Ramené dans cet éclaircissement au registre grammatologique où Derrida l’avait proposé, chez Hegel et Freud notamment, puisqu’il ne l’a fait jouer que pour des questions politiques et éthiques.
[16] Biologies, sciences des sociétés, du langage et psychanalyse, seulement après sciences de la matière et de l’énergie.
[17] Peut-être les scientifiques pourront-ils apprécier la description phénoménologique qui leur est proposé de leurs découvertes.
[19] Comment avoir décidé de ce que j’ai appelé « découvertes majeures des sciences du XXe siècle », demandera-t-on ? C’est le double lien phénoménologique qui les a repérées, lumière première perçue vers 1985, dans le contexte d’une recherche sur la sémantique de la linguistique saussurienne.
[20] "Le fonctionnement de la parole. Remarques à partir des maximes de Grice", Communications, nº 30, La Con­versation, 1979, Seuil, pp. 73-79. Petti texte génial, qui prend son point de départ dans le fait que, en conversation ou en réunion, il n’y a qu’un seul lieu de parole, celui qui l’occupe n’est écouté que s’il montre en avoir le droit, que son dire il est pertinent.
[21] La fin des certitudes, que I. S. n’a pas signé, est très décevant de ce point de vue.
[22] Le hasard et la nécessité, p. 98.
[23] Mais aussi contre la notion de « auto-organisation » que Prigogine a retenu (vol. 6, p. 63), ou d’émergence : l’autonomie d’un animal est une hétéronomie effacée (§§ 16-17), reçue d’autres (par génération) et ensuite constamment nourrie du dehors.
[24] Mais il ne serait pas d’accord, m’a-t-il semblé dans une conversation avec lui un jour au Portugal.

Sem comentários: